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Histoire & Patrimoine
#08
Sous la Courrouze
la mémoire de l’arsenal
de Rennes
RÉSUMÉ > Le site de l’arsenal de Rennes a été définitivement fermé en l’an 2000. Son rachat par Rennes métropole et la décision d’en faire le vaste quartier urbain de la Courrouze, première ZAC métropolitaine entre Rennes et Saint-Jacques-de-la-Lande, a été l’occasion d’en retracer l’histoire. Elle était mal connue car les sources sont éparses. Des objets représentatifs des productions à différents stades de fabrication et de nombreuses photographies, des années 1960 et 1970 sont conservés au musée de Bretagne.

     Dès le 18e siècle, la nécessité s’impose peu à peu de créer, dans l’ouest de la France, un établissement d’Artillerie. La menace d’invasion que l’Angleterre fait peser sur la Bretagne en 1778 accélère la prise de conscience.

     La ville la plus propice pour recevoir un tel établissement est Rennes, protégée dans les terres tout en permettant un accès rapide aux côtes. La Révolution consacre d’ailleurs son rôle comme plate-forme logistique pour les militaires et la déclaration de guerre à l’Angleterre en 1793 y précipite la naissance d’un arsenal. Il occupe d’abord l’ancien Hôpital général mais sa situation est précaire. Pour le pérenniser, un décret du Directoire décide, en 1798, qu’une école d’Artillerie et un arsenal de construction seront établis à Rennes mais le manque de fonds retarde les travaux.  

     Pour sortir de cette situation provisoire, des études sont entreprises à partir de 1832. Le 22 octobre 1844, la première pierre d’un arsenal est posée par le général baron de Tournemine. Les ateliers devaient pouvoir occuper 320 ouvriers et construire pour l’artillerie tous les affûts et accessoires nécessaires à la défense du littoral depuis l’embouchure de la Seine jusqu’à celle de la Gironde.
     À partir de 1859, à la suite du percement de l’avenue Napoléon III (l’actuelle avenue Janvier), des travaux d’agrandissement effectués à l’est et au sud-est de la caserne de l’arsenal concernent plus de quatre hectares. Ces acquisitions portent sa superficie à près de neuf hectares, desservis par la rue de l’Arsenal, entre le boulevard de la Tour d’Auvergne et le boulevard Sébastopol.
     En 1856, l’arsenal se dédouble: un vaste terrain est acquis au lieu-dit la Courrouze que l’on choisit assez éloigné de la ville pour abriter des magasins à poudre. Pour bâtir la gare, il faut en effet déménager la poudrière de Lorette qui se trouve, quartier de Quineleu, à proximité de la ligne de chemin de fer Paris-Rennes en construction.
     Après l’arrivée du train à Rennes en 1857, les autorités militaires se préoccupent de relier l’arsenal à la voie ferrée. Les discussions sur le tracé de l’embranchement durent plusieurs années. En janvier 1871, à l’approche des Prussiens, une voie est construite à la hâte pour évacuer le matériel contenu dans l’arsenal.

