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Contributions
#24
« Secoue-toi Bretagne! » Pour un nouveau modèle breton
RÉSUMÉ > Dans Secoue-toi, Bretagne ! , Jacques de Certaines, Jean-Louis Coatrieux, Jean-Pierre Coudreuse et André Lespagnol livrent une analyse décapante de l’économie bretonne. Leur essai conçu pour alimenter le débat et susciter des initiatives a été lu avec attention par Yves Morvan, ancien président du conseil économique et social de la Bretagne. Pour Place Publique, il prolonge la réflexion en identifiant sept questions clés situées au coeur de l’ouvrage. Il s’autorise à compléter l’analyse de ses collègues (trois universitaires, un industriel) tout en constatant avec eux que le « miracle breton » a vécu.

     Le fameux « modèle économique breton » des Trente Glorieuses est mort… ou presque. C’est du moins ce que nous apprend cet essai original sur les enjeux de l’économie bretonne et dont le titre stimulant (« Secoue-toi, Bretagne! ») fait écho au fameux « Réveille-toi, Bretagne ! » du Celib… Les ouvrages à la gloire de la réussite du « miracle breton » ne manquent pas. Mais celuici, « lanceur d’alertes » comme il se veut, tranche de façon fort décapante avec la plupart des visions du futur mille fois rabâchées, celles qui ont plutôt l’habitude de prolonger les tendances actuelles, comme si l’histoire à venir ne devait que reproduire les réussites anciennes…
     Plus précisément, cet ouvrage se développe autour d’une idée centrale : le « modèle breton » tant vanté est à bout de souffle. Nombre de ses fondamentaux (automobile, agriculture, électronique, navale…) risquent de s’écrouler. Alors même que l’on parle souvent de « crise », en réalité, pour nos auteurs, le « système économique régional » ne fait que de se transformer en permanence (nous avons parlé en d’autres temps de « métamorphose ») : grâce aux technologies qui jouent un rôle majeur dans l’essor d’un territoire, des opportunités surgissent continuellement pour créer un « nouveau modèle économique breton ». La Bretagne saura-t-elle les saisir ? Les auteurs décrivent ici les conditions nécessaires à la réussite d’un nouvel élan. Celui qui va projeter la région dans « l’économie de la connaissance ».
     La richesse de la thèse soulève nécessairement des interrogations. On fera ici écho aux réponses que les auteurs apportent à (au moins) sept questions qu’ils posent de façon plus ou moins directe, tout au long de leur ouvrage, essayant de conforter ces réponses par des propositions complémentaires… ou de nous en éloigner !

1 - Peut-on vraiment parler d’un « système économique breton »?

     On aime penser que la Bretagne fait système, avec une certaine cohésion. Mais, en réalité, dans une économie ouverte à tous vents, où entrent et sortent en permanence hommes et capitaux, où bon nombre des décisions qui la concernent sont prises à Bruxelles, Tokyo ou New-York, où les investissements jouent à saute-mouton par-dessus les frontières, que pèse réellement un territoire comme la Bretagne, ballottée dans un système global dont elle ne détient pas les clés de la régulation ? Et pourtant, les auteurs estiment que si l’économie est aujourd’hui mondialisée, « ses effets sont ressentis localement » et que c’est « à ce niveau régional qu’il faut agir ».
     Pour notre part, quand le monde s’agite ainsi à notre porte, on peut ajouter qu’il n’est vraiment pas incongru de parler de « système régional ». Sans aller jusqu’à dire, pour autant, que notre territoire est sans bornes (…et que ce sont les autres qui sont bornés !). Plusieurs raisons plaident en faveur de la réalité d’un tel système: d’abord, dans un monde globalisé, des marges de manoeuvre existent au niveau du local où il est toujours possible de développer des politiques volontaristes. La preuve? On voit bien que toutes les régions ne se ressemblent pas ! Ensuite, c’est largement au niveau local que se construisent les facteurs spécifiques (infrastructures, formation, financements…) et que s’activent les ressources latentes qui permettront de s’insérer (ou pas) dans le global. Enfin, c’est là que s’élaborent les potentiels de confiance, de partage d’expériences et de coopérations dans la compétition: à défaut d’une telle coordination, la Bretagne, « une » mais tellement « divisible », risquerait de s’épuiser.

2 - Peut-il exister un « pouvoir économique régional »?

