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Dossier
#12
Un nouveau dialogue entre Rennes et ses rivières
RÉSUMÉ > Rennes a bénéficié très tardivement de ses avantages naturels. Avant de devenir navigables, l’Ille et la Vilaine ont été longtemps obstacle et frontière. L’insalubrité et les inondations ont conduit au douloureux enfermement de la Vilaine dans sa traversée du centre-ville, interdisant de poser avec justesse les élé- ments naturels du dialogue qui aurait permis aux Rennais de converser avec la Vilaine. Aujourd’hui, ce malentendu se dissipe peu à peu. À l’est comme à l’ouest, la Vilaine redevient la scène où se dé- roule la mise en scène du futur.

     Présences de l’eau et du minéral à Rennes, appoggiatures successives du végétal et du construit qui jouent en contrepoint sur des eaux douces au naturel mais durement contraintes dans la traversée de la ville… L’espace est arbitre du temps qui mêle et entremêle les traces de l’Histoire et la lutte des matières vives. Il y a un parfum d’aventure dans les relations des Rennais avec l’Ille et la Vilaine : eaux sombres, douces et faibles, jamais angoissantes puisque domestiquées. Et pourtant on ne peut oublier les crues et les insalubrités longtemps dé- noncées : jusqu’à la fin du siècle dernier, l’inabouti, l’hostilité des eaux alternait avec la ville en devenir. Il a fallu une volonté politique affirmée pour domestiquer le bassin de la Vilaine, pour que le tissu ne se relâche plus. Vogue la vallée ! la Vilaine jouit aujourd’hui des miracles rêvés.
     Dans la matière du sol premier coulent les deux rivières. Elles ouvrent le socle, occupent la plaine marécageuse, bonne défense pour la ville. L’établissement primitif s’est fixé près du confluent sur une avancée du sol ferme : un rétrécissement de la vallée permettant la construction facile d’un pont, tout proche de celui qui franchissait l’Ille. À Rennes, l’unité vient des fleuves, de leur flot, des masses d’eaux, de leur confluence ; le plus ancien nom de Rennes, datant de l’époque gauloise, fut justement Condate : le confluent.

La moyenne Vilaine fut longtemps un obstacle et une frontière

     La Vilaine venant de l’est décrit ici un angle droit pour se diriger vers le sud de sorte que son affluent, l’Ille, venu du nord, dessine avec la moyenne Vilaine un axe de circulation nord-sud, c’est-à-dire Manche-Océan, tandis que la haute Vilaine lance une antenne vers l’est du massif armoricain et vers le bassin de Paris. La topographie ajoute sa valeur à celle de l’hydrographie. Cet axe de l’Ille et de la moyenne Vilaine souligne un fuseau de terres relativement basses, s’allongeant de la baie du Mont Saint-Michel à l’estuaire de la Loire.
     Vers son milieu, le fleuve s’élargit sous le nom de bassin de Rennes. Lieu de convergence hydrographique, ce bassin, outre l’Ille et la Vilaine, attire la Seiche, le Meu, et de nombreuses rivières secondaires. Mais aucune de ces rivières n’est naturellement navigable ; les premiers bateaux ne circulèrent sur la Vilaine qu’au 16e siècle, sur l’Ille qu’au 19e. Loin d’expliquer la naissance de Rennes, c’est la présence de Rennes qui a déterminé la création des voies navigables.
     Les vallées ne servirent pas davantage à la circulation terrestre. Les plus vieux itinéraires que nous pouvons reconstituer coupaient à travers les collines, multipliant rampes et descentes, négligeant la vallée voisine, où la gorge alterne avec le marécage. Les voies romaines retrouvées qui traversent Betton vont droites, pour éviter toute courbe impraticable par les attelages de l’époque. Il faut arriver à l’ère des chemins de fer pour qu’une voie nord-sud emprunte les vallées de l’Ille et de la Vilaine. Loin de constituer une voie de passage, la moyenne Vilaine représenta longtemps un obstacle et une frontière : ligne d’arrêt de la langue bretonne, limite de divisions ecclésiastiques au Moyen Age, limite souvent des divisions féodales.

