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Histoire & Patrimoine
#23
Université foraine,
une utopie en marche
RÉSUMÉ > L’Université foraine de Rennes lancée à l’instigation de l’architecte Patrick Bouchain est un projet ambitieux par sa visée (au fond il s’agit de reconstruire la société) et modeste dans sa démarche (réunir des gens, faire qu’ils s’expriment). Bref, atypique. Ce qui réjouit certains. Et en fait tousser d’autres. Notamment à cause de l’occupation prévue de la Faculté Pasteur (voir plus loin). Qu’importe, l’aventure est lancée et l’on ne voit pas ce qui pourrait la faire reculer.

     On reproche souvent aux projets urbains d’être ficelés avant que la population ne soit consultée. Voilà au moins une critique qui ne peut s’appliquer à l’Université foraine puisque par définition le projet est « vide ». Vide, du moins en attendant que les citoyens le nourrissent de leurs désirs.
    Cette impalpabilité du sujet, encore enfoui dans les limbes de formules prometteuses, est justement ce qui sème le trouble. Au fond, l’Université sera ce que vous déciderez d’en faire, avance en souriant Patrick Bouchain. Le flottement qui s’instaure depuis que le mot « Université foraine » a chu comme un ovni dans le ronron rennais fin 2012 fait partie intégrante de la démarche insolite et maïeutique de l’Ufo.  

     Non seulement le flottement, mais aussi les oppositions parfois indignées qui s’élèvent depuis quelques mois, participent du scénario attendu. Ce sont elles, ces rebuffades, qui transforment l’Université en sujet non clos, en objet de débat, en projet réel, en « work in progress ». Ceux qui le perçoivent comme une menace le font exisexister dans le tissu de la palabre urbaine.
     Ainsi, l’idée que l’Ufo occupe la Fac Pasteur a très vite suscité une levée de boucliers de la part d’un « quarteron de scientifiques à la retraite » (ce sont eux qui se nomment ainsi) considérant que le majestueux bâtiment se devait de perpétuer l’esprit scientifique pour lequel il avait été construit. Tiens, si l’on y exposait les riches collections zoologiques, botaniques, géologiques, instrumentales… aujourd’hui remisées dans d’invisibles catacombes ! Si on animait ces beaux objets, transformant Pasteur en « centre de culture scientifique », complétant l’actuel Espace des Sciences…

     Sans l’Ufo, ce projet « patrimonial » ne se serait sans doute pas exprimé. Le « quarteron » est devenu 300 signatures au bas d’une pétition. Alerte générale! Le maire Daniel Delaveau se fâche un peu, arguant qu’il a toujours promu la science à Rennes, glissant aussi que des représentants notoires de la droite locale (l’ancien président de Rennes 1 Claude Champaud) figurent parmi les signataires.
     De son côté, Patrick Bouchain fait le dos rond: le projet est très ouvert, la science peut évidemment y trouver sa place (impossible de dire laquelle à ce stade). C’est ainsi qu’il rassure les pétitionnaires lors d’une rencontre au sommet qui se déroule en février avec le maire et les scientifiques. Sortis de là, ces derniers ne désarment pas. Ils affirment rester « dubitatifs et critiques » face à cet « Ocni, objet culturel non identifié, complètement étranger à l’histoire de ce magnifique bâtiment ».
     L’affaire est donc loin d’être soldée. Mais cette controverse qui exhale un léger parfum de corporatisme professoral (n’est-ce pas une usurpation que de s’approprier le titre sacré d’« université » pour en faire un vulgaire objet de « foire »!), ne doit pas devenir l’arbre qui cacherait la forêt frémissante d’un projet expérimental et social hors du commun, risqué et audacieux.

