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Dossier
#12
Un fleuve sous le bitume, la Vilaine domestiquée
RÉSUMÉ > Jusqu’à la fin du 17e siècle, Rennes fut à la merci d’une Vilaine capricieuse dont plusieurs bras la traversaient et la séparaient entre ville haute noble et bourgeoise et ville basse industrieuse et populaire, baignée d’eaux croupies et envahie de pourriture et de pestilences. Vingt ans de travaux menés à partir de 1841 y mirent fin. La Vilaine fut domestiquée, plusieurs de ses bras comblés puis la ville basse assainie. Cela ne suffit pas, au début du 20e siècle, on la recouvrit avant de transformer la dalle en parking dans les années 60. Un choix que l’urbanisme contemporain remet fortement en cause.

      La ville de Rennes est assise au confluent de deux rivières, l’Ille et la Vilaine. On peut supposer que cette situation a favorisé l’installation humaine. Pourtant comme le remarque l’historien André Meynier, « cet emplacement ne représente pas que des avantages ». Jusqu’à la fin du 17e siècle, la ville est en permanence à la merci des eaux. Le bassin de la Vilaine est presque entièrement constitué de terrains de nature argileuse et les eaux tendent à se répandre dans la plaine. Dans la traversée de la ville, la rivière se divise en plusieurs bras : un bras principal coupe la ville d’est en ouest, d’autres s’écoulent plus au sud, tandis que deux ruisseaux, le ruisseau de Joculé et le ruisseau de Brécé traversent la partie sud avant de se raccorder à la Vilaine au centre. Un autre ruisseau, le Molvaux, traverse une autre partie de la ville basse située plus à l’ouest. Une partie de celle-ci (correspondant à peu près à l’actuelle place de Bretagne) forme une véritable île.

     Le rapport à l’eau sert à définir les fonctions urbaines. Au sud, la ville basse qui s’enfonce dans le sol depuis la fin du 11e siècle, lieu privilégié de la production artisanale, ville de l’humidité et de la putréfaction qui sont les moteurs de son développement, mais aussi lieu de résidence des pauvres et des artisans. La teinturerie, la draperie, l’artisanat du cuir, la boucherie, toutes les industries qui fournissent à la ville l’essentiel de ses ressources sont installées dans la ville basse en parfaite symbiose avec l’humidité et l’eau.

     Au nord, la ville haute, épargnée des inondations, ville des fonctions dominantes, ville religieuse, ville administrative mais aussi ville commerciale, ville des élites aussi et de leur clientèle.

     Mais, à la fin du 17e siècle, cet ordre naturel n’est plus au goût des modernes. À trois siècles d’admiration de la nature toujours féconde et renouvelée succèdent deux siècles d’inquiétudes, de mises en garde, de distanciation vis-à-vis du miasme, de la pourriture et des eaux stagnantes. L’économie politique naissante est gagnée aux vertus du commerce et les ingénieurs sont devenus les fers de lance de l’esprit moderne.
     Le gigantesque incendie de 1720 offre l’opportunité de reprendre la fondation de la ville sur des principes entièrement nouveaux. Les grandes rénovations urbaines sont tout à fait exceptionnelles en raison du coût élevé des expropriations. Les incendies font partie de ces cas exceptionnels.
     Le plan Robelin de refonte de l’urbanisme de la ville de Rennes (1722) est extrêmement ambitieux. Il prévoit non seulement la reconstruction prestigieuse de la ville haute, mais également la rénovation de la ville basse, une rectification du tracé de la Vilaine dans la traversée de la ville, l’assèchement des canaux qui sillonnent la ville basse et le comblement des fossés qui entourent encore la ville.

Un coût trop élevé pour les finances locales

     Toutefois, il apparaît très vite que le coût de la canalisation de la Vilaine et de la rénovation de la ville basse est trop élevé pour les finances locales. L’occasion de la reconstruction pour conduire à bien une opération nécessaire a été manquée.
     À la fin du 18e siècle, Rennes présente un paysage guère différent du passé. « La Vilaine, n’étant pas assujettie par des bords suffisamment élevés, se répand, lors des moindres crues, bien au-delà des bornes de son lit et inonde les rues et passages publics, le rez-de-chaussée et les caves des maisons de la basse ville. L’été, les eaux de cette rivière, divisées en plusieurs canaux, couvrent à peine un tiers de la superficie du lit ordinaire et de l’étendue des fossés, elles y croupissent avec les immondices dont elles sont chargées. Ce limon liquide produit des vapeurs et des exhalaisons putrides qui infectent l’air qu’on respire dans la ville et aux environs et causent de dangereuses et fréquentes maladies. Pendant cette saison et souvent dès la fin du printemps, il n’est plus possible d’introduire les bateaux chargés de différentes provisions dans l’intérieur de la ville; on est dans la nécessité de les décharger au dehors » (15 août 1769).