L’extension de la ville dans les marais a posé d’ardus problèmes d’urbanisme

     La topographie du bassin ne paraît pas plus apte à justifier l’existence d’une grande ville. Celle-ci n’était pas, à l’origine, le centre-né d’une riche région agricole. Les sols y sont lourds, difficiles à travailler. Ils retournent vite à la lande. Pas davantage la nature ne fournit de matériaux de construction propres à bâtir une capitale. Le schiste briovérien ou précambrien du bassin se débite en plaques inutilisables. Les rares gisements calcaires ne donnent que des matériaux inconsistants. Jusqu’à l’ouverture des voies navigables, Rennes resta une cité de bois et de torchis.
     Il faut donc se rendre à l’évidence. La géographie n’a pas « déterminé » le site d’une métropole. Rennes n’a profité que très tardivement de certains de ces avantages naturels. Par contre le site justifie pleinement la colonisation des lieux : une butte aux traits assez nets domine de quelques quinze mètres les cours marécageux de l’Ille et de la Vilaine, s’avançant en proue vers le confluent. L’avantage militaire – fortification facile – s’ajoute à l’avantage commercial : la largeur de la plaine humide à traverser se réduit grâce à cette butte. Vers le sud, une terrasse alluviale arrive près du fleuve ; vers l’ouest, la vallée de l’Ille reste assez étroite à la hauteur de Bourg-l’Évêque.
     La traversée de ces vallées est donc assez facile et les routes peuvent s’en échapper très vite pour monter sur les collines plus sèches. Plus tard, la position de la ville pourra paraître inconfortable : la descente de la butte, l’extension de la cité dans les marais poseront d’ardus problèmes d’urbanisme. On peut déjà parler en ce milieu du 19e siècle de conquête de terres hostiles.

Les deux rivières font circuler le sang de la cité

     C’est aussi une évidence, on a toujours trouvé de la vie autour, le long et même dans les cours d’eaux, les rivières, les fleuves. Toutes sortes de vies, de rythmes et de genres différents ; instinctive et fébrile, animale, hiératique et altière, végétale et aussi, pourquoi pas, minérale, organisée et poétique quand on veut bien s’en donner la peine, c’est-à-dire : humaine.
     La Vilaine et l’Ille sont proches, même si on ne les voit pas toujours. Même si les berges ont été domestiquées, livrées au passage des hommes et des transports, les deux rivières déploient le paysage, elles s’y répandent à l’ouest de la ville. C’est l’artère et la circulation du sang de la cité. Elles galbent leurs rives, leurs méandres autour de la vie retrouvée. Regardons ces cours d’eau traverser l’espace loti : plutôt rivières que fleuves, ils n’échappent pas à cette règle d’organisation autour d’eux depuis la nuit des temps.
     Ce qu’il y a de sympathique dans un paysage fluvial, ce sont les discours sensibles et subjectifs qui l’accompagnent. Les mots traduisent toujours les désirs de nature, d’environnement et de site originel. Ce sont des images d’un symbolisme poétique caractérisé qui envahissent par bouffées l’entendement et la sensibilité : c’est tout un univers de berges et d’herbes en touffes, de jeux d’ombres douces et de contre-jours chromatiques qui rassemblent en un instant tous les genres et les rythmes de vie. Les Rennais sont-ils sensibles à cette évocation ?

La scène où se déroule la mise en scène du futur

     Côté cour, côté jardin ou côté ville, côté nature. En fait côté construit organisé, et côté eau et verdure, c’est-àdire symboliquement naturel. Entre ces deux mondes, l’un rigoureux, normalisé, l’autre ouvert, lieu de satisfaction des désirs, il y a les cours d’eau, scène de théâtre sur laquelle se déroule la mise en scène du futur. L’Ille et la Vilaine sont les lieux de transition par excellence, réservé aux activités humaines dans un espace lui aussi construit qui fait communier la ville (côté cour) et la nature (côté jardin).
     Depuis quelques décennies, les berges de l’Ille et de la Vilaine constituent un vivier où des urbanistes, des paysagistes et des architectes accompagnent la politique de l’espace. Cette pratique a fini par produire une sorte de nouveau paysage architectural dont la rivière est une constance dans le projet. L’enchaînement des lieux suggère une action dynamique et la variété établit la permanence.
     Reprenons le corps du fleuve et suivons cette alchimie complexe qui fait une ville. En amont et en aval, les acteurs ont compris très précisément l’importance fondamentale de cet échange entre la ville et l’eau qui la traverse : faire preuve d’humanité, pourrait-on dire, après ce douloureux enfermement du fleuve dans sa traversée du centre de la ville ; des quais fortement minéralisés (1841-1845) puis une couverture dallée (1913) et un parking (années 1960) ont (définitivement ?) interdit de poser avec justesse les éléments naturels du dialogue qui aurait permis aux Rennais de « converser avec leur Vilaine ». Aujourd’hui, les aménageurs leur répondent en se laissant séduire par l’autorité tranquille de l’emprise des eaux.

