1977 n’est pas un coup de tonnerre. C’est un basculement explicable. « Une aspiration au changement, une attente sociale forte, irriguait tout le pays, relayée par une nouvelle génération de femmes et d’hommes, formée par l’engagement politique et associatif », résume Jean-Marc Ayrault. Cette génération de jeunes responsables politiques s’est reconnue dans le Parti socialiste qui vient de renaître au congrès d’Epinay, en 1971.
Un facteur explicatif essentiel, surtout pour l’Ouest, réside dans « le basculement de l’électorat chrétien » (Jean- Claude Boulard). On a assisté alors, dit Daniel Delaveau, à « la conjonction d’une tradition « démocrate-chrétienne » active sur le plan politique et social, avec la montée d’un syndicalisme humaniste et créatif qui a construit un socialisme réformateur et volontariste ». Vatican II et Mai 68 sont passés par là, note Bernard Poignant, « libérant » en quelque sorte, l’électorat catholique. « La liste que j’ai conduite regroupait les représentants d’un humanisme laïque et d’un humanisme chrétien », rappelle Jacques Auxiette.
Les racines remontent aux années 1960 quand « le bouleversement économique lié à l’industrialisation de la Bretagne (exemple : Citroën) et le développement de l’agroalimentaire entraînent l’augmentation du salariat » (Bernard Poignant). Pour Jacques Floch, le processus a commencé « à la fin de la guerre d’Algérie » marquée par « un fort mouvement d’exode rural » qui propulse les ruraux en ville. Ce ruraux se trouvent « libérés d’un certain nombre de contraintes sociétales », d’obligations telles que « le respect du propriétaire, de ses choix religieux et politiques ». Ces ruraux rencontrent aussi la culture prolétaire et syndicale et s’en trouvent parfois transformés.
D’ailleurs, les élections des années précédant 1977 voient les socialistes arriver aux manettes. « Les premiers signes de l’évolution de la Bretagne vers la gauche datent de 1973: Charles Josselin, Louis Le Pensec deviennent députés en mars. Puis ce fut le basculement du Conseil général des Côtes-d’Armor en 1976 », rappelle Bernard Poignant. Ces résultats, constate Jacques Floch, « ont autorisé les militants et responsables des partis de gauche à se préparer plus activement comme une force de proposition qui allait prendre des responsabilités dans les villes et les agglomérations. Presque toujours, ces propositions étaient accompagnées de documents chiffrés, montrant bien aux populations leur sérieux et leur capacité de réalisation ». « Nous avions perçu les enjeux importants en termes d’urbanisme, comme le projet de rénovation de la place Napoléon à La Roche », affirme Jacques Auxiette qui pointe un autre facteur de succès : « l’usure et le vieillissement de la droite au niveau local ».
Si toutes les villes prises par la gauche en 1977 le sont toujours trente-cinq ans plus tard, c’est bien sûr parce qu’elles ont « bien travaillé » (Jean-Claude Boulard). Mais encore?
Les élus interrogés mettent en avant plusieurs atouts. Le maître mot est celui de « proximité ». La gauche a mis en oeuvre un « mode de gouvernance en relation étroite avec les forces vives, associatives, syndicales, culturelles et économiques », souligne Jean-Marc Ayrault tout comme Jacques Auxiette qui met en évidence « la volonté d’associer la population et les acteurs du territoire, notamment associatifs, aux politiques publiques mises en place ». « Une manière de gérer plus ouverte, plus consensuelle, qui fait appel aux citoyens et à leurs organisations », ajoute Jacques Floch, tandis que Daniel Delaveau précise que la gauche municipale se caractérise par « l’affirmation d’un projet global porteur de cohésion sociale et par la volonté de le confronter au débat avec les citoyens. »
Autre mot-clef : la prospective. Une « vision de développement du territoire assise sur des réflexions prospectives » (Daniel Delaveau). Mais une vision qui sait doit faire bon ménage avec le pragmatisme et les contraintes de gestion. Johanna Rolland parle « d’un projet de territoire ancré dans des valeurs ». Dans de nombreux cas, souligne le maire de Rennes, c’est « la prééminence de ces valeurs qui a permis des transitions sereines »: Maille-Cuillandre à Brest, Le Drian-Métairie à Lorient, Hervé-Delaveau à Rennes.
Et puis, reconnaît Bernard Poignant, les maires de gauche durent car les électeurs ne trouvent pas à droite « la personnalité politique pour s’y substituer ». D’ailleurs, ajoute Jacques Auxiette: « l’ancrage à gauche des villes s’est confirmé sur un territoire plus large: les départements et les régions. »
Y a-t-il un modèle urbain de gauche dans les villes de l’Ouest ? Sur cette question, les élus restent prudents. Jean-Claude Boulard récuse l’idée de « modèle » : « chaque ville a sa géographie et son histoire. Je parlerais davantage de costume sur mesure que de modèle « prêt-à-porter » ». Bernard Poignant refuse lui aussi « la croyance en la spécificité régionale » dans ce domaine.
