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Entretien
#21
Valérie Cottereau : «J’ai besoin de construire pour me sentir vivante »
RÉSUMÉ > Dirigeante de la société Artefacto, qu’elle a fondée à Rennes en 1998, Valérie Cottereau utilise les images virtuelles pour imaginer la ville de demain. Observatrice attentive des mutations de l’agglomération depuis quinze ans, elle revient sur son itinéraire et dévoile ses projets.

     En ce matin froid de novembre, Valérie Cottereau nous reçoit emmitouflée dans une étonnante robe en polaire gris – « ma robe doudou ! » sourit-elle –, qui accentue son allure juvénile. Dans son bureau à la décoration minimaliste, une grosse valise abandonnée contre le mur trahit ses déplacements récents. À 40 ans, cette architecte de formation multiplie les projets pour l’entreprise qu’elle a créée en 1998 à Rennes dans le domaine de l’image virtuelle et de la réalité augmentée. Ses clients sont des professionnels de la construction et de l’urbanisme, mais Artefacto s’adresse aussi au grand public à travers des réalisations d’envergure : la PME a notamment cosigné cet été le spectacle projeté sur la façade du Parlement de Bretagne, en partenariat avec la société Spectaculaires. Dans cet entretien intimiste, Valérie Cottereau revient sur son parcours, ses valeurs, ses envies. Fidèle à sa réputation : sans langue de bois, mais avec une sensibilité à mille lieux des mondes virtuels qui font la réputation de ses productions.

PLACE PUBLIQUE> Valérie Cottereau, quelle a été votre enfance?

VALÉRIE COTTEREAU>
Je suis née au Mans, il y a 40 ans, dans un milieu d’enseignants. Mes parents étaient chefs d’établissement, ma mère principale de collège et mon père adjoint, dans deux établissements différents. Cet ancrage dans la fonction publique a marqué ma jeunesse. Nous vivions dans l’établissement, situé en Zep (zone d’éducation prioritaire). C’est là que j’ai grandi et poursuivi mes études. J’étais plutôt garçon manqué, cela a certainement forgé mon tempérament et mon franc-parler ! J’ai pris conscience récemment que ma mère avait eu une influence déterminante sur mon parcours, dans sa double dimension de chef d’entreprise et de création artistique : elle avait développé une vraie culture managériale dans l’exercice de ses responsabilités à la tête de son collège, et elle était aussi professeur d’arts plastiques. J’ai d’ailleurs un frère qui est professeur de musique. Mon père était tourneur sur métaux lorsqu’il rencontre ma mère, qui elle, vient d’un milieu bourgeois. Très volontaire, il reprend alors ses études, il passe une licence… Cet exemple m’a beaucoup marqué.

PLACE PUBLIQUE> Vous avez su très tôt ce que vous vouliez faire plus tard ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Non, bien sûr ! Enfant, j’avais plusieurs envies : policier, archéologue… Je passe mes années collège en Zep, puis, comme j’avais choisi italien en seconde langue, je me retrouve dans le lycée bourgeois du Mans. L’intégration n’est pas facile. Je ne conserve pas un très bon souvenir de cette époque. Je nourris beaucoup d’incertitudes sur mon parcours professionnel. Après mon bac, je refuse de faire du droit, pour ne pas être « au milieu des fachos », c’est en tout cas ce que je me dis à l’époque, avec toute la naïveté de mes 17 ans ! J’envisage alors de m’orienter vers la scénographie, et je prépare le concours d’entrée à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Appliqués et des Métiers d’Art Olivier de Serres, à Paris. Mais je bute sur l’épreuve écrite, sans doute par manque de maturité. C’est ainsi qu’après mon bac, j’atterris à l’école d’architecture de Rennes, où mon profil d’élève besogneuse m’a permis de rentrer sans trop de difficultés. Nous sommes en 1990. J’imagine que je vais y rester un an, le temps de préparer à nouveau le concours d’Olivier de Serres. Mais ce ne sera pas le cas, j’y reste six ans !

PLACE PUBLIQUE> Vous connaissiez déjà la ville ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Pas du tout, je la découvre. Au début, je me déplace toujours avec un plan du centre-ville en poche ! J’habite dans le nord de Rennes, chez une dame très catholique qui loue des chambres aux étudiants. Je suis arrivé là sur un malentendu : au vu de ma tenue vestimentaire de l’époque, plutôt classique, le fonctionnaire du Crous qui nous reçoit, mon père et moi, croit avoir affaire à une jeune fille pratiquante de bonne famille et nous oriente vers ce logement. Je me revois encore dans le jardin, avec les autres étudiants, convoquée pour le chemin de croix sous la conduite très stricte de notre logeuse. (rires)

PLACE PUBLIQUE> Vous ne restez pas, bien sûr !