La Courrouze rattrapée par l’urbanisation

     Après cette défaite, la France fait de gros efforts pour rattraper son retard en matière militaire. De nouvelles armes sont conçues. Pour répondre aux défis techniques, l’arsenal se développe à la Courrouze.
     Entre 1878 et 1882, la constitution d’un dépôt de matériel pour la 10e brigade d’artillerie amène l’acquisition de près de 4 ha.
     Des expropriations ont lieu pour dégager les abords des magasins à poudre. Ces acquisitions, qui concernent au total 6,5 ha de terrains permettent de scinder la gargousserie (atelier de chargement en poudre des projectiles) et la cartoucherie (atelier de fabrication) et d’éloigner de l’atelier de construction situé en ville les manipulations de poudres et artifices.
     Après la défaite de 1870, la question devient cruciale. On va relier l’arsenal au chemin de fer de l’Ouest, mais également établir des quais d’embarquement à proximité du dépôt d’artillerie, relier la poudrière et la gargousserie de la Courrouze. L’extension des voies est régulière.
     Du fait du développement rapide de Rennes, l’arsenal qui était relativement isolé se trouve progressivement rattrapé par l’urbanisation. Il faut alors organiser la cohabitation, et des conférences entre édiles et militaires sont organisées pour résoudre les difficultés qui surgissent.
     Parallèlement, une refonte du fonctionnement de ces établissements intervient. Sous la IIIe République, la fabrication des armements est confiée à des établissements nouveaux de caractère industriel, complémentaires ou concurrents de l’industrie privée. En 1887, le maire de Rennes s’émeut de voir la Direction d’artillerie de la ville devenir un simple atelier de construction. Au début du 20e siècle, la rationalisation est accentuée. En 1902, est créé un bureau central, chargé de la comptabilité générale de l’établissement. En 1906, un atelier central d’outillage réunit tous les ateliers, affectés jusqu’alors à chaque fabrication particulière.

Plus de 18 000 personnes employées en 1917 et 1918

     Au début de la Première Guerre mondiale les installations existantes suffisent. Mais la prolongation des hostilités et l’accroissement des besoins des armées entraînent, à partir de 1916, une extension et un renforcement sans précédent des installations. L’effectif qui, à la veille de la guerre, était de 1 300 ouvriers atteint en 1917 et 1918 plus de 18 000 personnes.
     Parallèlement au développement des ateliers de fabrications, plus de deux hectares de magasins et hangars sont construits à la Courrouze pour recevoir les matières premières et les produits fabriqués. Pour stocker les poudres et explosifs, treize magasins à poudre sont aménagés sur un terrain de plus de 11 hectares acquis à la Basse-Maltière sur la commune de Saint-Jacques-de-la-Lande. À la fin de la guerre, 55 hectares sont occupés à la Courrouze.
     Après la cessation des hostilités et jusqu’en 1938 l’établissement reprend un rythme plus calme et retrouve ses productions traditionnelles, les fabrications de douilles et de cartouches d’infanterie. Il conserve la confection de harnachements et la fabrication d’éléments de voitures.
     Mais l’arsenal se trouve en surcapacité. L’armée se dessaisit de terrains dont elle ne sait plus que faire, notamment à la Maltière. Plus de 44 hectares de terrains devenus inutiles sont mis en location. Parallèlement, l’armée autorise l’occupation temporaire du camp de Verdun (le long de l’actuel boulevard Jean-Mermoz), en particulier par les réfugiés espagnols à la fin des années 1930.

     Dans la seconde moitié des années 30, le réarmement de la France a pris du retard. La douillerie construite en 1916 est remise en état pour intensifier la fourniture de douilles. Mais le contexte international tendu amène à un retour à une politique active d’acquisitions et on assiste à une nouvelle vague d’expropriations, qui porte sur plus de 24 hectares en 1938.
     On entreprend alors les installations d’un atelier de chargement et d’une nouvelle cartoucherie. Certains de ces énormes investissements sont trop tardifs. L’azoturerie- fulminaterie, ensemble impressionnant qui comportait cinq longues files de bâtiments de production ordonnancés rationnellement, était inachevée au moment de l’arrivée des Allemands.
     Le 18 juin 1940, l’Atelier de construction de Rennes (nom officiel de l’arsenal) est occupé par l’armée allemande. L’on sait peu de choses sur ce qui s’y est passé pendant la guerre. L’Établissement est utilisé par l’occupant pour y abriter ses services. Les machines les plus modernes et des stocks importants de métaux sont expédiés en Allemagne.
     Dans la nuit du 3 au 4 août 1944, avant de se replier, les Allemands incendient de nombreux bâtiments et font sauter les dépôts de munitions. Les Alliés s’en emparent et les bâtiments sont occupés par l’administration militaire jusqu’au 18 juin 1945.