De la prise de conscience à l’action

     Au cours du 19e siècle, les inconvénients résultant de cette incurie des autorités municipales sont maintes fois soulignés. Aux soucis d’esthétique, de communication et de sécurité face aux inondations s’ajoutent désormais des préoccupations hygiénistes, et économiques. Les hygiénistes sont sans doute les premiers à se lancer dans la bataille ; ils sont très vite rejoints par les ingénieurs.
Le journal l’Auxiliaire Breton (16 avril 1840) se fait à de nombreuses reprises l’avocat des transformations à entreprendre, se fondant sur une analyse lucide de la situation rennaise : « Faute de quai ou de chemin de halage, les mariniers sont obligés de faire passer les bateaux en les poussant à la perche dans les circonstances assez rares où la rivière leur présente un tirant d’eau suffisant. Il n’y a ni cales de déchargement, ni port qui mérite ce nom. Le cours de la Vilaine, s’il était amélioré de manière à former un port, pourrait amener le commerce dans l’intérieur et presque au centre de la ville. Cette amélioration induirait encore un autre avantage : la rivière, maintenant resserrée au point d’inonder tous les ans les rues et les maisons voisines aux époques des crues, jouirait d’un débouché suffisant et ne franchirait pas les limites dans lesquelles elle serait contenue ; on ne verrait plus surtout les eaux manquant de profondeur, se corrompre, laisser à découvert les vases et les immondices accumulés, et former au milieu d’un quartier populeux, un foyer d’émanations insalubres ».

     Face à des édiles municipaux velléitaires, le préfet fait pression pour entreprendre la canalisation de la Vilaine. Dans l’urgence, la ville décide de confier l’exécution des travaux à l’ingénieur Coiquaud, et lui demande de faire des propositions. En 1837, le conseil municipal adresse une demande au ministre du Commerce et des Travaux publics pour la construction de cales et de quais nécessaires aux besoins du commerce. Il offre de participer au financement des travaux. En février 1838, Coiquaud présente un plan d’alignement : il faut tirer une tangente aux deux courbes de la rivière et édifier un canal bordé de hauts murs pour contraindre la rivière à suivre un nouveau cours. Le canal, encaissé entre deux quais de 10 m, aura une largeur de 25 m.
     Le projet implique la destruction de tous les immeubles privés et publics non situés à l’alignement du nouveau plan. Il s’agit en particulier d’abattre une partie des écuries de la caserne Saint-Georges, la vieille halle aux poissons, l’hôpital Saint-Yves, mais aussi de raser toutes les habitations de la rue d’Orléans s’avançant vers le Pont Neuf (dont l’Hôtel de la Corne de Cerf) ainsi que tous les immeubles entourant la tour d’Apigné.

     Le projet passe aussi par la réduction du nombre de ponts sur la Vilaine. Les huit ponts et passerelles existants sont réduits à quatre : pont de Chaulnes, pont de Nemours, pont de Berlin et pont Saint-Georges. Trois cales sont prévues, au centre et à chaque extrémité du bief, associées à quatre escaliers, de manière à augmenter les pôles de déchargement. Le projet Coiquaud est assez grandiose tant du point de vue de l’utilité que du point de vue de l’embellissement. Son grand inconvénient est son coût et l’opposition des intérêts qu’il suscite, car il impose de nombreuses expropriations.
     Or, l’endettement de la ville est alors tout à fait considérable. Le ministre de l’Intérieur exprime d’ailleurs des réticences : « Il est à regretter que la ville se livre à la fois à des entreprises aussi importantes, lorsqu’elle est grevée d’une dette considérable. En attendant l’approbation des projets de l’édifice universitaire, l’administration locale devrait préciser les termes et les moyens de remboursement d’un emprunt réduit à 800 000 F, si cette somme est reconnue indispensable » (13 novembre 1840). Mais l’opinion publique éclairée s’émeut de la persistance de la situation dont les inconvénients sont nettement perceptibles. La décision est arrêtée, les crédits sont obtenus.