     Comme les auteurs, nous pensons qu’il n’est pas non plus incongru de parler de « pouvoir économique régional ». Pourquoi, ajouterons-nous ? Parce que la région, par sa surface, apparaît comme un espace moins « ouvert » que les autres collectivités, ce qui lui permet de maîtriser les « effets de débordements » ; parce qu’il est de plus en plus vrai que, de nos jours, pour accroître son efficacité, le système productif requiert une très grande proximité fonctionnelle entre les acteurs concernés ainsi que la constitution d’un véritable capital territorial, fait de relations fortes de toutes sortes et de compétences collectivement élaborées, productrices de véritables externalités.
     Dans ces circonstances, le pouvoir de la Région déborde la simple influence que lui procurerait la déclinaison de ses compétences ou l’intensité de ses interventions financières : il tient à sa position d’institution intermédiaire, au coeur d’un faisceau de relations verticales entre l’européen, le national et le local, et de relations horizontales entre acteurs locaux… A notre sens, ce pouvoir peut se décliner en maintes fonctions déterminantes : soutien à la production et reproduction de facteurs matériels et de plus en plus immatériels ; diffusion d’informations et d’intelligences variées ; insertion des activités dans des espaces élargis, en branchant les pôles locaux sur des réseaux mondiaux et en suscitant des « réseaux pensants » à l’intérieur et à l’extérieur de la région; organisation des jeux et des interdépendances des acteurs et développement de visions collectives…

     La réponse des auteurs est sans ambiguïté : nous ne sommes pas en crise (pas plus d’ailleurs qu’il a pu exister un soi-disant « miracle » breton). Nous sommes dans une grande période de transition où « le passé peine à mourir et le futur à naître », comme on dit. Du reste, l’évocation, par les auteurs, des grands moments de l’histoire bretonne illustre bien que ce qu’on appelle « crise » n’a souvent été que le passage (douloureux) d’une époque à une autre…
     On ne peut qu’adhérer à cette analyse, en ajoutant qu’à côté de difficultés conjoncturelles que nous vivons de nos jours, la Bretagne s’est toujours trouvée dans un état de crise quasi-permanente : depuis des décennies, des chocs se sont souvent combinés entre eux pour bousculer les situations établies : pression sans cesse accrue des marchés extérieurs ; renchérissement des prix des matières premières ; pressions des contraintes environnementales ; émergence de nouvelles technologies déclassant nombre d’activités : à la limite, les sources de la panne des temps présents se situent probablement moins dans le dérèglement des marchés financiers que dans l’épuisement des technologies traditionnelles et dans la présence encore trop faible d’innovations radicales. À ce point que le retour de la croissance est comme l’Arlésienne : sans cesse annoncé, il est loin d’être garanti.
     On peut être encore d’autant plus inquiet qu’on entre dans une période où l’offre stimulante de biens réellement nouveaux est devenue assez rare, tandis qu’on assiste souvent à une décroissance de la productivité de l’innovation… Pour compliquer le tout, il n’est pas dit que la croissance annoncée soit suffisante pour promouvoir rapidement la fameuse « conversion écologique » : pour renouveler notre gamme de produits et de services, on oublie trop facilement qu’il faut développer de très onéreux investissements (moyens de transport plus économes, urbanisme rénové, productions importantes d’énergies renouvelables…)

4 - Comment interpréter la métamorphose du système productif breton?

     Dans ce tohu-bohu où « seul le changement est permanent », pour paraphraser Héraclite, le système productif régional ne cesse de se recomposer en permanence. Les auteurs évoquent maintes pistes susceptibles de provoquer son évolution… On précisera qu’aujourd’hui, et peut-être un peu plus violemment qu’en d’autres périodes, un triple processus caractérise la métamorphose contemporaine, à la fois préalable et concomitant à la construction de ce qu’on pourrait appeler le « nouveau modèle breton » :
     - un processus de destruction d’entreprises, soit parce que les activités visées ont succombé au diktat des « cycles courts » des produits innovants (électronique) ; soit parce qu’elles n’ont pas réussi à atteindre la taille optimale nécessaire à leur survie (certaines Industries agroalimentaires) ; soit parce qu’elles n’ont pas pu s’insérer dans des espaces complexes où elles auraient partagé leurs compétences avec d’autres (industries de l’information) ; soit enfin parce que certaines stratégies low cost ont échoué, face à une concurrence trop vive (textiles, chaussures)…
     La question ici posée, de façon presque cynique, est de savoir si la Bretagne, comme bien d’autres régions, n’aurait pas perdu trop de temps et d’énergie à vouloir sauver, à tout prix, des activités qu’on savait condamnées à terme, alors qu’on aurait dû combler le retard accumulé dans d’autres activités d’avenir.
     - un processus de restructuration: cette « dynamique recréatrice » survient pour permettre aux activités de reprendre leur place dans une chaîne de valeurs mondialisée, en s’insérant dans des réseaux de partenariats. Elle survient aussi pour permettre aux activités de se régénérer en intégrant de nouvelles technologies et d’évoluer de la sorte soit autour des nouveaux matériaux (construction navale, automobile), soit autour d’une utilisation accrue des technologies de l’information (services publics et privés), soit autour de nouvelles sources d’énergie (bâtiment, ), soit autour de l’ingénierie génétique, de l’intelligence artificielle, des biotechnologies, des nanotechnologies ou des écotechnologies : il s’agit d’assurer une meilleure valorisation des ressources de la terre et de la mer, souvent bien au-delà des pratiques anciennes qui n’intégraient l’innovation que pour un gain marginal, en bout de processus…
     - un processus de création: cette « dynamique créatrice » s’opère là aussi autour des nouveaux savoirs technologiques, ou des nouveaux marchés. Cela veut dire basculer vers une société bio-sourcée, valorisant la biomasse marine ou terrestre, pour accroître des offres nouvelles ou carrément créer toute une série de matériaux de substitution aux dérivés pétro-chimiques… Des opportunités de création d’activités porteuses du XXIème siècle s’ouvrent encore en Bretagne dans le domaine de la production d’énergies, des loisirs, de la santé et du bien-être, des éco-activités (aux facettes si diverses), de l’exploitation des océans… Elles s’ouvrent aussi le développement de services en liaison avec une économie « post-numérique » (imagerie, télémédecine, production d’énergies en réseau…).

