C’est après avoir remporté un concours international pour la création d’une biennale d’art contemporain à Rennes que je m’y suis installée, en 2007. J’avais proposé un projet qui allait au-delà d’une simple exposition et interrogeait la notion de valeur d’un acte de production par la rencontre entre des artistes et le monde de l’économie et du travail. Ce qui allait devenir les Ateliers de Rennes était dû à l’initiative d’un mécène rennais, le groupe Norac, et il fallait créer toute l’infrastructure pour organiser cette nouvelle manifestation, ce que j’ai fait avec mon association Art to be.
La première édition, intitulée Valeurs croisées, a eu lieu en 2008, et la seconde, Ce qui vient, en 2010. Toutes deux se sont tenues au Couvent des Jacobins, rouvert spécialement après des années d’inoccupation, et dans de nombreux autres lieux : le Musée des Beaux-Arts, l’École des Beaux-Arts, la Criée, le Triangle, le Centre culturel Colombier, l’Université Rennes 2, le Grand Cordel, 40mcube, et dans l’espace public. L’événement a accueilli environ 40 000 visites la première fois et 50 000 la deuxième.
Avant cette aventure, rien ne me prédisposait à venir dans cette ville, où je n’avais jamais mis les pieds. Je la connaissais de réputation, comme un lieu de vie agréable, une cité culturellement active, sans toutefois m’y intéresser spécifiquement. Ayant vécu à Berlin, Cologne et Paris, où les scènes artistiques sont foisonnantes et internationales, je n’avais pas encore connu cette échelle urbaine où l’art se joue sur un périmètre forcément plus concentré et moins cosmopolite. Je suivais bien sûr de loin en loin l’activité des lieux rennais d’art contemporain, la plupart du temps de qualité, mais sans avoir l’opportunité de les visiter, et je connaissais le travail de quelques artistes, critiques d’art ou chorégraphes qui y étaient installés.
C’est donc avec un regard neuf sur les réalités locales que je suis arrivée, et la mission qui m’était confiée m’a d’emblée amenée à nouer des relations avec la plupart des acteurs de l’art contemporain.
La manière dont j’ai été accueillie par la scène artistique rennaise se confond avec la manière dont la biennale elle-même était accueillie: une attente forte, une grande disponibilité à l’échange et à la collaboration, une accessibilité très appréciable des décideurs, mais aussi des interrogations sur le devenir du paysage de l’art contemporain rennais avec cette nouvelle venue. La biennale allait-elle faire de l’ombre aux acteurs plus petits : associations, centres culturels, etc. ou au contraire, allait- elle renforcer leur visibilité en attirant un public nouveau?
Les financements qui devaient lui être alloués par les instances publiques territoriales n’allaient-ils pas être soustraits à des projets moins spectaculaires mais tout aussi importants pour l’équilibre culturel à long terme?
Il me semble que ces inquiétudes légitimes des premiers instants ont été apaisées par l’installation progressive de l’événement dans le paysage, et cette tendance devrait se poursuivre avec sa troisième édition en 2012, organisée par une nouvelle association, Lucidar, dirigée par Anne Bonnin.
En effet, obéissant à une norme internationale implicite, une biennale a pour vocation de toucher un public élargi, bien au-delà de la région et du petit cercle des amateurs et des spécialistes, ce qui contribue à accroître le rayon de visibilité d’une scène locale, phénomène dont bénéficient les artistes et les lieux de diffusion de l’art qui y sont implantés. Il est à parier que d’ici cinq ou dix ans, on pourra dire que la création des Ateliers de Rennes a contribué à l’attractivité culturelle de la capitale bretonne, tout comme Estuaire sert celle de Nantes. Il faut donc souhaiter qu’ils perdurent.
Concernant les deux projets que j’ai eu la chance de mettre en place, s’ils s’inscrivaient dans un tel format de biennale, c’est-à-dire d’événement « spectaculaire » d’une certaine ampleur (de nombreux artistes exposés en même temps, avec des oeuvres inédites la plupart du temps, et parfois monumentales), ils étaient aussi empreints d’un désir d’aborder des préoccupations de fond, directement en prise avec notre système économique actuel et les représentations sociales, culturelles et politiques que celui- ci véhicule: pour Valeurs croisées, les quelque soixante artistes portaient un regard critique sur la marchandisation du monde, dont les différents composants sont de plus en plus ouvertement évalués sous l’angle du chiffre et de la rentabilité, et pour Ce qui vient, je proposais à presque autant d’artistes d’interroger notre relation à l’avenir, devenue problématique avec la fin du progrès et l’inquiétude devant la transformation des conditions d’existence sur notre planète.
Dans les deux cas, il s’agissait de voir comment les créateurs traduisent ces états de fait dans leurs oeuvres, et aussi de leur proposer un contexte conceptuel spécifique pour produire de nouvelles formes. Afin d’établir un dialogue avec leurs productions, j’ai invité des penseurs à alimenter la réflexion en amont, en aval et pendant le temps de l’événement. Il s’est ainsi construit autour de ces deux projets une forte impulsion intellectuelle propice à enrichir des processus d’écriture artistique ainsi que deux importantes publications.
Aujourd’hui toujours basée à Rennes, car y appréciant la qualité de vie et des artistes qui y sont implantés, je travaille comme commissaire indépendante dans différentes géographies mais j’ai aussi le désir d’oeuvrer sur place. Il me semble que cette ville a un potentiel pour accueillir des projets déployant une intensité critique et intellectuelle, touchant des préoccupations ancrées dans les grands questionnements artistiques de l’époque, dans les modes de vie et les rapports sociaux, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs.
Si on la trouve dans le champ chorégraphique grâce au Musée de la danse de Boris Charmatz, cette dimension manque un peu dans le champ de l’art contemporain, installé dans une certaine routine. Je pense que la scène artistique ne souffrirait pas d’être plus expérimentale, plus ambitieuse dans ses interrogations sur la place de l’art dans le monde d’aujourd’hui. Les Ateliers de Rennes peuvent y pourvoir tous les deux ans, mais que se passet- il dans l’entre-temps? Comme c’est le cas pour la danse, il faudrait parvenir à mieux déconstruire les habitudes, créer un contexte qui permette de prendre des risques artistiques et intellectuels, où se croisent de multiples enjeux et de multiples énergies venues de tous horizons.
Pour finir, à l’instar de beaucoup de mes confrères du champ artistique, j’éprouve le besoin d’une plus grande lisibilité de la politique culturelle de la Ville, car les derniers développements (incertitudes sur le sort de la Criée, restructuration du projet de la Brasserie Kronenbourg en salle d’exposition polyvalente sans direction artistique) ne sont pas des signes très moteurs. Comme eux, je reste persuadée qu’une ville crée de la valeur à moyen et long terme quand elle est audacieuse et sait exprimer ses visions propres, ses convictions et un engagement auprès des créateurs et de leurs intuitions, lesquelles ne sont pas toujours confortables ni directement solubles dans la médiation et l’action sociale.
Et tous les ingrédients sont là : une scène d’artistes émergents issus des écoles de la région, des artistes confirmés de grand intérêt, de jeunes commissaires issus du Master des métiers de l’exposition de l’Université Rennes 2, formation unique en son genre, des Archives de la critique d’art, des lieux de diffusion et des associations engagés auprès des artistes ainsi qu’une manifestation d’ampleur comme les Ateliers de Rennes.