VALÉRIE COTTEREAU>
Ah non ! C’est à ce moment là que je rencontre Erwan (Mahé, son futur mari, NDLR) qui est lui aussi étudiant à l’école d’archi, et que je m’installe chez lui. Erwan va rapidement trouver un poste d’enseignant à l’école des Beaux-Arts. Moi, je vais faire de nombreux stages dans des cabinets d’architectes, notamment chez François Paumier. Six ans plus tard, une fois obtenu notre diplôme d’architecte, nous commençons à faire des projets, c’est très ouvert. A l’époque, le père d’Erwan, lui aussi architecte à Vannes, est contraint de liquider son entreprise, suite à la crise du bâtiment. C’est une leçon qui nous marque. Mais à fronts renversés : moi, qui vient d’une culture publique, je me sens néanmoins attirée par l’aventure entrepreneuriale, la prise de risque... Erwan, au contraire, n’a de cesse de sécuriser son parcours professionnel, notamment avec l’enseignement…

PLACE PUBLIQUE> C’est une prise de conscience fondatrice?

VALÉRIE COTTEREAU>
Certainement. Nous n’aurions pas eu le même parcours sans cela. Il faut tout de même souligner qu’à l’époque, l’idée de la création d’entreprise n’existe pas chez moi : je n’ai jamais rêvé d’être chef d’entreprise. Mon moteur, dans l’existence, c’est l’action : comme je ne suis pas croyante, je n’imagine pas de vie après la mort. C’est ici et maintenant que çà se passe, et j’ai vraiment besoin de construire pour me sentir vivante. Ce qui m’a motivée, c’est le projet, pas d’être le chef de barque (rires). On peut dire que la boîte m’est un peu tombée dessus au départ.
 

PLACE PUBLIQUE> Quel a été le déclic pour créer Artefacto ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Comme je vous le disais, je travaille au sein du cabinet d’architecte de François Paumier durant mes études. C’est quelqu’un qui m’a énormément appris, il m’a vraiment aidé à me construire. Puis je change de cantine, et trois jours après mon diplôme, je rejoins Hervé Perrin, qui a été mon maître de stage à l’école d’Archi. A l’époque, Erwan commence à faire des concours avec David Cras. C’est aussi à ce moment que nous accédons à la commande publique avec les premières images pour le métro de Rennes. Ensemble, on décide que c’est moi qui vais modéliser les gabarits à partir des plans papiers.

PLACE PUBLIQUE> C’est la révélation ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Je me pique au jeu. Et le jour où la Semtcar (société d’économie mixte chargée de construire le métro de Rennes) nous sollicite pour une station de métro, nous réalisons que nous changeons de dimension. Je reviens avec une pile de plans de la station République, qu’il faut numériser. Je me revois encore, les plans étalés sur le sol, en train de faire les relevés à la main, au cutch ! (NDLR : règle triangulaire graduée de différentes échelles utilisée pour lever les plans). Je peux vraiment dire que je connais cette station dans ses moindres recoins ! Nous sommes en 1997-1998, c’est le début d’Artefacto, dont la création sera officialisée en 1998.

PLACE PUBLIQUE> C’est déjà une entreprise ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Pas du tout au début ! J’ai 26 ans, Erwan 30. Le projet nous domine totalement. Mais le métro rennais nous fait entrer directement dans la commande publique. C’est formateur, et cela nous permet de rapidement évoluer vers des marchés nationaux. À cette époque, la rencontre avec Jean-François Blache, le directeur de la Semtcar, est décisive. Notre jeunesse lui faisait porter un regard bienveillant sur notre aventure. Il nous permet d’aller à Turin pour la modélisation du métro, sur lequel il a beaucoup travaillé. Je suis certaine que c’est grâce à lui, mais il ne s’est jamais mis en avant. Artefacto lui doit beaucoup, ainsi qu’à la Semtcar.
 

PLACE PUBLIQUE> Les contrats et les rencontres vont alors s’enchainer…

VALÉRIE COTTEREAU>
Oui, et c’est passionnant, car ce métier permet d’apprendre en permanence. Je travaille ainsi avec Océanopolis à Brest, et j’apprends à « parler » plancton, c’est très enrichissant ! Pourtant, en quittant l’architecture pure et dure, je crains d’abandonner la conception. Mais j’ai la chance, sur des projets d’envergure, de rencontrer des grands noms de la profession, comme le japonais Tadao Ando, les français Christian et Elizabeth de Porzamparc, ou encore Dominique Perrault, par exemple.