     Le 22 juillet 1840, le projet d’exécution est déclaré d’utilité publique. Le 2 décembre est voté un ordre d’expropriation. Le 26 mai 1841, la ville reçoit l’autorisation d’emprunter. Les travaux débutent en 1841, ils s'achèvent en 1861.
     Le vieux pont Saint-Georges est abattu en 1842 tandis qu’on en édifie un nouveau. La passerelle Saint-Germain est détruite. En 1843, les quais sont construits entre le pont de Nemours et le pont de Berlin11 (quai Lamartine et cale du Pré-Botté). Les maisons de la rue d’Orléans et les halles sont abattues. Durant l’année 1844, on nivelle la rive gauche. En 1845, le Pont Neuf est abattu; il en va de même du pont de l’Isle, de la Tour d’Apigné, du moulin de la Poissonnerie. Les trois nouveaux ponts sont édifiés.
     En 1846, les quais sont prolongés à l’ouest jusqu’au pont de Chaulnes (quai Lamennais) et à l’est jusqu’au pont Saint-Georges (quais Châteaubriand et quai Émile- Zola). Fin 1846, si la rivière coule dans son nouveau lit, les travaux ne sont pas pour autant achevés. La ville ne veut pas détruire l’hôpital Saint-Yves avant de disposer d’un nouvel hôpital. Il faut attendre 1858 pour que la municipalité, disposant enfin d’un nouvel hôpital édifié sur les terrains de la Cochardière, puisse enfin achever la canalisation. Après la destruction de l’ancien hôpital Saint-Yves (quai Duguay-Trouin), l’essentiel des travaux s’achève en 1861. La construction du quai de Richemont est votée en 1861, mais il faudra de nombreuses années pour qu’elle soit achevée. À l’issue de ces travaux, la Vilaine se trouve profondément encaissée dans un canal qui coule à ciel ouvert au centre de Rennes.

     Sans attendre la fin des travaux, la municipalité s’est engagée dans la seconde tâche (1843) : rénover la ville basse et la mettre définitivement à l’abri des eaux. Contre toute attente, la canalisation n’a contribué qu’à aggraver la situation de la ville basse. Certes, le quartier n’a plus à craindre les inondations, mais un nouvel inconvénient majeur apparaît : les ruisseaux de Brécé et de Joculé se trouvent coupés de la Vilaine. Leurs eaux stagnantes continuent de recevoir débris et immondices. Les rues de la basse ville (rue du Champ Dolent, rue de la Parcheminerie) se trouvent désormais à deux mètres au-dessous du niveau du quai sud. Le conseil municipal du 10 juillet 1846 souligne que « l’exécution des travaux de canalisation loin d’améliorer sa condition, l’a au contraire rendue pire par la suppression des moyens d’écoulement des ruisseaux infects qui traversent son territoire, et par la surélévation du niveau des quais qui a enterré à une grande profondeur les quartiers qui y sont contigus ». Dès lors, la ville décide d’entreprendre la construction de deux rues perpendiculaires et de deux rues parallèles aux quais.
     La première rue perpendiculaire aux quais, la rue de Nemours, destinée à devenir « route royale de Bordeaux à Saint-Malo », est ouverte en 1847. Ces travaux stimulent la construction d’immeubles de rapport : « Les propriétaires firent surgir de ces cloaques, des constructions importantes qui ornèrent de suite ces voies nouvelles. Elles étaient colossales pour les moyens pécuniaires de quelques-uns d’entre eux, qui y employèrent non seulement les ressources de leur famille, mais encore celle du crédit que leur accorda la confiance publique» mais la rénovation de la ville basse marque le pas dans les années suivantes.
     En septembre 1849, le Conseil municipal annonce le comblement des ruisseaux de Brécé et de Joculé « après avoir ordonné la suppression des lieux d’aisance, des tanneries, amidonneries, porcheries et autres établissements insalubres qui y versent leurs immondices ». C’est faire abstraction de l’opiniâtre résistance des propriétaires.
     Les conditions de vie se dégradent chaque jour un peu plus. Les habitants adressent de nombreuses pétitions à la mairie : « Les propriétaires et habitants riverains de ci-devant ruisseau de Brécé qui ne contient que de la vase et immondices à la hauteur d’un mètre, ainsi que des animaux crevés, lequel répand dans tous les quartiers voisins, une odeur infecte et insalubre qui compromet leur santé, et même depuis longtemps, il existe un grand nombre de malades, par suite des miasmes contagieux qui s’élèvent du fond de ce ruisseau». Le quartier du Champ-Dolent se retrouve « à deux mètres en-dessous du niveau de la ville exhaussée », enserré entre le quai de Nemours et la rue de Nemours. La rue de la Parcheminerie est « transformée en deux impasses, réduite à deux culs-de-sac ». Il faut attendre 1862 pour que soient pris les décrets d’utilité publique autorisant l’ouverture de nouvelles rues au sud. Mais la procédure d’expropriation dure plus de trente ans.
     Entre temps la municipalité a dû s’occuper du Canal des Murs, devenu une source de pollution majeure depuis la construction des quais.