     Dans l’attente d’un programme de fabrication d’armement, en vue d’occuper son personnel et pour répondre aux besoins du secteur privé, 1’Établissement exécute des commandes civiles. C’est Charles Tillon, ancien ajusteur de l’arsenal devenu ministre de l’Armement en novembre 1945, qui lance ce programme. On fabrique des tours d’horloger, des batteuses, des semoirs, etc. Les productions militaires ne représentent plus que 14 % de l’activité.
     En 1947, on installe à l’Arsenal-Ville, une nouvelle fonderie mécanisée. A la Courrouze les ateliers reprennent partiellement leur activité de chargement.
     Une douillerie mécanique pour produire des douilles en acier est construite dans la partie nord de la Courrouze en 1953. Les presses qui l’équipent sont récupérées à la douillerie d’Ebange en Moselle. Vers 1960, cette chaîne assure une cadence horaire de 110 douilles laiton et 70 douilles acier, calibre 75.
     L’Atelier de construction de Rennes dispose désormais d’un équipement moderne. La cessation d’activité de la douillerie de Mulhouse fait de Rennes le seul centre de production en France. En 1958, il occupe 970 personnes. La valeur globale de la production s’élève à 5,3 milliards de francs.
     L’entreprise se réorganise. Des opérations d’envergure pour la cession des terrains de l’arsenal ont lieu dans les années 1950. Le Camp de la Marne est remis aux domaines en 1954 et celui de Verdun en 1958. La « chambre à sable de la Maltière » est cédée la même année à la ville de Saint-Jacques-de-la-Lande.
     Parallèlement, des organismes civils occupent provisoirement certains bâtiments : le Centre d’appareillage des mutilés dépendant du ministère des Anciens combattants en 1963, la Caisse régionale de sécurité sociale en 1967.

     Au début des années 1960, des rumeurs se propagent concernant la fermeture programmée de l’Arsenal et la migration des productions vers l’industrie privée. Son avenir est également lié au développement du Centre électronique de l’armement (Celar)1. Ce centre dont la création a été décidée en 1964, est prévu pour atteindre en 1969 un effectif de 500 personnes. On y envisage un transfert de l’ordre de 50 à 70 personnes.
     L’arsenal va élargir ses productions. Il réalise certaines tâches particulières, comme des remorques pour l’armée. Dans le domaine des appareils de décontamination, il est en pointe. Il va développer la fabrication de shelters2, qui subsiste toujours sur le site.
     L’Arsenal-Ville a une superficie de 12 hectares, mais ses bâtiments sont vétustes. C’est pourquoi on décide sa fermeture et le regroupement de toutes les installations à la Courrouze. En 1967 on y construit un bâtiment de direction, un local de compresseur, et on aménage un Atelier central.
     En 1968, en raison de l’extension de la ville de Rennes aux abords de la Courrouze, on abandonne également le chargement des douilles en explosif, transféré à Salbris.
     Les années 1970 voient monter les inquiétudes concernant le maintien de l’activité à Rennes. La question devient un enjeu économique et symbolique qui mobilise tous les acteurs, locaux et régionaux. La construction d’un Centre de sélection en 1976 est le seul investissement immobilier fait à l’arsenal.
     Malgré les efforts des syndicats pour le maintien de l’entreprise, qui se traduit par un conflit social long et dur, l’arsenal ferme définitivement en 2000.