PLACE PUBLIQUE> Comment vivez-vous ces premières années ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Nous sommes partis la fleur au fusil, sans plan prévisionnel. Nous achetons du matériel sur nos économies. Puis, assez rapidement, se pose la question de la première embauche. Je n’en dors pas, c’est beaucoup de stress. Je recrute un jeune de 18 ans, un vrai créatif. En 2000, je transforme Artefacto en société anonyme. En 2005, c’est la création du service de recherche et développement, une étape très importante pour l’entreprise.

PLACE PUBLIQUE> 2005, c’est aussi la date de création des pôles de compétitivité…

VALÉRIE COTTEREAU>
C’est vrai, et les deux événements sont liés, indirectement. Dans le cadre du pôle Images & Réseaux, Artefacto va pouvoir participer à des projets liés aux grands groupes. C’est une conjonction favorable, qui nous permet de nous développer progressivement. À l’origine, nous suivons les projets portés par les grands groupes, comme Thomson ou Orange, puis, quelques années plus tard, nous défendons nos propres couleurs dans les appels à projets PME.

PLACE PUBLIQUE> Aujourd’hui, Artefacto demeure une entreprise « familiale » ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Oui, et j’ y tiens beaucoup, même si certains me le reprochent parfois. En 2012, nous avons réalisé un chiffre d’affaires de plus de 2 millions d’euros, en croissance de plus de 30%, avec une trentaine de collaborateurs une rentabilité satisfaisante. Je suis attachée à cette structure indépendante et à l’autonomie qu’elle procure, tant que ce n’est pas un frein pour ceux qui y travaillent. Je dis souvent que malgré mes 40 ans, j’ai déjà 15 ans d’expérience dans la même entreprise ! Je sais aussi m’appuyer sur mes collaborateurs directs, ainsi que sur des conseils extérieurs. Dans ce métier, l’innovation et le marketing sont intimement liés, c’est une alchimie étrange et complexe.

PLACE PUBLIQUE> Votre entreprise est très ancrée sur le territoire métropolitain. Quel regard portez-vous sur « l’écosystème rennais » ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Je vais vous répondre par une anecdote. Je me souviens d’avoir participé, au début des années 2000, à une émission économique sur TV Rennes. Lorsque j’arrive pour l’enregistrement, personne ne me connaît. Je me souviens qu’à la fin de l’émission, le journaliste me demande ce que m’apporte le territoire rennais. Je suis perturbée par cette question à laquelle je ne sais trop quoi répondre. Je me rends compte que je suis un tout petit chef d’entreprise qui démarre, perdu dans son quotidien…

PLACE PUBLIQUE> Aujourd’hui, vous sauriez quoi répondre !

VALÉRIE COTTEREAU>
Ah oui, j’ai désormais des choses à dire. Même si mon inscription dans le territoire a pris du temps. Au début, je ne voulais dépendre de personne, je suis restée longtemps en lisière, à la marge, loin des associations professionnelles locales. Avec le recul, je regrette un peu cette attitude, liée à une réelle méconnaissance du contexte rennais. Cela va changer avec la création du pôle de compétitivité, qui favorise l’échange. Peu à peu, je vais intégrer et comprendre le fonctionnement de tous les réseaux existants. J’ai rencontré le territoire par le biais de la recherche, car j’ai été soutenu par lui.

PLACE PUBLIQUE> Sur quels sujets intervenez-vous alors ?

VALÉRIE COTTEREAU>
C’est l’époque, au début de la décennie précédente, où il y a de nombreux débats sur le devenir de l’agglomération rennaise, l’avenir du territoire. Je n’hésite pas à discuter avec les élus de ces questions qui portent notamment sur la densification, la construction en hauteur. Mais ces principes d’aménagement se heurtent souvent à des problèmes culturels dans les communes périphériques. Pour les habitants, cette densification est parfois vécue comme une punition, notamment en deuxième couronne.

PLACE PUBLIQUE> Quel regard portez-vous sur ces questions sensibles ?

VALÉRIE COTTEREAU>
La densification, ce n’est pas que l’immeuble en R+5+ attique ! Il convient aussi de s’intéresser à la densification des terrains existants avec de nouvelles formes urbaines, en faisant de la couture urbaine, en sensibilisant les habitants à la question de la mitoyenneté, par exemple.

