et néo-libérale
Tallinn, fondation teutonique du 13e siècle, successivement danoise, germanique, suédoise, russe et soviétique, n’est redevenue capitale de l’Estonie que voici 24 ans. Lorsque nous avons envisagé de la visiter, l’excitation a saisi l’ensemble de la promotion : l’attirance de l’inconnu sans doute car, à vrai dire, nous ne savions pas grand-chose de cette ville avant de préparer notre séjour. Ce n’était pour nous que la ville du compositeur Arvo Pärt, du réseau de communication Skype et des nouvelles solutions architecturales.
Nous logeons dans la vieille ville aux petites ruelles et close de remparts, comparable à Dinan, en plus coloré. Visiter Tallinn, c’est d’abord se laisser aller dans les dédales de la ville médiévale, mais c’est aussi découvrir quelques facettes moins visibles mais non moins instructives, comme le vaste quartier soviétique de Lasnamäe, non pas tant pour sa beauté mais pour ce qu’il révèle du quotidien de Tallinn, notamment pour les Russes vivant toujours en Estonie
Impossible en effet de comprendre Tallinn sans rappeler que le pays devint indépendant en 1918 avant d’être absorbé par l’Union soviétique en 1940, suite à des élections où seul le Parti communiste fut autorisé. Occupée par l’armée allemande en juillet 1944, l’Estonie est reconquise par l’Armée rouge dès septembre, alors que les autorités s’étaient empressées de déclarer l’indépendance nationale. Elle ne sera effective qu’en août 1991, lors de l’implosion de l’URSS. Pas étonnant si l’influence russe semble toujours présente, 45 années de communisme ayant profondément modifié la structure démographique nationale avec l’implantation de populations issues d’autres républiques soviétiques, ce qui a eu pour conséquence de faire reculer la part des Estoniens dans la population totale de 88 % en 1940 à 61 % en 1991. La proportion de nationaux y est restée plus faible (55 % en 2014) que dans l’ensemble du pays (69 %)
Le plus frappant est la façon dont le libéralisme s’est imposé dans l’urbanisme, au point de compliquer le maintien d’une cohérence d’ensemble, d’autant que toutes les personnes rencontrées nous ont indiqué que le métier d’urbaniste n’existe pas à Tallinn. Ce sont les architectes qui prennent en charge l’aménagement urbain mais comme chacun a sa propre vision, l'éclectisme est de mise. Notre groupe perçoit bien l’attrait ainsi conféré à la ville tout en déplorant le manque d’effort d’insertion de ces immeubles dans le tissu urbain existant.
Plus généralement, les pouvoirs publics veulent éviter tout interventionnisme dans l’aménagement urbain, en réaction évidente au contrôle étatique total de la période communiste. Les titres fonciers et l’ensemble des biens immobiliers confisqués sous le régime soviétique ont été rétrocédés aux familles et à leurs héritiers, sans difficulté grâce à des registres bien tenus, si bien que 80 % du territoire municipal appartient de nouveau à des propriétaires privés dont 74 % directement en front de mer, réduisant fortement les possibilités d’intervention publique directe. On nous annonce presque avec fierté que seuls 2 % des sols dont la ville de Tallinn est propriétaire sont constructibles. On est ainsi passé d’un contrôle public du foncier quasi absolu à une propriété entièrement privée.
De surcroît, la puissance publique demeure désormais délibérément en retrait, limitant les prescriptions d’urbanisme au minimum. Non seulement les projets associent étroitement les particuliers et les entreprises – faute pour la municipalité de pouvoir prendre en charge le coût des acquisitions foncières –, mais même la planification des sols se veut volontairement légère : le Master Plan, document d’orientation stratégique comparable à nos Schémas de cohérence territoriale (SCoT), est bien moins contraignant en matière de zonage, de densité, de trafic ou de corridor écologique. Tallinn semble ainsi se moderniser au gré de projets ponctuels, ce qui renforce l’impression d’une ville qui se développe à des vitesses différentes selon les quartiers.
Ainsi avons-nous arpenté, au-delà de la ligne de tramway contournant les anciennes douves, une ceinture de friches industrielles et militaires aux rues boueuses et cheminées dignes de Tintin chez les Soviets dont la reconquête à peine entamée semble néanmoins rapide : appartements neufs avec vue sur la mer et le port et équipements culturels remplacent les isbas décrépites.
Tallinn constitue un bel exemple de compromis entre modernité et conservation du riche patrimoine qui lui a valu d’être inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 1997. Ses étroites maisons de marchands et d’armateurs à pignon lui donnent un air de cité polonaise ou flamande. L’ancienne ville préserve ainsi son héritage des périodes médiévale et moderne, lorsqu’elle était un port puissant d’Europe du Nord et un poste clé de la Ligue hanséatique.