Pourtant, Jean-Marc Ayrault ressent que nos régions « sont obligées de relever des défis, d’innover », sans doute parce qu’elles sont éloignées de la France et de l’Europe. « Je vis à Nantes cette volonté permanente de se remettre en cause. Bien avant l’heure, nous avons su ici placer les questions d’environnement, de qualité de vie et de cohésion sociale au coeur de nos politiques publiques. » Son collègue rennais Daniel Delaveau n’est pas loin quand il relève « des points forts, comme la vivacité associative et des ressorts à la fois de solidarité sociale et d’engagement dans l’action collective ». Autant d’atouts liés à notre région, à sa culture, à son histoire.
Seul Jacques Floch considère que, oui, « un modèle urbain de gauche s’est inventé dans l’Ouest », notamment grâce à des penseurs prémonitoires comme le géographe rennais Michel Phliponneau (qui fut l’adjoint d’Edmond Hervé en 1977) dans son livre Changer la vie, changer la ville, publié en 1976. Il y décrit « l’étalement urbain et définit de nouvelles orientations municipales tant en matière financière qu’en matière d’urbanisme, en prenant en compte, par exemple, le désir d’habiter dans une ville équipée, propre, embellie, sécurisée ».
Aujourd’hui, Jacques Floch rêve « d’une délégation permanente des villes de l’Ouest à Bruxelles. Nos villes associées à leurs régions peuvent s’offrir cette représentation. Elle ne serait pas un luxe pour décrire et défendre le modèle urbain de l’Ouest de la France. »
Des décisions concrètes marquent la différence entre une gestion municipale de gauche et une de droite. Par exemple : « la gauche décide partout où elle le peut d’abandonner la folie des « pénétrantes » – ces boulevards géants qui devaient permettre au plus grand nombre de voitures de venir s’entasser au coeur des villes – pour développer le transport en commun » (Jean-Marc Ayrault). La gestion de gauche se caractérise aussi « par la présence de logement social en coeur de ville et par des engagements assumés pour les transports collectifs » (Jean- Claude Boulard). «Oui, il existe une politique urbaine de gauche », tranche Jacques Auxiette, qui cite les nouvelles zones d’urbanisation réalisées en concertation avec les habitants, l’attention portée à la rénovation urbaine, le développement des transports en commun, l’action sociale et « l’encouragement à la diversité culturelle. »
Autre marqueur, la cohésion sociale, la politique sociale. Ainsi, les « tarifications tenant compte des ressources », l’organisation et la tarification des transports publics, l’accessibilité des services (Daniel Delaveau). Exemple de politique urbaine de gauche, relevé par Jacques Floch: la conduite « d’une politique foncière qui ne réserve pas les meilleurs sites à de l’habitat promotionnel, mais permet la construction de logements pour tous ». À Rennes, on met ainsi en avant l’immeuble social Lucien-Rose, ouvert l’an dernier près du parc du Thabor, en plein centre-ville chic.
Autre signe distinctif repéré par tous: ce qu’on appelle aujourd’hui la « gouvernance » et le « participatif ». Cela signifie: « Consulter le plus grand nombre sans démagogie », « débattre le plus largement possible en ouvrant les dossiers » (Jacques Floch), « être à l’écoute des mouvements de la société », « rechercher des possibilités de travailler ensemble et d’avancer ensemble » (Daniel Delaveau).
Et puis, il y a les « valeurs de gauche », ces fondamentaux que sont « la lutte contre les inégalités sociales et territoriales », « le combat pour la justice sociale ». Selon Johanna Rolland, ce sont autant de valeurs que la gauche se doit « de transcrire sans dogmatisme dans l’action, dans les contenus concrets ». Parmi ces valeurs, Jacques Floch insiste sur « l’affichage par les équipes de gauche d’une laïcité sans sectarisme (ce qui est, à mon avis, un pléonasme) qui reste un élément majeur de notre différenciation avec les conservateurs. »
Mais attention, si la distinction droite-gauche est bien réelle, elles s’atténue avec le temps. « Les gestions des villes se sont rapprochées, estime Bernard Poignant. Avant, les clivages étaient plus nets sur la question du financement des écoles privées, sur le mode de gestion des services, ou même sur l’urbanisme où la gauche pouvait être considérée comme plus réglementaire. Aujourd’hui, les modes de gestion se sont rapprochés même sur le plan fiscal. » Jacques Floch, admet lui aussi « une certaine uniformisation des modes de gouvernance, des rapports avec la population. Les élus conservateurs ont vite compris que c’était d’abord là qu’il fallait agir » pour attirer les électeurs.
