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Contributions
#12
Contre le tohu-bohu menaçant la juste mesure et l’équilibre
RÉSUMÉ > Parmi les nombreux enjeux à propos de la construction d’une ville désirée et désirable, celui du déplacement du regard est particulièrement critique. Désormais, il est crucial d’imaginer des alliances où l’opposition entre technique et nature se trouve déplacée. Le contexte du développement durable requiert tout particulièrement de penser, rêver, imaginer de tels possibles plutôt que de dériver vers un scientisme, un technicisme ou une normalisation technocratique qui contribuent à l’épuisement des milieux.

     L’avenir est en question. On peut l’appréhender dans l’actualité comme dans les productions artistiques. Les récentes manifestations des jeunes en France ont largement mis en évidence leur pessimisme vis-à-vis de l’avenir. D’une certaine manière, ils expriment leur appréhension vis-à- vis d’une France bloquée, au sens dont en parle Michel Crozier, à savoir un système hiérarchique et cloisonné ne favorisant pas les coopérations mais ils manifestent bien davantage encore leur appréhension vis-à-vis de l’avenir.

     La tension paradoxale qui traverse le monde contemporain quant aux figures du possible, épuisement dans un cas, ouverture dans l’autre est particulièrement explicite si l’on compare Samuel Beckett et Jean-Marie Le Clézio, deux auteurs majeurs de la littérature du 20e siècle.

     Dans l’univers de Beckett, l’homme n’habite plus un monde déqualifié devenu un système d’enfermement. Ainsi dans la pièce Quad, des personnages solitaires et sans visage sont condamnés à se déplacer répétitivement dans un espace abstrait, en s’évitant les uns les autres. Une vie d’errance sans horizon et un espace inhabitable sont mis en scène. Beckett tend à annuler les références et dispositions géographiques singulières afin d’exprimer une situation où un corps et un espace se retrouvent neutralisés, « inaffectés », explique Gilles Deleuze, dans une ritournelle des déplacements qui épuise son objet, parce que le sujet est lui-même épuisé (« L’exhaustif et l’exhausté »).
     Avec l’effacement du singulier, de la relation et de la capacité à rendre possible, c’est à une impossibilité d’habiter que nous assistons, à une dégénérescence de ce qu’est exister.

     En revanche, Le Clézio oppose l’inhabitable à des formes régénératrices d’existence dans lesquelles les hommes vivent en symbiose avec leur milieu naturel et humain, c'est-à-dire reliés par mille liens à un monde non perverti par la séparation, l’exploitation éhontée. Il décrit son amour de la beauté, cette force qui gouverne le monde et lui donne son sens et son ordre, qui est « libre, exposée de toute part ». La résistance créatrice qui structure son oeuvre prend la forme d’un appel à la destruction des espaces immondes de misère et de détresse, produits par un Occident qui a mécanisé et exploité la nature, les corps et les cités.
     Dans le roman Désert, Le Clézio fait une description féroce d’une ville devenue mortifère. « Les hommes ici ne peuvent pas exister, ni les enfants, ni rien de ce qui vit. » Ici les hommes ont peur, « cela se voit à la façon qu’ils ont de marcher en rasant les murs, un peu déjetés comme les chiens au poil hérissé. La mort est partout… Ils ne peuvent pas s’échapper. » C’est la destruction par la catastrophe qui attend cette forme de ville. « Le vent va peutêtre arracher les toits des maisons sordides, défoncer portes et fenêtres, abattre les murs pourris, renverser en tas de ferraille toutes les voitures. Cela doit arriver car il y a trop de haines, trop de souffrances. Le monde périra faute de beauté, d’amour, de lumière, d’union au monde. »
     Mais Le Clézio nous parle aussi d’une ouverture salvatrice, qui passe par une autre façon d’habiter la terre. Ses héros ou plutôt antihéros – peuples pauvres, femmes, vieillards, enfants – sont, dans leur beauté, le témoignage non seulement de la précarité de la vie mais aussi de la capacité des hommes à être en symbiose avec le minéral, le végétal, l’animal. Liés au milieu dans lequel ils vivent et meurent, ils sont donc en contact avec les arbres, le ciel, la terre, la mer... Leur beauté sauvage et empathique renvoie à un au-delà ou un en-deçà de la séparation. Elle ouvre à des correspondances entre le macro et le microcosme, à des alliances de l’homme avec l’univers vivant, à mille et une résonances à travers le ménagement des choses et des êtres.