La première zone de conservation remontant au régime soviétique (1966), confirmée en 1996 par le Ministère estonien de la Culture, montre que la question patrimoniale a émergé avant l’inscription au patrimoine mondial. Depuis l’indépendance, le développement économique favorise la croissance urbaine, ce qui se traduit par des mutations rapides dans le paysage et une pression accrue. Une loi de 2002 relative à la conservation du patrimoine a donc fixé de nouvelles dispositions en matière de préservation et de gestion du patrimoine. La responsabilité de sa mise en œuvre incombe à la municipalité. Un plan d’aménagement de la vieille ville a ainsi été achevé en 2013 grâce à la coopération entre le Service du patrimoine culturel de la municipalité et le Bureau du patrimoine national qui supervise l’ensemble. Depuis 2010, un Comité de gestion de la vieille ville vise à renforcer la coordination entre les différentes parties prenantes. Cette conservation suit une logique de maintien de l’intégrité du patrimoine de la ville sans nuire à l’innovation architecturale.
Les maisons de bois de Kadriorg, l’ancien quartier aristocratique de Pierre le Grand, résistent plus difficilement à la pression contemporaine. Certes, les parcs et jardins et le palais d’été du tsar ont été préservés mais les nouvelles villas remplacent rapidement les vieilles constructions manifestement mal protégées : le libéralisme en vigueur n’est pas très regardant, c’est la loi du marché qui prévaut. Quelques bâtisses anciennes ont toutefois fait l’objet d’une rénovation.
Cette dualité patrimoine/modernité, « marque de fabrique » de la ville depuis l’indépendance, s’observe mieux dans la reconquête des friches industrielles situées entre le quartier Maakri et le port. Ces emprises sont emblématiques de la vie industrielle du début du 20e siècle si bien qu’elles ont constitué un enjeu culturel important dont se sont emparées de nouvelles équipes d’architectes estoniens mandatées pour remplacer les urbanistes de la vieille école soviétique pour restructurer ce patrimoine industriel.
Nous avons ainsi visité le quartier de Rotermanni dont la réhabilitation a été envisagée dès l’indépendance. Une maquette réalisée en 2007 a permis de dresser les grandes orientations du projet urbain. Le secteur a cependant été découpé en plusieurs lots dont la propriété a été transférée à des investisseurs étrangers (banques et fondations). Des concours de maîtrise d’œuvre architecturale ont été organisés en partenariat avec la municipalité et l’Estonian Academy of Arts. Les jeunes architectes, tous diplômés depuis 1991, en ont profité pour affirmer une position résolument contemporaine. Leurs réalisations rompent avec le modernisme socialiste, dont les stigmates sont encore présents dans toutes les périphéries de la capitale estonienne. Leurs projets enserrent les constructions anciennes, les surélèvent ou les détournent de leur fonction originelle pour les inscrire dans le présent de la culture estonienne. La rénovation de l’atelier de menuiserie, réalisée en 2008 par l’agence Koko, ajoute ainsi trois volumes de verre à la bâtisse primitive en pierre, protégée. À côté, une ancienne minoterie s’est vue adjoindre un volume de deux étages en acier et un nouveau bâtiment doté d’une façade à l’effet plastifié. L’îlot urbain dessiné par l’agence Kosmos au nord du quartier ne déroge pas à cette audace : le sol se plie pour accueillir un centre commercial en rez-de-chaussée et venir chercher les usagers depuis la place centrale. Logements chics, bureaux, commerces, casino, bars, cafés et restaurants coexistent ainsi dans une proximité étonnante, rendue séduisante par le dégagement de points de vue sur le port et le quartier.
Ainsi, la cohabitation originale de bâtiments anciens vieux de trois siècles avec d’autres ultramodernes fait du quartier un lien entre le passé et le futur. Ces projets ont transformé l’image de Rotermanni et plus largement celle du centre. Ce quartier industriel, devenu un emblème pour la ville et les architectes, entend contribuer à la composition d’un nouveau cœur à l’échelle des ambitions métropolitaines : centre moderne, centre historique et centre contemporain coexistent pour donner forme à l’image de capitale européenne.