     De manière générale, les arsenaux ont été des lieux à forte identité syndicale. Celui de Rennes ne fait pas exception. C’était un des hauts lieux des luttes ouvrières rennaises, avec la gare. L’arsenal était un bastion pour la CGT, qui a soudé et maintenu la tradition d’élite ouvrière. Les conflits, souvent de courte durée, n’y étaient pas rares, y compris dans les périodes critiques comme en 1917-1918.
     L’autre élément fédérant les ouvriers est l’école d’apprentissage, fermée en 1966, qui fournissait les « professionnels » qui encadraient les ateliers et était le ferment d’une culture commune où la fierté du métier était forte. Elle a permis de constituer une main d’oeuvre qualifiée et consciente de sa valeur. L’aménagement, à l’emplacement de l’arsenal de la Courrouze, d’un nouveau quartier de la ville risque d’effacer de la mémoire urbaine ce haut lieu de la vie ouvrière.
     Une série d’entretiens a été réalisée auprès de ceux qui ont travaillé dans l’entreprise, afin de préciser au travers des parcours professionnels les étapes marquantes de l’évolution de ces cinquante dernières années. Ce sont de précieux compléments aux archives conservées, muettes sur de nombreux aspects de la vie de l’Arsenal.
     Ils ont été complétés par des entretiens collectifs permettant d’approfondir des thèmes particuliers : l’atelier central et la fabrication des munitions (la douillerie), la diversification de la production depuis les années 1970, la place des ouvrières dans la production, les syndicats, l’école d’apprentissage et l’amicale des apprentis, les activités sportives et sociales.
     Les apports sont d’une grande richesse. Si les faits relatés restent relativement mal situés dans le temps, en revanche ils traduisent l’expression d’une sensibilité à l’évolution de l’établissement que l’on ne pourra jamais trouver dans aucun document d’archives. Ils mêlent donc remémoration des faits et expression d’une représentation de l’histoire et c’est en cela qu’ils sont intéressants.
     Cela représente plus de vingt-cinq heures d’enregistrement. Mais, au vu du nombre de témoins encore vivants, de nombreuses autres investigations peuvent être réalisées et le sujet est loin d’avoir été épuisé. Une restitution de la mémoire par un groupe d’anciens ouvriers est d’ailleurs en cours et un livre est en cours d’écriture. Même si, dans le domaine du patrimoine industriel, il est clair que « l’ouvrier ne fait pas patrimoine ».

De la patrimonialisation à la valorisation

     Le site, clos, est longtemps resté mystérieux. La première porte ouverte, en 1972, a permis aux familles des ouvriers d’abord, puis à une frange plus large de la population de faire connaissance avec les lieux.
     Malgré tout, lieu d’industrie en déficit d’image, c’est un site difficilement accepté comme un élément de patrimoine. Pour preuve, la disparition de l’arsenal ville s’est faite dans l’indifférence quasi générale dans les années 1970. Dès cette époque, il constitue un enjeu urbain fort pour la modernisation de la ville.
     Maintenant que le site de la Courrouze est en cours d’urbanisation, la question de la conservation de traces de son histoire est posée.
     Il y a d’abord un constat : une mémoire architecturale du lieu existe, dont témoignaient de nombreux bâtiments conservés au fil du temps. C’est à la fois une architecture de type industrielle, avec des bâtiments de stockage et des bâtiments de production, ainsi qu’une architecture spécifique, avec des poudrières par exemple. Certains éléments sont remarquables et semblent uniques à l’échelle nationale. Il y a également des ruines, souvent énigmatiques au premier abord, qui mériteraient des investigations particulières.
     La valorisation d’éléments du site est une préoccupation forte affichée dès le départ par les urbanistes en charge du site, Bernardo Secchi et Paola Vigano. La logique technique a amené la conservation de la trame générale du site. Pour les vestiges bâtis, limités à des bâtiments et à une halle de stockage, ainsi que quelques murs à l’esthétique intéressante, des interrogations peuvent légitimement être posées sur la représentativité de ces éléments.
     Se pose également la question de la valorisation de cette histoire auprès de la population. Désormais sont repérées les principales ressources dont on peut disposer. On ne peut que souligner leur richesse et leur diversité, qui ouvre des perspectives inédites et passionnantes. Reste à déterminer ce que sera cette valorisation… Le musée de Bretagne compte jouer un rôle essentiel dans cette démarche. Plusieurs projets sont donc envisagés pour rendre visible cette histoire unique sous des formes (publication, exposition…) qui restent à déterminer.

     L’association « Mémoire arsenal Courrouze », 49, rue Jules Lallemand, 35000 Rennes (assoarscourrouze@orange. fr) a ouvert un site internet : www.memoire.arsenal. courrouze.rennes.sitew.com/Historique.B.htm