Vingt ans après les accords de Dayton et la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, quel est le nouveau visage urbain de Sarajevo ? Quel est le processus de reconstruction à l’œuvre dans cette ville historiquement multiculturelle ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, 19 étudiants en Master Aménagement de l’université Rennes 2 se sont rendus dans la capitale bosnienne en avril dernier. Au fil des rencontres avec de nombreux intervenants sur place, ils ont mieux perçu les dynamiques urbaines en cours sur le territoire, mais aussi les principaux freins et obstacles à la reconstruction. Pays marginalisé pendant des siècles, la Bosnie connaît à partir des années 1970 une période de prospérité unique dans son histoire. En témoigne l’organisation des jeux Olympiques d’hiver à Sarajevo en 1984, véritable symbole de cette époque. Mais après la guerre de 1992- 1995, le pays est ruiné et il s’attelle, aujourd’hui, à une difficile renaissance.
La découverte de la ville de Sarajevo et de son histoire urbaine est relativement aisée. « Il suffit de s’y promener d’est en ouest pour lire les différentes périodes de construction », explique l’architecte français Jean-Fran- çois Daoulas, qui a travaillé à la reconstruction de la ville dans le cadre d’une mission de l’ONU. Son expertise et sa connaissance intime de Sarajevo – où il dirige désormais une société d’ingénierie culturelle – ont permis d’ouvrir bien des portes durant ce voyage d’études.
La capitale a été fondée en 1462 par l’empire ottoman, sur un site occupé depuis plus de 4 000 ans, le long d’un axe emprunté par les marchands d’Istanbul, de Venise et de Dubrovnik. C’est un carrefour incontournable reliant l’Occident à l’Asie depuis le 13e siècle.
Pendant la période ottomane (jusqu’à la fin du 17e siècle), de nombreux quartiers d’habitation, appelés « Mahale », sont construits sur les collines et de petits commerces se développent le long du fleuve Miljacka. Des familles de commerçants s’installent près d’une source puis construisent une boulangerie, leur habitation, celle du personnel et une petite mosquée. Au 20e siècle, alors même que le peuplement s’est diversifié avec l’arrivée des Serbes, Croates et Bosniaques, les relations sociales dans les Mahale demeurent très fraternelles : les habitants d’une même Mahala, se considèrent d’ailleurs comme des « Raja » ce qui signifie « frère ». La Mahala est un espace de solidarité entre les familles, au-delà des origines ethniques, ce qui jouera un rôle essentiel lors du siège de Sarajevo, les biens des personnes déplacées ayant ainsi été protégés par cette solidarité de voisinage. On décompte aujourd’hui 70 Mahale répartis dans la vieille ville, facilement identifiables grâce à leurs minarets. Hérité de cette période, l’un des principes de construction en vigueur à Sarajevo prévoit alors que « nul n’a le droit d’empêcher son voisin d’avoir une vue et du soleil ».
À partir du 19e siècle, l’empire austro-hongrois, qui a vaincu l’empire ottoman deux siècles plus tôt, entreprend de grands travaux à Sarajevo, considérée alors comme une vitrine du savoir-faire urbanistique et constructif de l’empire. Entre 1878 et 1918, la ville est électrifiée, les rues sont élargies, des lignes de tramways sont réalisées et la Miljacka est canalisée. L’empire austro-hongrois transforme ainsi Sarajevo en une capitale dont les équipements et l’urbanisme n’ont rien à envier à ses rivales européennes.
Au sortir de la première guerre mondiale, le Bosnie-Herzégovine rejoint la Yougoslavie, d’abord monarchie puis république fédérale socialiste à partir de 1945, sous la férule du maréchal Tito. La ville sera marquée par la période titiste avec la construction de grands ensembles d’habitation collectifs, en particulier dans les quartiers de Novo Sarajevo et Novi Grad. Durant le siège de la ville, entre 1992 et 1995, ces quartiers traversés par la tristement célèbre Sniper Alley seront le lieu de combats intenses qui causeront quelque 10 000 morts.
La guerre des Balkans de 1992 et les accords de Dayton qui en ont découlé en 1995 ont modifié l’organisation territoriale du pays et de la ville. Depuis cette date, la Bosnie-Herzégovine, dont Sarajevo est la capitale, est divisée en trois entités territoriales non-indépendantes : la fédération croato-musulmane, la république serbe de Bosnie et le district de Brcko.