Changement de décor : pour gagner l’immense quartier de Lasnamaë, nous avons dû louer un car. S’il était érigé en commune autonome, ce serait avec ses 112 000 habitants la seconde ville du pays, devant Tartu (103 000). Ce grand ensemble des années 1970 typique de l’urbanisme socialiste aligne ses barres et tours de logements collectifs au-delà d’une rocade et le long d’une voie rapide surdimensionnée, sans continuité avec le reste de la ville. Nous voici comme transplantés dans une banlieue de Kaliningrad ou Saint-Pétersbourg. La fin de l’URSS explique l’inachèvement de cette immense zone d’habitat, d’où les vastes terrains vagues qui s’ajoutent à un dispositif spatial déjà bien lâche. Le quartier, d’une grande répétitivité et au zonage très soviétique, distend ses sous-quartiers mais il est moins délabré qu’on n’aurait pu le craindre. Les espaces publics sont corrects, les cours d’école suréquipées en jeux et circuits vélos malgré les rigueurs hivernales. La population est d’ailleurs en hausse car Lasnamaë est bien desservi et moins cher que le centre. Les normes d’occupation restent proches de celles de l’époque soviétique, la cohabitation intergénérationnelle ou le partage d’appartements restant la meilleure solution pour les moins bien lotis. Tout le parc immobilier a été vendu à l’indépendance, la majorité des habitants est donc propriétaire. Il faut compter 100 000 euros environ pour un T4 standard de 65 m2 . Gérants et syndics s’organisent pour la maintenance des immeubles. Sur les étals microscopiques vendant gadgets de prestige, jeux en tout genre, stylos à bille et mégaconcombres, on parle russe. Les Russes sont en effet majoritaires ici (70 %) et côtoient Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Azerbaïdjanais, etc., main-d’œuvre industrielle transplantée par feue l’Union soviétique. Les statistiques comptent aussi les Tatars (1 %) et les Juifs (0,2 %) parmi les « nationalités ethniques » (curieuse catégorie). Mais ce n’est pas tant la nationalité qui pose problème que la discrimination par la langue, qui interdit l’accès à la citoyenneté estonienne aux locuteurs ignorant l’estonien, ce qui n’est pas sans conséquences pour ces apatrides aussi bien au quotidien que pour des questions administratives et juridiques, même s’il leur est possible de circuler sans visa en Russie comme dans l’Union européenne. Les Russophones ont globalement des salaires moindres, de sorte que seuls les nouveaux riches peuvent quitter le quartier. Il n’y a cependant pas de ségrégation ethnique par immeuble, Estoniens et russophones font bon ménage. En revanche, les plus pauvres vivent plus loin du centre.
Néanmoins, le quartier change de visage de manière saisissante : centres commerciaux et concessionnaires automobiles implantés le long des voies rapides, programmes de logements flambant neuf, église orthodoxe (le pouvoir soviétique n’en avait pas prévu) financée par le patriarcat de Moscou et des oligarques russes corrompus tout comme le projet de golf, sport auquel personne ne s’adonne…
Tallinn fait face à Helsinki si bien que certains les appellent « sœurs de la Baltique » alors que d’autres les jugent « antinomiques » tant elles s’opposent en termes d’aménagement, la capitale de la Finlande restant fidèle à un interventionnisme public très poussé. Les deux villes, à 2 heures et demie de ferry l’une de l’autre, entretiennent en tout cas d’importantes relations. Les Finlandais investissent dans la vieille ville de Tallinn et chacun visite facilement la capitale d’en face. À telle enseigne qu’un projet de lien fixe d’ici 2030 est en cours de réflexion. Cette infrastructure routière et ferroviaire serait près de deux fois plus longue que le tunnel sous la Manche mais réduirait la traversée à 30 minutes Les relations aussi bien économiques que culturelles en seraient naturellement accrues. Certains acteurs publics tallinois rencontrés s’en inquiètent cependant, dénonçant coût du projet et emprise croissante des capitaux finnois sur l’économie locale.
Suédois, Finlandais (mais aussi Russes et Allemands) auraient déjà jeté leur dévolu sur nombre d’habitations de la vieille ville, pour leurs congés ou leur retraite, d’autant que Finlandais et Estoniens comprennent leurs langues respectives et que la vie est moins chère ici. Les statistiques ne recensent pourtant qu’une soixantaine de Finlandais de plus de 65 ans (âge de la retraite) dont la résidence principale est à Tallinn. Au total, seuls 2 000 Finlandais vivent dans la capitale (principalement pour raisons familiales) et moins de 500 Allemands… Sans doute la méfiance des Estoniens est-elle l’expression d’une aspiration profonde à une indépendance non plus seulement politique mais aussi économique. Les prix de l’immobilier dans la vieille ville ont en tout cas doublé en six ans et fait grimper le mètre carré moyen à 2 800 euros, avec un pic à 3 200 euros en 2008, provoquant l’éviction de populations locales. Avec près de 4 000 habitants, la population permanente de la ville historique est toutefois en hausse
Nous avons quitté Tallinn avec un sentiment mitigé : néolibéralisme et ségrégation ethnique persistante n’empêchent pas la ville d’associer développement et innovation au service des habitants puisque l’Internet est accessible partout gratuitement tout comme les transports publics, depuis 2013. Cette initiative audacieuse a permis d’accroître le nombre d’habitants et les espaces verts tout en réduisant le nombre de voitures. Tallinn a d’ailleurs été récompensée à maintes reprises (prix de la capitale verte de l’Europe et capitale européenne de la culture en 2011). Grâce aux investissements étrangers puis à son adhésion à l’Union européenne, elle a pu opérer sa mutation économique et s’affranchir plus aisément des structures de production soviétiques. Au visiteur étranger, elle offre l’image d’une ville européenne où services et infrastructures d’accueil sont en plein essor.