<
 
Rennes des écrivains
#10
Christian Lejalé :
une ville où entrent
les vents marins,
et la vague, et les rêves
RÉSUMÉ > Né en Bretagne et Rennais depuis des lustres, Christian Lejalé est à la fois réalisateur et romancier. Côté cinéma, on lui doit le long métrage Loulou graffiti avec Anémone, Jean Réno et Patrick Timsit, sorti en 1991. Il est aussi l’auteur d’une vingtaine de courts métrages et de documentaires souvent primés, le dernier étant un portrait de l’auteur de bande dessinée François Bourgeon (Le Passager du vent, 2010).

Christian Lejalé (suite)       

      De même on lui doit des portraits d’Olivier Roellinger (Le cuisinier corsaire, 2001) et de Michel Le Bris (Un étonnant voyageur, 2000). Citons aussi Trois étoiles de mer, Toute la musique du monde, Toute la musique que j’aime, Contre vents et marées, L’île de Sein, Le rêveur d’étoiles… En tant que photographe, Christian Lejalé a réalisé une exposition sur Les remorqueurs de haute mémoire. Dans les années 80, il a également produit des grands spectacles comme Brendan voyage et Mémoire des écumes. Écrivain, Christian Lejalé est auteur de beaux livres, notamment Trois étoiles de mer et Voyage au pays des merveilles (2010), deux titres cosignés avec son complice, le chef breton Olivier Roellinger. Romancier, il a publié à ce jour quatre romans : Docker (Denoël, 1995), Les Abîmes (Denoël, 1997), L’Éclipse rouge (Flammarion, 2002) et enfin À l’encre de Chine (Livre 1, 2010). Ce dernier livre est paru dans la maison d’édition que Christian Lejalé a créée en 2009 à Rennes: Imagine & Co (www.imagineandco.com). Nous avons rendu compte de À l’encre de Chine dans le numéro 8 de Place Publique.

Une ville où entrent les vents marins, et la vague, et les rêves

     C’est quoi être d’une ville ? Qu’est-ce qui vous attache à elle ? Des souvenirs ? Alors je suis tout autant de Rennes que de Shanghai, d’Hanoï, de Damas, de Bénarès ou de Venise. Les souvenirs ne suffisent pas. Il faut quelque chose de plus pour être de quelque part. Moi, je me sens de Rennes parce que cette ville est la première qui m’a apporté la liberté, celle d’y vivre pleinement, mais aussi celle d’en partir et d’y revenir toujours avec plaisir. J’aime cette ville comme un bateau aime son port d’attache. Et plus le port d’attache est solide, plus le bateau peut aller loin.

Sous les toits, rue de Saint-Malo

     Quand je pense à Rennes, la première image qui me vient à l’esprit est celle de ce deux pièces sous les toits que nous avons habité, dans la partie basse de la rue de Saint-Malo, celle qui a été depuis rénovée. L’appartement était torride en été et glacial en hiver, mais on s’en moquait. Nous avions un peu plus de vingt ans. À cet âge la vie est toujours belle et insouciante aussi. Trois étages plus bas, il y avait une crêperie dont la patronne était d’une gentillesse aussi chaleureuse que sa cuisine. On vivait chichement mais avec gourmandise, au milieu d’un monde scintillant qui donnait l’impression de sortir d’une photo de Doisneau. J’aimais ses habitants bigarrés, son côte fête foraine permanente, son marché des Lices tout proche, l’impression que cette rue donnait de glisser en pente douce vers la mer. Un programme de rénovation y mit fin.

Quartier du Sacré-Coeur

     Notre immeuble détruit, on migra vers le quartier du Sacré-Coeur. L’ambiance y était différente, mais toujours égayée par cette gouaille populaire de ceux qui ne sont ni meilleurs, ni pires que les autres, mais plus vivants. Le matin, on entendait sonner les cloches de l’église voisine. L’école était à deux pas et, dans le très beau parc de Villeneuve, nos enfants faisaient enrager le gardien qui ne comprenait pas que les pelouses sont faites pour être foulées et non pour être tirées au cordeau. Deux étages au-dessus de notre appartement, un adolescent prénommé Régis s’était mis à la batterie. Il tapait sur ses caisses comme s’il martelait la vie pour lui faire rendre gorge et on feignait de ne pas l’entendre. À l’étage audessous vivait madame Stun, si pleinement souriante et si belle, quand bien même la vie l’avait ratatinée. On aimait bien madame Stun et madame Stun nous aimait bien. Un jour je suis allé la voir dans la maison de retraite où elle dût ensuite se résoudre à se retirer, comme on quitte la scène sur la pointe des pieds. Elle me demanda si je connaissais le moyen d’écourter sa vie qui, à ses yeux, n’en était plus tout à fait une pour justifier qu’on la prolonge. Son regard, face à mon silence impuissant, continue de me hanter.