5 - Qu’est-ce qui peut caractériser le « nouveau modèle breton »?

     A travers toutes leurs analyses, les auteurs de cet essai décrivent la survenance d’une « économie de la connaissance », si ce n’est même d’une « société de la connaissance ». On ne saurait s’éloigner de ce point de vue. Bien au contraire !
     Tout au plus, est-on tenté ici de compléter cette conviction : l’économie de la connaissance est cette économie où la matière première dominante, plus que les ressources du sol et du sous-sol, devient « l’intelligence » sous toutes ses formes (capacité d’innovation, mais aussi recherche, design, logistique, formation, information) et où les coûts de la conception l’emportent de plus en plus sur ceux de la production. Dans le même temps, les investissements immatériels y prennent une place croissante, de sorte qu’on assiste au déplacement des forces motrices de l’industrie vers l’intangible (ce qui accroît l’impression toujours exagérée de « désindustrialisation »)…
     Ici, toutefois, l’erreur serait de croire qu’au sein de l’économie de la connaissance, il faudrait se contenter de promouvoir les seules activités « high tech », celles-ci ne représentant d’ailleurs qu’une part modérée des emplois. En réalité, c’est désormais l’ensemble des activités qui gagneront à être fécondées par ces innovations (agriculture, IAA, phytosanitaire, cosmétique, nutrition, emballage, santé humaine, animale et végétale…). Une autre erreur serait aussi de se contenter, dans une économie inexorablement ouverte, de promouvoir les seules activités dites « de proximité », aux débouchés très locaux : généraliser seulement une telle stratégie serait suicidaire à terme, ne serait-ce que parce qu’on se priverait des rendements croissants que permet l’exploitation de marchés élargis.

6 - La Bretagne entre-t-elle dans une société « post-industrielle »?

     Non pas ! Plutôt dans une société « hyper industrielle » où la confusion est de plus en plus grande entre le capital tangible et les services qui le confortent… Dans cette perspective, l’organisation du système productif ne peut que se transformer : il est, en grande partie, fini le temps où une entreprise assurait la production totale d’un bien! Fini aussi le temps où les activités s’enchaînaient entre elles,comme le long d’une filière bien close, les « outputs » de l’une constituant l’ « input » de l’autre… Désormais, les structures éclatent : une myriade de fonctions est assurée par une myriade d’unités spécialisées, maîtrisant des savoirs donnés. Pour concourir à la production d’une gamme de biens, cellesci sont reliées entre elles par une multitude de réseaux régionaux ou internationaux, grâce à des procédures contractuelles, marchandes ou non-marchandes. Le territoire breton saura-t-il devenir plus « réseaunable » ?

     La question de la « métropolisation » est ici de nouveau posée. Pour les auteurs de l’ouvrage, elle reste « indispensable pour certaines activités ». Mais elle ne doit pas être incompatible avec une nouvelle territorialisation, permettant de « vivre et travailler au pays », pour reprendre des vieux slogans.
     À notre sens, il faut considérer la métropole régionale pour ce qu’elle est : non pas comme un espace prédateur qui capte et écrase les autres. Mais comme cet acteur apte à répondre aux nécessités de la nouvelle économie: nécessité de produire en permanence les nouvelles matières premières d’avenir, grâce à la présence d’unités de recherche, grâce aux fonctions indivisibles et ayant atteint une certaine taille critique; nécessité encore de disposer, dans une même place, d’un grand nombre de ces unités, qui doivent être forcément variées et complémentaires, de façon à réduire certains coûts de transaction et à faire sans cesse jaillir des innovations centrales ou connexes ; nécessité de profiter du surplus social provoqué par l’intensité des relations entre acteurs…
     Ce faisant, cette métropole participe largement à la mise en place d’un aménagement régional « nouvelle manière ». Car l’aménagement devient de plus en plus du management : à côté du développement des infrastructures, il consiste de plus en plus à développer et à rapprocher des fonctions (plutôt) immatérielles étalées sur le territoire. Dans la perspective d’une nécessaire diffusion et percolation de savoirs, la mission de Rennes repose dans sa capacité à animer tous ces réseaux qui doivent emmailloter le territoire et à conduire les acteurs, répartis en divers lieux, à co-produire des savoirs et à co-élaborer des produits.
     « Un temps en fait toujours naître un autre », dit un proverbe bigouden. Comme les auteurs de cet essai nous l’ont démontré avec pertinence et précision, nous n’assistons pas aujourd’hui à la fin de la Bretagne mais plutôt à la fin d’un temps de celle-ci.