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Dossier
#15
Une nouvelle scène artistique rennes émerge
RÉSUMÉ > Une nouvelle génération de jeunes artistes est en train d’émerger à Rennes. Ceci grâce à un écosystème (lieux, instances, réseaux) qui favorise la création. Aujourd’hui, la « scène rennaise » de l’art contemporain s’exporte un peu partout en France et dans le monde, contribuant à l’attractivité de notre métropole. Raison de plus pour ne pas relâcher l’effort, plaide Patrice Goasduff.

     Ils ont entre 25 et 35 ans et présentent leur travail au niveau local, régional et national. Ils ont des pratiques novatrices, parfois déroutantes, et participent tous activement à cette scène émergente rennaise qui s’exporte. Ils se nomment Antoine Dorotte, Laurent Duthion, Julie-Christine Fortier, Nikolas Fouré, Angélique Lecaille, Briac Leprêtre, Damien Marchal, Benoit-Marie Moriceau, Samir Mougas, Yann Sérandour pour n’en citer que quelques uns.
     Ils ont été formés dans des écoles d’arts ou des universités de Bretagne ou d’ailleurs et chacun à sa manière développe un travail singulier qui fait écho à l’architecture, l’urbanisme, l’archive, l’histoire de l’art, la conquête de l’espace, la mythologie, les mutations biologiques, le tag, la BD, les jeux vidéos…
     Ils font partie de ces artistes qui n’ont pas choisi un médium unique comme moyen d’expression mais préfèrent en expérimenter plusieurs, passant aisément de l’aquarelle à la sculpture (Briac Leprêtre), de l’installation à la photographie (Benoit-Marie Moriceau), de la gravure à la vidéo (Antoine Dorotte), de la manipulation génétique à l’art culinaire (Laurent Duthion), de l’eauforte à la mosaïque (Nikolas Fouré).

     Ces jeunes artistes, comme on les nomme également, ont des points communs : celui de pratiquer le dessin - qu’ils manient avec virtuosité - sous toutes ses formes, dans tous les formats et sur tous les supports. Ils font partie d’une génération en mouvement qui ne cesse de circuler, de se déplacer ici et là où l’art contemporain se montre. Ils exposent en France et à l’étranger, dans des espaces associatifs, alternatifs, des galeries privées, des centres d’art, des Fonds régionaux art contemporain, des musées, des institutions prestigieuses comme le Musée d’art moderne de la Ville de Paris ou le Palais de Tokyo, devenus des références en termes d’art contemporain en France. Ils exposent également dans des espaces extérieurs publics ou privés, répondent à des commandes publiques et des « 1 % artistique ». Ils sont pour la plupart représentés par des galeries de Nantes, Bordeaux ou Paris qui diffusent leur travail auprès de collections publiques et privées et ce, pour certains d’entre eux, au niveau européen.
     Ces artistes, indépendants et entreprenants, qui entretiennent des réseaux professionnels et médiatiques nationaux, proposent une production artistique que l’on peut qualifier d’émergente.