     L’insistance de l’homme à s’établir partout et sans ménagement a produit un tohu-bohu menaçant. La montée en puissance des techniques pour modifier l’environnement oblige à dépasser la première modernité occidentale, celle des Temps Modernes, qui a opposé l’homme à la nature, suivant une conception dualiste. Cette façon de voir vacille. Chacun peut constater avec Paul Ricoeur que « l’homme de la technique ajoute une fragilité qui est son oeuvre ». D’ailleurs toutes les cultures ont sécrété des récits de catastrophes liées à l’arrogance prométhéenne, annonçant les risques inhérents à un développement incontrôlé. Ils accompagnent notamment la culture occidentale (la démesure ou hybris chez les Grecs, l’apocalypse dans la culture judéo-chrétienne) et resurgissent avec la dénonciation de la croyance moderne en un progrès sans borne.
     L’idée de juste mesure, d’équilibre, se trouve réactivée par le projet d’un développement soutenable qui trouverait en lui-même sa propre limite non comme une borne négative, un repli, mais comme une ressource pour construire d’autres alternatives. Pour ce faire, il s’agit de se demander comment établir une justice sociale, comme cela avait été pensé avec le mouvement des Lumières puis réinterprété par Hans Jonas4, avant d’être réactivé par le projet planétaire d’un développement durable. Ce projet qui reste à inventer, à la fois aux échelles globale et locale comme à l’échelle individuelle, requiert d’imaginer des équilibres féconds et dynamiques entre soi et les autres mais aussi entre culture et nature.

     Les puissances de métamorphose, de création et de diversité de la nature semblent jouer le rôle d’antidote au mal des urbains. Le mot nature, qui vient du latin « natura », « le fait de naître », « l’action de faire naître », exprime cette genèse prodigue, mystérieuse et terrible à la fois. Un contact de qualité avec l’eau, l’air, le soleil, le vent, la flore, la faune, les rythmes du jour et de la nuit, des saisons, est une aspiration largement partagée par les urbains. De bonnes expositions, un rapport au dehors, des jardins et des parcs, des morceaux de campagne, mais aussi un souci de nourriture et de vie saine contribuent à une ville désirable. Alors même que l’homogénéisation gagne du terrain ainsi que les cloisonnements, chacun espère un « vrai habitat », qui instaure une proximité avec la nature, tout en favorisant les diversités et rencontres culturelles. Ce désir de nature prend plusieurs formes, celle d’une nature domestiquée ou artificielle, mais aussi celle d’une nature sauvage, le « grand Dehors ».
     Pourtant la question de l’habitat concentre les antinomies souvent criantes entre le désiré et le durable. Dans son dernier ouvrage, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Augustin Berque analyse « l’histoire des raisons pour lesquelles la société urbaine des pays riches en est venue à idéaliser le modèle de l’habitation individuelle au plus près de la nature ». Il souligne que cette histoire de plus de trois millénaires « aboutit aujourd’hui à un paradoxe insoutenable : la quête de nature (en termes de paysage) détruit son objet même : la nature (en termes d’écosystèmes et de biosphère).
     Associée à l’automobile, la maison individuelle est effectivement devenue le motif directeur d’un genre de vie dont l’empreinte écologique démesurée entraîne une surconsommation insoutenable à long terme des ressources de la nature. Car la surconsommation, la surexploitation comme l’isolement des uns et des autres, en arrivent à la destruction des milieux de vie, enclenchant une spirale infernale.

Relier pour établir les conditions de la coexistence

     En 1989, dans son manifeste intitulé Les trois écologies, Félix Guattari nous avait invités à une «écosophie» reliant sagesse et écologie comme art d’exister dans la pluralité et la diversité. Il nous reste à la concevoir et à la mettre en oeuvre à l’orée du nouveau siècle. Il ne s’agit pas d’opter pour une ville verte plutôt que minérale, mais d’établir d’autres relations régénératrices entre espèces, qu’Edgar Morin appelle « reliances », entre soi et les autres, entre soi et soi, alors même que le passage de la sédentarité au nomadisme urbain a porté à un paroxysme vertigineux la labilité des lieux et des liens.
     Recycler, réemployer, hériter, économiser les ressources, renforcer les solidarités et équités, diversifier et articuler les mobilités, lutter contre les pollutions, les ségrégations, échanger, délibérer… toutes ces pratiques relient à condition d’associer réel, imaginaire et symbolique. C’est cet art de ménager qui peut instaurer des coexistences de différents types entre humain et non humain, entre urbain et agriculture, entre cultures et personnes. C’est à un nouvel état d’esprit et un nouveau partage de l’espace que nous sommes désormais engagés. Les questions éthiques, politiques, esthétiques sur ce qui fait monde, ce qui fait valeur, en sont le coeur.