PLACE PUBLIQUE> La réalité augmentée facilite-t-elle cette éducation ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Je le crois. Je me souviens que lors de la conception de la Zac de la Courrouze, je voulais qu’on puisse emmener les futurs habitants sur le terrain. L’architecture, çà se vit les pieds dedans ! Malheureusement, on a l’habitude de raisonner en termes de planscoupes- élévations, mais personne ne vit dans cette dimension. Je voulais faire évoluer les mentalités. À l’époque, les tablettes tactiles n’existaient pas, nous avons développé nos propres prototypes, six mois avant l’arrivée des tablettes commerciales ! La réalité augmentée en mobilité, qui permet de faire apparaître des images virtuelles en surimpression d’une vue réelle à partir d’une tablette ou d’un smartphone, n’en est qu’à ses débuts. On peut imaginer que demain, les images soient réalisées en holographies.

PLACE PUBLIQUE> Vous y travaillez ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Nous sommes en avance de phase sur ces sujets, mais il faut se challenger. De même, nos équipes travaillent sur des systèmes qui interagissent avec la lumière ambiante, afin que l’éclairage des bâtiments virtuels soit modifié par l’environnement naturel, comme dans la réalité.

PLACE PUBLIQUE> Comment réagissent les architectes à ces innovations ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Au début, l’irruption de l’image a été vécue par certains comme une véritable menace, mais par d’autres comme une révélation. Certains refusaient de communiquer par l’image, par peur d’être dépossédés de leur savoir. Mais désormais, les images virtuelles sont incontournables, notamment lors des concours.

PLACE PUBLIQUE> En dehors de Rennes, quels sont les projets d’Artefacto?

VALÉRIE COTTEREAU>
Nous disposons d’antennes commerciales à Lyon et à Paris. Mais nous sommes très ancrés à Rennes. C’est le sens de notre projet de construction de nouveau siège social à Betton. Les travaux vont démarrer fin février, nous serons dans nos murs fin 2013. Le bâtiment, conçu par David Cras, marquera l’entrée de la ville. C’est un véritable projet d’entreprise, destiné à améliorer nos conditions de travail et nos relations internes. Parallèlement, nous souhaitons nous développer à l’international. Nous bénéficions pour cela de l’appui de nombreux réseaux d’appui locaux et régionaux. En raison de la conjoncture actuelle, nous devons viser les pays en forte croissance. La Pologne, le Brésil, et les Etats-Unis, notamment.

PLACE PUBLIQUE> Vous étiez personnellement à New-York il y a quelques semaines. Pourquoi ?

VALÉRIE COTTEREAU>
Je m’y suis trouvée durant l’ouragan Sandy, pour une exposition. Avec la réalité augmentée, nous avons mis au point un logiciel en mode Saas, Urbasee, qui permet très simplement aux architectes de visualiser leurs propres projets en réalité augmentée. Nous avons eu l’idée de réaliser une exposition itinérante sur ce thème. Nous étions à New York durant le mois de l’architecture. Nous avons reçu 350 visiteurs (designers, cabinets d’architecture, créateurs d’objets, etc…), et nous sommes en train d’exploiter tous ces contacts potentiels.

PLACE PUBLIQUE> Pour conclure, avez-vous des souhaits à partager?

VALÉRIE COTTEREAU>
Peut-être le souhait de voir arrêter la stigmatisation du « patronat français » comme étant une catégorie de gens profiteurs et capitalistes à tout prix. Je ressens très souvent encore dans les propos de beaucoup de gens, quelque soit le lieu, (au supermarché, en allant faire du sport et parfois en famille) cet aspect « méchant-patron- profiteur-exploitant-les-gentils-salariés ». J’ai toujours envie de dire dans ces cas-là : « mais regardez nous ! Et regardez nous vraiment ! ». Les patrons de PME ou de TPE ne sont pas sur ce mode de fonctionnement. Ce sont pour la plupart des gens engagés dans l’entreprise (et sur leurs biens personnels), moteurs dans la vie au quotidien et créateur de valeur et d’emplois, ne l’oublions pas ! Et ils gagnent souvent moins que les cadres des grands groupes…

PLACE PUBLIQUE> Dans cette période de crise, ils ont donc un rôle à jouer?

VALÉRIE COTTEREAU>
La seule façon de réagir face à la crise c’est sans doute d’innover, et d’avoir une politique commerciale tournée vers l’export. Mais il faut aussi s’appuyer sur une équipe motivée avec l’envie de travailler ensemble et de partager une aventure commune. Or, pour réunir ces conditions, il est important que les équipes se respectent, se fassent confiance et aient l’envie de construire ensemble… J’espère que nous réussirons à dépasser ces clivages et ces stéréotypes parfois pesants et stériles afin d’avancer collectivement et prendre en main notre avenir…