     Revenons au démarrage de l’aventure. Au départ, il y a la personnalité de l’architecte et scénographe Patrick Bouchain. Inventeur hors-norme, il a à son actif de nombreuses réalisations souvent fondées sur la reconversion de sites industriels comme l’ancienne usine LU devenue Lieu Unique à Nantes. Plus récemment, on lui doit le musée Pompidou mobile. En 1999, il crée avec des amis architectes, artistes, politologues, paysagistes, etc. l’association Notre atelier commun. Depuis lors, ce Nac « a mené des projets liés au paysage, à l’architecture et à la ville », des projets qui « questionnent la dimension sociale, culturelle et environnementale de l’acte de construire ».
     Aujourd’hui « retraité », Patrick Bouchain veut approfondir cette aventure urbaine avec le Nac et à titre bénévole, précise-t-il. Son idée d’Université foraine, il l’a proposée à plusieurs maires de France, dont ceux de Nantes et de Rennes. Daniel Delaveau a dit « oui ». Il connaît Bouchain. Un rapport de confiance voire de complicité unissent les deux hommes. Cela depuis la construction de l’école « foraine » du Haut-Bois à Saint- Jacques de la Lande, structure en bois évolutive, et, à côté, l’aménagement de la ferme du même nom pour le théâtre Dromesko, Lily et Igor étant des amis de longue date de l’architecte. Donc, c’est décidé, Rennes sera « le laboratoire du possible ».

     L’idée de Patrick Bouchain est d’abord de trouver des lieux publics inoccupés, sans usage et sans projet. La Ville en a une poignée en réserve. Deux sont retenus: le moulin d’Apigné devenu briqueterie au début du siècle dernier et fermé depuis quarante ans. Et l’imposant bâtiment de la Faculté Pasteur en plein centre-ville, quasiment vide depuis 2006 à l’exception d’un dispensaire dentaire.
     Mais au fait, que va-t-on faire dans ces lieux? Ce qui revient à demander « Qu’est-ce que l’Université foraine? » Pour y répondre, Patrick Bouchain et son équipe1 ne sont pas avares de formulations de nature philosophique ou poétique. On peut en trouver la déclinaison dans la plaquette « Le manifeste de l’université foraine » sur http://universiteforaine.overblog.com, ou encore sur www.metropole.rennes.fr, avec l’enregistrement de la conférence donnée par l’architecte, en octobre, lors de Viva-Cités.

     Saisissons au passage cette formule de l’écrivain Jean- Pierre Thibaudat : « Au premier abord, rien de plus étranger que le mariage du mot « université », cette usine pérenne du savoir et de la transmission, avec le qualificatif de « foraine », mot venu de la foire qui sous-entend l’éphémère, le nomade. Mais rien de tel pour le dialogue et la rêverie que le mariage des contraires, la complicité des contradictions… » L’Université foraine, « ne se presse pas d’arriver à quelque chose. On vient là pour tâtonner, essayer. Faire des noeuds, des liens, nouer et dénouer à la fois ». L’Université est un « caravansérail (…) On se fait des amis, autant de complices. Et on repart (…) Ni cours, ni conférences, ni débat, des chantiers. Ouvertement hybrides, mêlant savoir faire, savoir défaire et savoir ne pas dire, alliant la main du maçon et celle du poète, la pensée sauvage à un jardin d’herbes folles, le diplômé au sans-papiers ».

     Elle est là, dans ces derniers mots, la vraie utopie : dans cette idée que l’Université foraine mettra « sur le même plan les savoirs abstraits, académiques, et les savoirs concrets, les savoir-faire. » Et cette formule appelée à rester : à l’Université foraine « un développement théorique magistral a autant de valeur qu’un boeuf à la ficelle cuisiné amoureusement. » Il s’agit donc d’une « université- auberge espagnole »!
     Quoi d’autre? Il s’agit de « créer les conditions d’une rénovation urbaine d’initiative populaire, de conception démocratique et de production joyeuse ». « D’agir à échelle humaine sur l’espace commun ». « D’offrir les conditions d’une école du faire ». De mener « une expérience solidaire de transmission ». De « rénover la démocratie par la fête ». De « reconstituer une communauté élargie autour de questions de “bien commun” pour faire la cité »…