     À l’est de la ville, venant de Cesson-Sévigné, on voit la Vilaine, bien ouverte, déjà enfermée dans un axe contraignant, bordée par une végétation qui lui donne cette image paysagère recherchée. C’est une vue bien ancrée, presque ancienne. Une image d’ordre, de domestication réussie. Le fleuve est là, on le sait. Il vient de loin. Un pont l’enjambe au niveau de l’entrée de la plaine de Baud ; pas de péniches mais la pratique de l’aviron.
     On rêve, qu’un jour, la ville tentaculaire ose épouser le fleuve à un endroit choisi. On rêve à un projet d’urbanisme ambitieux qui marierait les architectures aux eaux vert-de-gris à reflets d’étain et de céruse. On rêve à un pont, un Rialto de fer et de béton, à cheval sur le fleuve, un pont fantastique. La Vilaine entrerait dans la ville nouvelle et cette dernière serait fécondée par les eaux vertes et argileuses. Un pont de prouesse, l’université sur l’eau, des habitations, des bureaux, des bâtiments publics mobilisant toutes les audaces des architectes : tout le monde aurait à gagner à cette contemplation de l’eau, du temps, du mouvement, des moires…La Vilaine partagerait la vie des nouveaux résidents.
     Ce rêve prend forme : Baud-Chardonnet, cet endroit secret, longtemps livré aux activités polluantes, participe à la croissance urbaine. Des jardins familiaux, des promenades publiques, des logements et des bureaux… une nouvelle Zac va naître, voici l’aboutissement ultime d’une ère de nuisance et de transformation. La ville gomme ainsi dans ses miroirs les alchimies de sa genèse. Sur l’esquisse du projet, les immeubles qui se reflètent au bord des eaux semblent se souvenir des efforts faits pour domestiquer des lieux longtemps exposés aux hostilités engendrées par un fleuve capricieux. Fonder un quartier à partir de rien, ou mieux, de friches en cours de dépollution. Choisir un projet qui dessine le plan « rationnel » d’une ville contemporaine en renouant avec les éléments naturels. Les architectes urbanistes Reicher et Robert et Associés, les paysagistes de l’Atelier Osty et Associés, lauréats de ce projet en cours, déploient leurs architectures dans un paysage « typique » de bassin fluvial ; l’homme se donne le droit d’artificialiser la nature afin d’atténuer les effets de la densification.
     Suivant la berge qui conduit à la promenade de la cale de la Barbotière, on pourrait croire que la ville, c’est surtout un passé ; pour les aménageurs, c’est d’abord un avenir. Les nouveaux immeubles constituent des ruptures dans les styles et les couleurs . Cette architecture « urbaine », avec sa diversité des formes et ses inégalités, plait finalement, parce qu’elle répond à une forte demande de logements et que le décor construit n’est jamais monotone. Les habitants sont conscients de participer à une nouvelle manière de vivre, c’est « l’esprit ville nouvelle » avec ses contrastes et ses contraintes. Au coeur du nouveau quartier, la passerelle des Bonnets Rouges rappelle que la Vilaine est là, permettant de garder l’unité qui fait la ville.

Mabilais et Papeteries de Bretagne : une architecture de plaisir

     En aval du fleuve, à l’ouest de la ville, les quais de La Mabilais offrent désormais cette image de reconquête : alchimie des eaux , autour des péniches et des bateaux de plaisance. La ville a reconquis ces lieux longtemps voués aux activités artisanales et industrielles. Tout le monde a gagné à cette contemplation de l’eau, du temps, du mouvement… La Vilaine est là, un paysage de fleuve, les eaux enrichies par la confluence, la verdure, les quais, les balcons et les promenades au bord de l’eau. La reconquête des berges a été au coeur de la problématique des aménageurs, les rives de la Vilaine étant l’axe structurant de la réorganisation des quartiers du Mail et de la Mabilais.
     L’urbaniste Alexandre Chemetoff a conduit ce programme : unité de paysage, modélisation du cadre de vie, respect identitaire de ces lieux historiques, équilibre social… Tout ceci renvoie à l’univers magique et infini du plaisir, plaisir de voir, d’imaginer, de sentir, de savoir aussi. Créer une architecture de plaisir ! Cet acte volontaire de projet urbain est un évènement majeur dans la politique de l’espace rennais. Désormais on n’occulte plus les fleuves, cette donnée vitale joue un rôle déterminant pour l’équilibre de la cité.
     L’ensemble bâti sur ces rives se poursuit vers l’ouest : sur l’ancien site industriel des Papeteries de Bretagne, l’opération d’urbanisme de la Zac a prévu l’aménagement d’une promenade et un tronçon supplémentaire de bord de Vilaine. Les transitions sont assurées et conduisent au site de l’écluse du Moulin du Comte cité dès le 15e siècle. L’enchaînement des lieux suggère une action dynamique et la variété établit la permanence.