Du fait de cette situation politico-administrative complexe, Sarajevo connaît une planification urbaine compliquée. L’Institut d’urbanisme a été créé en 1954 pour la planification du canton, échelle à laquelle sont réalisés les plans et schémas. Suite aux accords de Dayton, la ville a été scindée en deux et une partie de Novo Sarajevo est désormais rattachée à la république serbe, ce qui empêche toute planification à l’échelle de l’agglomération, ou encore la mise en place d’une politique publique cohérente intégrant les deux parties de la ville, situées de part et d’autre de la frontière.
« La planification est compliquée à Sarajevo puisque la ville est située sur les deux fédérations. Chaque réseau ou service est dupliqué, sans réelle coordination entre les différents acteurs », reconnaît Gordana Memisevic, chef du département recherche et planification de l’Institut d’urbanisme du canton de Sarajevo. Malgré cette situation, l’Institut d’Urbanisme a développé un schéma directeur à l’échelle de l’agglomération et il a identifié des priorités d’action dans différents domaines : les transports, l’habitat et sa reconstruction, les risques environnementaux, le développement économique.
En matière d’habitat, justement, d’autres facteurs viennent compliquer un peu plus encore la situation. « La politique de grands travaux menée sous Tito, puis les Jeux Olympiques de 1984 ont attiré des migrants venus de tous les Balkans. De nombreux logements ont alors été construits sur les collines, dans l’illégalité, sans fondations… Aujourd’hui le canton se trouve confronté aux glissements de terrain sur ces zones, qui s’ajoutent aux problèmes d’adduction d’eau et de raccordements sauvages aux réseaux », explique Fouad Babic, ancien commandant de la Défense civile pendant la guerre, désormais responsable de la gestion de l’eau pour la capitale bosnienne et adjoint du directeur de l’Institut d’urbanisme opérationnel du canton de Sarajevo.
Lorsqu’un glissement de terrain survient – il s’en produit plus de 1 200 par an –, la municipalité concernée fait appel à l’Institut d’urbanisme opérationnel. Ses techniciens posent un diagnostic, formulent des préconisations, puis un appel d’offres est lancé par la commune afin de financer les travaux. Ces zones de glissement de terrain, bien que recensées dans le schéma directeur et classées inconstructibles, n’empêchent pas de nouveaux permis d’être délivrés. À Sarajevo, 50 000 habitats illégaux ont été légalisés, ce qui représente 200 000 habitants, les constructions illégales restantes sont celles répertoriées en « zones dangereuses. « Cette logique pose problème dans la mesure où les services et les infrastructures n’ont pas été prévus en amont et font défaut à la population résidente », reconnaît Fouad Babic.
Autre point noir dans la ville : la gestion des déchets. La municipalité dispose d’un budget annuel de 500 000 euros seulement pour traiter les déchets. La taxe sur les ordures n’a pas évolué depuis 10 ans. Le recyclage et le tri sélectif sont complexes à mettre en œuvre. Des bacs ont bien été installés pour le tri sélectif, mais les habitudes sont difficiles à changer sans un véritable programme de sensibilisation et d’éducation. Il n’est pas rare de croiser des habitants en train jeter des déchets dans la Miljacka, le fleuve qui traverse la ville. Les quartiers « illégaux » n’ont pas toujours de centre de collecte des ordures ménagères. Les politiques ne semblent pas prendre la mesure de la situation, ou ne souhaitent simplement pas s’engager dans une réforme impopulaire. Les taxes et charges ont beau être peu élevées (3 euros par mois par habitant), il est difficile de les collecter, et la majorité des habitants ne les paie pas.
À quoi ressemble aujourd’hui le paysage urbain reconstruit après les ravages de la guerre ? La Bosnie-Herzégovine a bénéficié d’une aide financière internationale de la part d’États européens, américains, mais aussi, du fait de son appartenance historique à la communauté musulmane, en provenance de Turquie et des États du Golfe. Depuis une dizaine d’années, ces derniers concentrent leurs investissements dans des opérations commerciales qui modifient en profondeur le paysage urbain de la capitale. C’est particulièrement le cas du secteur de Marijin Dvor, métamorphosé en quelques années par la multiplication des tours et des centres commerciaux clinquants.