     On peut dire, “tous ces beaux slogans, c’est bien joli, mais ce ne sont que des mots”. Eh bien non, car ce serait oublier d’une part que les « éléments de langage » pré-cités ne sont pas construits sur du vent, mais assis sur des expériences qui ont déjà fait leurs preuves dans d’autres villes. D’autre part, que la « machine » Ufo est déjà bel et bien lancée à Rennes depuis plusieurs mois.
     L’expérience, on parle plutôt ici de « références », c’est par exemple le Campement de la ferme du Haut-Bois à Saint-Jacques. C’est l’Atelier électrique de Tourcoing, lieu investi par un groupe d’habitants près d’un écoquartier, et où collectivement 60 maisons anciennes se reconstruisent. C’est la Condition Publique à Roubaix: le toit d’une ancienne filature investi par une artiste botaniste, projet écologique et pédagogique. C’est l’Académie Fratellini à Saint-Denis cernée de végétation luxuriante. C’est le Channel à Calais : la construction à peu de frais, avec chantier ouvert au public, d’une maison commune. C’est la friche Belle de Mai à Marseille: un morceau de ville occupé par des activités artistiques, ouvert sur le logement, le commerce, les services. C’est le 1 % scientifique aux Bains de Bègles à l’occasion de la rénovation de cette piscine: les rejets d’eau chlorée recyclés dans un bassin de plantes aquatiques.

     Enfin, il y a la maison de Sophie à Boulogne-sur-Mer: soixante maisons locatives en déshérence avec une population marginalisée. Jeune architecte, Sophie Ricard est venue s’installer dans un de ces logements pendant un an. En le rénovant, en l’ouvrant aux habitants, elle a eu un rôle d’entraînement et a pu gérer ainsi, au milieu des habitants, un chantier de renouvellement urbain dit sensible concernant l’ensemble du quartier et auquel chaque locataire a pris part.
     Et l’on en arrive à Rennes où précisément Sophie Ricard vient de s’installer pour l’Université foraine. Elle vit au Campement Dromesko, port d’attache de l’Ufo, depuis le début de l’année, et devrait migrer ensuite à la Fac Pasteur. Car c’est l’un des principes de la démarche Bouchain: pas d’interventions tonitruantes, mais la présence, le fait d’être là. C’est ce qu’il avait proposé en tant qu’invité du pavillon de la France à la Biennale de Venise en 2006: devant le public, il habitait le pavillon avec ses amis. Simplement cela.
     Avec ses complices, l’architecte a déjà bien investi le terrain rennais. Après la conférence de Viva-Cités début octobre 2012, Patrick Bouchain est allé rencontrer les élus un à un. En janvier, une subvention de démarrage – contestée par l’opposition – a été votée (50 000 € de la Ville, 50 000 de Rennes Métropole). Et surtout depuis fin novembre des « séminaires » de préparation sont régulièrement organisés. Trois de ces rencontres « publiques, libres et informelles » ont déjà eu lieu. À chaque fois sur deux ou trois jours et avec un thème différent. En mars, c’était à la ferme du Haut-Bois sur « les plaisirs et les malheurs du corps ». Le 18 avril, à l’hôtel de Rennes-Métropole sur « les arts politiques » et en présence des élus. Des gens qui savent et des gens qui font viennent s’exprimer. Un champion de karaté artistique, un universitaire de Rennes 2 spécialiste du sport, l’ancienne maire de Lausanne…

     Dans ce fertile bric-à-brac des conversations préliminaires, quelque chose prend corps. Une ambiance, une amitié, une écoute bienveillante, une manière d’être, un devenir joyeux, des propositions. Ainsi avance le navire Ufo lancé vers une destination inconnue, progressant selon une méthode « incrémentale » entendez par accumulation successive de « petits pas » modifiant progressivement le processus.
     En juillet, ces étapes préparatoires devront déboucher sur un projet un peu plus précis concernant Pasteur et Apigné, qui sera présenté au public et aux élus pour inscription d’un budget sur l’exercice 2014.
     Il faudra attendre encore pour savoir si la citation de Marcel Pagnol figurant dans le manifeste de l’Université foraine, et que Patrick Bouchain prend à son compte, dit vrai :
     « Tout le monde savait que c’était impossible. Il est venu un imbécile qui ne le savait pas et qui l’a fait. »