De Bourg-l’Évêque aux Prairies Saint-Martin

     À la confluence, mille correspondances, ignorées et ténues, alimentent ces allers-retours perpétuels entre la ville construite, la ligne droite du canal de l’Ille et son cours « presque » naturel à l’ouest de Bourg-L’Évêque. Dans les années 1970, ce quartier s’est identifié à une émotion, celle de son entrée dans le monde des villes et de l’architecture tout à la fois. Cette architecture (architecte Georges Maillols), avec sa verticalité affirmée, assure la lecture lointaine. Les immeubles dotés d’alignements de fenêtres renforcent cet élan vertical , tandis que l’emboîtement d’échelles qui se révèle en lecture rapprochée donne la mesure humaine du lieu habité.
     L’Ille participe à cette mise en scène : civilisée et polie d’un côté, toute en nuance et perméable à toute idylle avec la nature de l’autre. Ce lieu construit où deux grandes lignes de force s’affirment à l’est a vécu l’intelligence raisonnée des hommes qui l’ont créé. C’est la croisée du chemin entre le cours originel et la mise en ordre de la nature, entre le discours de la raison et celui du coeur. On ne pouvait rêver osmose plus complète.
     En remontant le cours du canal, on goûte à la présence de l’eau ; on regarde les maisons et on apprend à relever les détails surprenants, une architecture du déconstruit, du décrochement, des rapports de matériaux presque insolites. Au niveau de l’École nationale supérieure d’architecture de Bretagne, un bras de l’Ille nous renvoie à l’histoire de la rivière faite de méandres et de dépôts sédimentaires. On voit à quel point l’architecture de cette école (architecte Patrick Berger) convient à l’île en épousant ses contours. Il y a comme une émotion esthétique dans la présence d’un lavoir, image d’un autre temps mais aussi mariage de raison , liaison satisfaisante pour l’esprit et le sens donné à la politique de l’espace. La ville est faite de ces mélanges de l’agrégat serré au rythme naturel de l’eau.
     Un immeuble, un bras de rivière, un lavoir, une écluse, une architecture industrielle… et plus loin un milieu humide, les Prairies Saint- Martin. L’inabouti où la végétation spontanée alterne avec la ville ordonnée. Ces terrains répercutent l’écho des quartiers voisins. Aires de lacunes, aires soumises au regard attentif des riverains et des défenseurs d’espaces conservés. Car la ville change et se cherche, s’exerce en tout lieu. L’Ille et la Vilaine ont créé des vallées vivantes, des vallées volubiles qui s’habillent de réseaux, de symboles ; les espaces non lotis des prairies tâtent vers les eaux primordiales, cherchent leur âme du côté de l’Ille, varient, voyagent, se reposent autour des friches industrielles en méditant sur un avenir chargé de projets. Les futurs quartiers de la Zac de Plaisance et de la Zac d’Armorique doivent participer au dialogue désormais établi entre la ville et ses rivières.

     Ainsi Rennes retrouve ses berges ! Tout le monde gagner à cette nouvelle contemplation de l’eau, du temps, du mouvement, des moires… La métamorphose des rives se révèle au promeneur. La reconquête de l’eau se faisant par étape, on regarde, on suppute. Chaque jour quelque part le long des berges nait un nouvel espace, embryonnaire. Cela s’esquisse, s’installe, puis donne la vie. C’est la vallée vivante, la vallée volubile qui s’habille de ponts, d’immeubles, de réseaux… Il y a un parfum d’aventure dans ces transfigurations savamment mises en scène. Cueillons dès aujourd’hui les plaisirs des sens que nous offre cette reconquête, l’alchimie intérieure de chacun fera le reste, tout naturellement.