Un directeur « un peu fou »

     Rennes, c’est aussi le sourire de ma fille qui, enfant, découvre la ville dans mes bras. Je suis aussi émerveillé qu’elle, si fier de lui avoir donné la vie. C’est le côté imprévisible de mon fils qui nous empêche de nous encroûter. On ne sait pas encore tous les deux, ces beaux voyages qu’on va faire ensemble. C’est le printemps inoubliable de 1981, celui d’une page politique qui se tourne, celui de nouvelles libertés. L’année suivante, une exposition de photographies au Théâtre de la ville me valut d’être embarqué dans l’aventure du Brendan Voyage que produisit et présenta le festival Les Tombées de la nuit. Jean-Bernard Vighetti, son directeur, était un peu fou. Le maire et l’adjoint à la culture avaient la sagesse de le suivre, ce qui est une bonne chose ; car il faut toujours emboîter le pas des gens déraisonnables qui, seuls, sont capables de faire de la vie un feu d’artifice.

Le Rennes des utopies

     J’aime quand une ville pétille d’ambition. J’aime quand elle est traversée par une vague invisible qui vous donne des ailes. J’aime qu’elle soit combative, qu’elle ne s’en laisse pas compter, qu’elle dise non à ceux qui lui disent « Non, ce n’est pas possible ». J’aime les villes qui continuent d’avoir envie de construire, envers et contre tout, un monde meilleur. Il y a à Rennes beaucoup de gens qui, sans tapage, continuent de croire, comme moi, à des utopies magnifiques et qui s’obstinent à vouloir leur donner vie. Ils ont raison. Dans cette ville, dans ma ville, je continue de réaliser des films, je continue d’écrire des livres. J’aime ce métier, qui n’en est pas tout à fait un, et qui consiste à imaginer des histoires pour tenter d’enchanter le monde, et pour faire en sorte qu’on puisse le comprendre mieux aussi.
     Ce quartier du Sacré-Coeur, nous ne l’avons pas quitté. Nous nous sommes juste un peu rapprochés des voies de chemin de fer, de ces départs que j’aime tant et qui m’ont conduit aux quatre coins de la planète pour voir ce qu’il y a là-bas, de l’autre côté. Les enfants ont grandi. Le quartier du Sacré-Coeur s’est transformé. Rennes change et c’est très bien ainsi, car ce qui ne bouge plus meurt. C’est pourquoi il nous faut être remuant.

Vu du haut des Champs Libres

     Pendant les périodes d’écriture, le soir, pour retrouver le nord de la réalité, j’aime arpenter la ville sans autre but que celui que me donnent mes pas. Parfois ils me mènent vers les étages supérieurs de la bibliothèque des Champs Libres d’où on peut voir le jour basculer presque tendrement dans les bras de la nuit. On dirait une histoire d’amour qui commence et qui pourrait être celle des passants que l’on voit traverser, d’un pas lent ou rapide, la nouvelle place des Libertés. Je les regarde ces mille destins qui se croisent et se télescopent parfois. « Bonjour, vous savez où se trouve la rue Leperdit ? » Il suffit d’une question pour modifier le cours d’une vie. Le sourire de cette fille qui descend d’un manège de la fête foraine va-t-il bouleverser le destin du garçon qui la regarde, ébahi, sans la connaître encore ? Ils se sont éloignés, je ne les vois plus, je ne saurai rien de l’histoire qui vient peut-être de commencer là. Et je me retourne vers tous ces livres qui sont derrière moi, si chauds, si rassurants, portes ouvertes sur tous les infinis.

Un sentiment de liberté

     C’est quoi être d’une ville ? Qu’est-ce qui vous attache à elle ? Tout ça, qui vient d’être dit, et le reste qu’il serait trop long de raconter ici. C’est de pouvoir être là, assis devant l’écran de mon ordinateur, et en même temps de voyager en Chine afin de raconter l’histoire de celle qui occupe le coeur de mes deux nouveaux romans. J’aime cette ville parce qu’elle m’apporte cette liberté-là et d’autres immenses bonheurs. Que lui souhaiter ? D’être plus que jamais audacieuse, de ne pas se recroqueviller sur le poison des habitudes qui figent et compromettent l’avenir, de faire triompher l’imagination, l’audace et l’enthousiasme qui seuls donnent corps aux horizons magiques. Laissons entrer les vents marins, et la vague, et les rêves. Voilà le voeu que je forme pour Rennes, afin qu’y pétillent les yeux des enfants et que s’éblouissent ceux des adultes qui leur ont donné vie.
     Aimons cette ville comme on doit aimer la vie, passionnément, et ne cherchons à laisser derrière nous rien d’autre que des souvenirs d’une tendresse inoubliable.