L’administration bosnienne, malgré les demandes répétées de la part de l’Union Européenne, peine à se réformer. Façonnées par les accords de Dayton de 1995, soucieux d’une partition et d’une équité entre les différentes ethnies du pays (croates, serbes et bosniaques), les institutions sont parmi les plus denses du monde. La structuration de l’administration fondée sur un système fragmenté et rotatif permet à ce secteur d’apparaître comme le premier employeur du pays. Outre les intérêts politiques et les volontés évidentes de maintenir certaines positions acquises, la restructuration souhaitée par l’Union Européenne reviendrait pour la Bosnie-Herzégovine, déjà touchée par la crise économique, à diminuer ses capacités à offrir un emploi aux habitants (à Sarajevo, le taux de chômage atteint 37 %). Ce dilemme explique en grande partie les difficultés que rencontre aujourd’hui le pays dans le processus d’adhésion à l’Union Européenne.
Plusieurs sujets sensibles occupent actuellement les instances en charge du processus de pré-adhésion (l’antenne de l’Union en Bosnie-Herzégovine, le directoire en charge de l’adhésion pour le gouvernement bosnien). La question de la discrimination des citoyens qui ne sont ni serbes, ni croates, ni musulmans pose ainsi problème. En effet, les habitants relégués dans la catégorie « autres » ne jouissent pas aujourd’hui des mêmes droits civiques que les autres citoyens bosniens. De plus, l’Union Européenne a récemment mis en garde la Bosnie à propos de la liberté des médias, de la corruption, mais aussi des pressions économiques exercées par certains responsables politiques. Enfin Bruxelles a mis l’accent sur les profondes disparités éducatives liées à l’existence de programmes scolaires différents selon les cantons (c’est le cas de Mostar). De nombreuses réformes sont donc nécessaires pour un pays qui, sortant d’un conflit meurtrier, doit aujourd’hui puiser en lui-même les ressources pour se réformer. Cependant, malgré le marasme économique, la jeunesse bosnienne développe des initiatives, défend sa culture et se rencontre autour de projets alternatifs ou associatifs d’une étonnante vitalité.
À une centaine de kilomètres de Sarajevo, se trouve Mostar, ville ravagée par la guerre et symbolisée par le Stari Most (« Vieux Pont » en bosnien), qui a été détruit et reconstruit à l’identique en 2004, dans l’espoir de faire revivre un passé de vie harmonieux entre les différentes ethnies de Bosnie-Herzégovine. Alors qu’au début de la guerre, les forces croates et bosniaques ont combattu ensemble l’armée serbe de Bosnie, en 1993, un conflit long de 11 mois a éclaté entre les anciens alliés. Les belligérants se sont ensuite réconciliés sous la pression de la communauté internationale, mais les tensions persistent au sein de la population de Mostar. À ce jour, malgré les 33 % de mariages mixtes que compte la ville, celle-ci reste divisée entre les deux communautés croates et bosniaques, qui peuplent les deux rives de la Neretva. Ainsi, dans cette ville de 12 000 habitants, toutes les institutions existent en double : de l’armée, la police, l’éducation, jusqu’aux services d’eau et d’électricité : chaque ethnie dispose de ses propres services. Jasmina Znovic, responsable de l’antenne de l’Institut français à Mostar, regrette ainsi que les enfants croates et bosniaques ne puissent côtoyer les mêmes écoles : « ce système n’encourage pas à une réconciliation pour les générations futures ». L’Institut français incarne en revanche une avancée, puisqu’il réunit des étudiants provenant des deux systèmes d’éducation. Durant de nombreuses années, Mostar a même eu deux maires, l’un représentant le parti croate HDZ et l’autre le SDA bosniaque. Aujourd’hui, du fait de la mésentente entre les partis politiques, la ville peine à mettre en place des élections et se retrouve sans maire. Les habitants de Mostar sont par ailleurs « très méfiants à l’égard des politiques », ajoute Jasmina Znovic. Ainsi, sans conseil de ville, aucun investissement n’est effectué, ce qui ne facilite pas les reconstructions…
Ruines et inégalités
Des reconstructions, la ville en aurait pourtant besoin. À la sortie de la guerre, Mostar a été fortement endommagée : 90 % des bâtiments se sont retrouvés sans toit. Malgré quelques logements construits dans l’urgence (et de manière illégale), 20 ans après la fin de la guerre, de nombreux bâtiments sont encore en ruine. Seul le quartier historique, côtoyant le Stari Most, a été reconstruit à l’identique.
En parallèle, la ville est marquée par des inégalités sociales criantes, avec des mendiants qui côtoient Porsche et bâtiments consulaires. Le chômage y est très important et l’économie peine à se développer. Il ne reste plus rien de la florissante industrie d’aluminium d’avant-guerre. Le Stari Most et le quartier historique permettent toutefois de développer des activités de tourisme (avec musées, échoppes…), et les quelques activités administratives constituent le vivier d’emplois le plus important de la ville.