L’intercommunalité, pour Bernard Poignant, « c’est la grande révolution tranquille », celle qui permet « d’exercer les compétences au bon niveau » et qui « amène les équipes municipales de tout bord à travailler ensemble ». L’ « esprit métropolitain » désormais installé est bien une oeuvre de gauche, la gauche ayant toujours été, indique Jean-Marc Ayrault, « le parti du mouvement décentralisateur au service du territoire » (Loi Defferre puis loi Chevènement en 1999). «
Qui, demande-t-il, oserait aujourd’hui remettre en cause l’impérieuse nécessité de concevoir les politiques de déplacement et d’habitat de façon conjointe et à la bonne échelle, à savoir celle du bassin de vie? » Et l’emploi, et le développement, et l’environnement… complète le président de Rennes Métropole Daniel Delaveau, louant cette manière pour les communes « de faire ensemble ce qu’elles ne peuvent faire seules ». « Comment imaginer un réseau de transport qui ne soit pas interurbain et partout ? », s’interroge enfin Jacques Floch.
L’avènement de l’intercommunalité a aussi changé l’ambiance, changé la gouvernance: en contribuant à rapprocher les modes de gestions de gauche et de droite, elle a contribué « à affaiblir la culture majoritaire », estime Bernard Poignant. Bémol de Jacques Auxiette qui rappelle qu’en Vendée « des blocages politiques ont parfois freiné le mouvement d’intercommunalités qui voyait le jour. »
Le chantier reste ouvert : « il est en effet absolument nécessaire que les assemblées intercommunales voient leurs membres élus directement au suffrage universel », insiste Jacques Floch. En attendant, pour la jeune génération, pour Johanna Rolland par exemple, « l’intercommunalité apparaît bien aujourd’hui comme une évidence ». Sans régression possible.
Évidemment le monde a changé depuis 1977, la gauche aussi a changé, de même que la manière de gérer les villes. Les élus citent en vrac, « la mondialisation », « le rapport au temps » qui s’accélère, « la montée des nouvelles technologies », notamment celles l’information et de la communication.
Si l’on résume, les maires de gauche (notamment Jean-Marc Ayrault et Jean-Claude Boulard) admettent que les questions « de sécurité et de tranquillité publique » sont aujourd’hui davantage prises en compte. Second thème, déjà présent à l’origine mais qui n’a fait que monter en puissance: le transport public: « dans les Pays de la Loire, trois villes importantes sont maintenant dotées d’un tramway », note Jean-Claude Boulard, ce qui a « redessiné nos villes et ressoudé nos quartiers ». Troisième thème, l’environnement : Agendas 21 et autres plans climat sont apparus. Enfin, il y a les « stratégies d’attractivité qui n’existaient pas en 1977. »
Cela dit, « le monde a beaucoup moins changé qu’on imagine », estime Jean-Claude Boulard. De même Jean- Marc Ayrault tout comme Daniel Delaveau tiennent à souligner qu’il n’y a pas eu de vraies ruptures au cours de ces trois décennies, mais plutôt « approfondissement », « évolution ». Ainsi, « lorsque nous réintroduisions le tramway à Nantes dans les années 1980, nous avions déjà, sans les mots d’aujourd’hui, une vraie vision d’un ville à vivre et accessible à tous », note Jean-Marc Ayrault. L’environnement « n’est pas un thème nouveau » pour la gauche municipale, simplement aujourd’hui, la réflexion est « plus structurée, plus mesurable, plus participative ». Pas de révolution non plus, souligne Daniel Delaveau dans le sens où la politique de la ville s’inscrit dans le temps long: « Sur nos territoires, une politique de l’habitat ou des transports se construit au moins sur une ou deux décennies ». À Rennes, le dossier de la ligne 2 du métro est bouclé depuis 2007, il ne verra le jour qu’en 2018. « Peu de thèmes véritablement nouveaux, confirme Jacques Auxiette. Simplement les termes n’étaient pas les mêmes ». On est passé de la « qualité de vie » au « développement durable ».
Bien sûr, la gestion des villes notamment le rapport à l’État a évolué: ses financements ont diminué et en même temps « sa capacité d’expertise s’est affaiblie », selon Daniel Delaveau qui note la « complexification des circuits administratifs », qui entraîne une perte de temps et d’énergie pour les mairies.
Pour autant, les maires de gauche tiennent à souligner que le fil conducteur de l’action municipale n’a pas varié. « Nos fondamentaux de politique de gauche sont plus que jamais d’actualité: cohésion sociale, innovation et développement, formation et recherche », insiste Daniel Delaveau. Ces derniers thèmes, remarque Jacques Auxiette sont « difficiles à mettre en musique pour une ville moyenne comme celle que je dirigeais mais dont la nécessité s’imposait de plus en plus en liaison avec le pôle métropolitain nantais. »
Le mot de la fin revient à Johanna Rolland, née deux ans après la vague de 1977. Elle pointe ce qui change dans les villes. « La gouvernance, la méthode pour construire et animer un territoire évolue. La place des citoyens, la dimension coopérative, la nécessité de fonctionner en réseau sont aujourd’hui déterminants ». Tel est le défi pour les élus héritiers de 77.