     Dès 1852, l’administration municipale a pris la décision de faire assainir le bras des Murs, mais les travaux de comblement prennent du retard. Deux années plus tard, le préfet rappelle au maire la nécessité d’entreprendre ces travaux sans tarder: « J’attire votre attention sur le bras de la Vilaine, dit Canal des Murs. Il y a là aussi grand danger pour la salubrité publique, et il serait bien à désirer que le conseil municipal prît de suite les mesures nécessaires pour faire cesser un état de chose qui, dans le cas d’épidémie, aurait une influence des plus fâcheuses » (2 septembre 1854).
     En 1860, le fossé sud est enfin comblé. Sur son emplacement est construit le grand boulevard de l’Empereur et de l’Impératrice (actuel boulevard de la Liberté). Le comblement du bras des Murs a le mérite de désenclaver le sud de la ville; mais la lenteur de l’opération en a compromis le développement. Certes, le drainage des eaux de surface a été opéré pour l’essentiel, rendant le quartier moins insalubre et les nouvelles rues parallèles au quai sont réalisées, bordées de quelques immeubles bourgeois, mais les anciennes rues de la basse ville avec leur population d’ouvriers et d’artisans, leur juxtaposition à de petites entreprises, d’entrepôts, des échoppes d’artisans perpétuent le mode de vie traditionnel.
     En 1897, A. Leclerc peut encore écrire dans sa thèse de médecine : « De larges voies avaient assaini les quartiers, autrefois si malsains, du Champ-Dolent et de la Parcheminerie, alors désignés sous le nom générique et significatif de la basse ville ; mais, les rues enserraient des groupes de maisons irrégulièrement construites, bâties sans aucun souci de l’hygiène. Au fond des cours mal pavées, d’une propreté douteuse, se trouvait le puits où s’alimentaient les habitants de ces petites cités ouvrières. Très peu de maisons possédaient des fosses d’aisance, et, le plus souvent, les matières s’écoulaient plus ou moins directement dans les égouts ».

     L’histoire des cours d’eau à Rennes ne s’achève pas ainsi. Avec l’arrivée des chemins de fer, le rôle économique de la Vilaine comme moyen de transport des marchandises apparaît très surestimé. La possibilité d’exploiter la technique du béton armé permet sa couverture (1911 et 1913)15, entre le pont de Berlin et le pont de Nemours, et la création de la nouvelle place de la République qui fait face au Palais du Commerce. À l’endroit où se tenait autrefois (jusqu’en 1839) le marché du Pré-Botté puis la cale du Pré-Botté (après les travaux de 1840-1843), lieux d’activité économique intense, on trouve désormais un jardin public de grande importance qui masque totalement la rivière enterrée. Des années plus tard, la Vilaine est recouverte en aval du pont de Nemours. La rivière a presque disparu du centre.
     À la fin des années 60, le triomphe de l’automobile et la fréquentation croissante du centre conduisent l’autorité municipale à prolonger la couverture de la Vilaine à l’ouest de la place jusqu’au pont de la Mission. Les anciens quais se transforment en voies de circulation.
     Un siècle de projet modernisateur a transformé radicalement le régime des eaux et le rapport de la population à son cadre aquatique. Cette mutation marque à la fois le triomphe de l’esprit scientifique et la mort d’un mode de sociabilité que les villes de ce début du 21e siècle semblent aujourd’hui rechercher.
     Cette mutation se traduit aussi bien dans l’agencement des maisons, le fleuve canalisé, les conduits enterrés, le large boulevard. La rivière paresseuse et les ruisseaux parcourant la ville, objets d’usages multiples, artisanaux, hygiéniques, ludiques vont disparaître. L’eau qui s’écoule librement dans la ville, qui déborde, qui inonde, l’eau des plaisirs du bain et des jeux, l’eau des laveuses et des artisans n’a plus le droit de cité.
     L’eau n’est plus envisagée que sous ses dimensions utilitaires, strictement différenciées : l’eau brute pour le nettoyage de la ville, l’eau potable de l’alimentation, l’eau domestique, l’eau industrielle, l’eau des piscines et des bains douches, l’eau ornementale des fontaines.
     À Rennes, comme dans beaucoup d’autres villes française, au 20e siècle, la rivière a dû se plier aux nouveaux impératifs des temps modernes : faciliter les flux commerciaux ou disparaître. Mais, les villes du 21e siècle commencent à remettre en cause ces choix. De Séoul à Bordeaux, la redécouverte des rivières au coeur des villes est au coeur de la post-modernité.