L’émergence, un phénomène artistique

     Le terme d’émergence est généralement lié à des secteurs de la recherche comme la physique, la biologie, l’écologie, la socio-économie, la linguistique et autres systèmes dynamiques comportant des rétroactions. Ce terme désigne l’apparition soudaine de nouvelles caractéristiques à un seuil critique de complexité. On peut qualifier un phénomène « d’émergent » lorsque l’ensemble fait plus que la somme de ses parties. Ce terme est également utilisé dans le champ de l’art pour qualifier de jeunes artistes qui « émergeraient » de la masse, en quelque sorte. Or il me semble que la définition peut être élargie et que ce terme peut être employé pour qualifier ce que produit un artiste au sein de son travail d’une part et au sein de la société d’autre part.
     L’intégration du mot « émergent » au vocabulaire utilisé dans le champ de l’art induit l’idée selon laquelle la recherche existe dans le domaine culturel. La culture peut donc être apparentée à un domaine de recherche et les artistes à des chercheurs non spécialisés, ou plutôt pluri-spécialisés. À l’instar de Laurent Duthion qui développe depuis dix ans avec l’Institut national de recherche agronomique des recherches sur le polygreffage, technique qui consiste à associer par greffe plusieurs variétés et espèces d’arbres fruitiers (mirabelle, prune, abricot, amande, pêche).
     Ces recherches ont abouti et les arbres fruitiers polygreffés sont aujourd’hui visibles au château d’Oiron (Deux-Sèvres). Cette collaboration fut possible parce que la finalité des recherches de l’artiste étaient esthétiques et non commerciales: l’Inra considérant comme supérieur l’échanges d’informations liées à cette recherche, ils ont décidés d’aider l’artiste dans sa démarche.
     Le travail et la position de l’artiste sont complexes. L’artiste rassemble et réunit des sources et des domaines différents qu’il confronte dans ses oeuvres et dans son travail. C’est un chercheur d’idées et de formes permanent. Il utilise les matériaux disponibles sur le marché, anciens ou nouveaux (parfois tout nouvellement commercialisés), nobles ou pauvres, neufs ou de seconde main, matériels ou immatériels. Il crée des rapprochements inattendus, compile, lie et délie, analyse les rétroactions dans un but de recherche intellectuelle, esthétique, formelle, émotionnelle, pouvant d’ailleurs provoquer attirance ou rejet.
     L’artiste choisit un matériau non seulement pour ce qu’il est mais aussi pour ce qu’il représente, pour l’information qu’il véhicule, et le rapproche d’un autre matériau pour des raisons similaires, opposées ou complémentaires. Leur rapprochement ne se réduira pas à une somme de matériaux mais à une somme d’informations. Le sens de l’oeuvre n’est alors pas uniquement lié à sa forme, à ce qu’elle donne à voir, mais à un conglomérat d’informations.
     Ainsi, selon notre définition, la proposition artistique produit de l’émergence, l’ensemble faisant plus que la somme de ses parties et adoptant un comportement caractérisable sur lequel la connaissance détaillée de ses parties ne renseigne pas complètement.
     Cette manière de faire et de produire des oeuvres, entretenue par un système de l’art local structuré en lien avec le réseau national et international, contribue à créer ce que l’on peut nommer une scène artistique rennaise.

     Dans le système de l’art contemporain, la vitalité d’une scène artistique locale, comme régionale, dépend en partie de la qualité et de la diversité des infrastructures opérantes sur son territoire. Elle se mesure également au nombre d’artistes, de commissaires d’exposition, de critiques d’art et de galeristes qui choisissent d’y résider.
     Rennes est une ville universitaire et d’études supérieures qui concentre plusieurs cursus en art contemporain (histoire et critique des arts, arts plastiques, École européenne supérieure d’art de Bretagne, écoles d’arts appliqués) accompagnés d’outils exceptionnels comme les Archives de la critique d’art. Des professionnels (artistes, critiques, commissaires d’exposition) sont formés sur ce territoire avant de s’envoler vers d’autres horizons. De nombreux directeurs de centres d’art et de Frac qui exercent aujourd’hui en France ont ainsi été formés en histoire de l’art à l’Université Rennes 2.
     Différentes infrastructures publiques et privées défendent la création sur ce territoire: un centre d’art, une Biennale d’art contemporain, 40mcube, Standards, deux galeries privées, une galerie universitaire, un Fonds régional d’art contemporain, un Fonds communal, un Fonds départemental, des centres culturels et autres structures satellites non dédiées. Parallèlement des dispositifs de soutien aux artistes et à la création existent. Ils ont été mis en place par les différentes collectivités territoriales et la Direction régional des affaires culturelles (bourses à la création, aides à l’installation, ateliers…).
     Malgré ces atouts, les artistes s’implantent peu sur le territoire et migrent vers Paris ou Nantes. On remarque également la quasi-absence d’un marché de l’art contemporain au niveau local, les collectionneurs se rendant à Paris pour faire leurs achats.
     S’il est sain que les jeunes professionnels formés à Rennes partent de la ville et/ou de la région où ils ont étudié, la possibilité d’y revenir pour exercer sur et depuis ce territoire doit être envisageable pour eux. Ceci peut se faire s’ils trouvent un atelier à loyer modéré (ce qui est notamment permis avec les ateliers de la Ville de Rennes), s’ils trouvent des coproducteurs pour produire leurs oeuvres, s’ils peuvent montrer leur travail dans des espaces d’exposition disposant de réseaux nationaux, bénéficier de résidences rémunérées, et s’ils ont la possibilité de vendre leur travail. Ce sont les conditions nécessaires pour convaincre les jeunes artistes de rester sur un territoire. Si les territoires n’offrent pas ces possibilités, les créateurs migrent vers ceux qui leur paraissent plus attractifs.
     Pour retenir et attirer les artistes plus confirmés, les villes se doivent d’avoir d’autres qualités. Les artistes confirmés ont des besoins plus précis. Ils s’intéressent à la qualité des ateliers, des professionnels, de l’enseignement dispensé, des moyens de communication, à la diversité et surtout au savoir-faire des corps de métier présents…
     Une scène artistique émerge quand, sur un même territoire, artistes confirmés, jeunes artistes, représentants d’institutions, collectionneurs et publics se côtoient et se rencontrent dans des lieux fédérateurs.
     Aujourd’hui, ce dispositif, ce maillage de structures complémentaires permet l’émergence d’une scène artistique à Rennes. Sachons la développer, la défendre et la valoriser. Permettre son développement et empêcher son évasion représente un véritable enjeu de territoire car l’émergence créatrice participe à l’émergence économique et inversement.

     Si l’art et la culture sont, de manière générale, des vecteurs de développement territorial, la présence d’une scène artistique émergente forte dans le domaine de l’art contemporain représente un véritable enjeu local. Ces artistes sont des chercheurs qui bousculent ce qui se fait et la manière de le faire. Ils multiplient les techniques et technologies qu’ils utilisent. Ils ne peuvent de fait pas les maîtriser toutes. Ils réunissent donc des spécialistes et des compétences dans le but de développer leurs oeuvres, à la manière d’un réalisateur qui s’entoure d’un cadreur, d’un monteur ou d’un preneur de son. Lorsque Benoît-Marie Moriceau réalise Psycho, et recouvre intégralement de peinture noire un hôtel particulier du centre-ville de Rennes, il travaille avec des producteurs, s’entoure de spécialistes en peinture biodégradable, d’alpinistes et d’un photographe afin de conserver les traces de cette oeuvre.
     Les artistes travaillent avec tous les corps de métier et font appel aux compétences de chercheurs spécialisés, d’industriels et d’artisans auxquels ils demandent souvent l’irréalisable dans un souci de précision et de perfection. Leurs interlocuteurs s’adaptent, font évoluer leurs techniques et process afin de répondre à leurs attentes. Dans ce réseau, chacun trouve son intérêt. L’artiste réussit à réaliser l’oeuvre telle qu’il l’a imaginée. L’artisan, le chercheur ou l’industriel, grâce à la recherche artistique, fait avancer sa propre recherche et bénéficie d’un transfert de technologie qu’il pourra valoriser dans le secteur marchand. L’oeuvre produite puis exposée devient alors une forme de vitrine pour l’artiste, le chercheur, l’artisan ou l’industriel. Elle montre une recherche et une maîtrise de techniques innovantes. Ce réseau est créateur d’intelligence ajoutée et contribue à l’identification d’un territoire comme un espace d’innovation.
     Aujourd’hui le public rennais amateur d’art contemporain est de plus en plus nombreux. Il est demandeur d’expériences sensibles et novatrices que les artistes sont en mesure de lui offrir.
     Un soutien amplifié à la création constituerait un véritable investissement productif et représenterait un signe pour les artistes de demain qui viendront à leur tour contribuer à faire de Rennes une place incontournable dans l’art contemporain d’aujourd’hui.