Dans un contexte de rationalisation de l’urbanisation, les modèles d’aménagement linéaire font aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt. En témoignent les nouvelles directives intégrées aux Schémas de Cohérence territoriale (SCOT) imposant pour certains d’entre eux, comme celui de Nantes/Saint-Nazaire, une densification le long des infrastructures de transports en commun. L’ouverture de lignes de tram-train et des segments de formes urbaines linéaires qui leur sont agglomérées s’inscrit aussi dans cette démarche visant à réconcilier le couple infernal de la mobilité et de l’urbanité dont l’urbaniste Marc Wiel déplorait, il y a plus d’une dizaine d’années, les effets pervers du découplage.
Or, l’espace intermédiaire des deux aires urbaines – désormais rejointes – des agglomérations de Rennes et Saint-Malo est animé par d’intenses dynamiques de mobilités et d’urbanisation dont la régulation reste encore bien embryonnaire. Ces dynamiques conduisent à se pencher de nouveau sur la pertinence et les instruments de l’urbanisation linéaire, comme possible troisième voie face aux modèles antagoniques de la ville compacte et de la ville diffuse.
Consacrée au « Potentiel de développement de nouveaux services de mobilité », une étude approfondie menée par l’Agence d’urbanisme de l’agglomération rennaise (Audiar) et publiée en avril 2012 souligne la forte attractivité démographique le long de « l’axe » entre Rennes et Saint-Malo. Ce terme lui-même questionne : pourquoi axe plutôt que corridor ? Peut-être parce que le caractère vertical de la triple liaison qui en est à la base (train, route, canal) n’a pas encore une consistance suffisante, qu’elle n’est pas assez structurée par une succession de pôles d’équilibre (économiques, sociaux, commerciaux) intermédiaires ? Ou bien est-ce parce qu’elle reste inenvisagée comme telle dans les représentations des institutions qui la dessinent et pourraient bien encore laisser penser cet espace d’entre-deux comme le résidu d’un double rayonnement d’agglomération juxtaposé ? (lire à ce sujet l’article de Thérèse Delavault-Lecoq sur l’entre-deux villes, page 24).
Dans la réalité, certains chiffres apportés par l’étude sont saisissants, comme celui du triplement des surfaces urbanisées le long de la voie routière entre 1997 et 2007, du triplement, également sur la même période, des fréquentations de l’axe ferroviaire au point d’atteindre un stade de saturation du réseau TER dont le succédané provisoire est l’arrivée prochainement de rames à deux étages sur le réseau, censées désengorger un peu certains trajets, en particulier entre Montreuil-sur-Ille et Rennes. Les cartes de ce rapport révèlent aussi dans les coûts de trajets domicile-travail le caractère très concurrentiel des transports collectifs sur la voiture : ces coûts sont réduits de près de moitié par rapport à l’automobile sur l’ensemble de l’axe ferroviaire, jusqu’aux portes des agglomérations respectives où la loi s’inverse.
L’entre-deux Rennes/Saint-Malo apparaît donc comme un espace dynamique et fascinant, cristallisant croissance des mobilités et croissance de l’urbanisation, mais aussi, et encore, nombre de contradictions. Si l’Agence d’urbanisme se penchait ainsi avec justesse sur la question des mobilités, elle invitait également à travers d’autres études à « figer » en quelque sorte l’urbanisation d’un territoire au nom de sa remarquable qualité paysagère. Ce faisant, elle fait l’économie d’une réflexion intégratrice sur l’aménagement multidimensionnel à grande échelle.
La seconde contradiction n’est pas des moindres : elle est celle de cet « impensé institutionnel » qui persiste encore et toujours des années après que nous l’ayons nous-même repéré à l’occasion d’un travail mené pour le Ministère de la Culture1. L’ouverture d’une réflexion coordonnée à l’échelle de cet espace n’est aujourd’hui possible que dans le cadre des coopérations complémentaires, entre les SCOT des deux Pays, ou bien dans le cadre d’une coopération affichée entre les deux agglomérations, coopération surtout latente dont les implications concrètes peinent à apparaître. Il n’existe pas de périmètre institutionnel autonome à la hauteur de cette réalité territoriale. Pourtant l’équation Rennes/ Saint-Malo, c’est « 1+1 = 3 » plutôt que 2 : cet axe, couloir ou corridor est un cas d’école, un laboratoire à ciel ouvert d’un possible véritable travail de programmation urbaine à grande échelle, d’une conception des grands territoires qui transcende la juxtaposition ou l’addition de périmètres existants, articulant urbanisation raisonnée par l’optimisation des mobilités collectives et préservation d’un cadre de vie résidentiel. Cette approche qui conjugue contiguïtés métropolitaines et proximités résidentielles offre une réelle opportunité, parmi d’autres, de dépasser le débat stérile de la métropole contre les espaces faiblement denses.
Toutes les conditions et opportunités sont présentes et on ne peut qu’être interpellé par l’inertie de ce chantier, malgré l’effet d’annonce de faire de la route de Saint- Malo l’un des dix sites stratégiques du nouveau SCOT du Pays de Rennes.
Ce type d’organisation du développement urbain n’est pourtant pas récent : bien avant que les urbanistes ne s’emparent d’une prétention à penser et organiser le développement urbain, les routes commerciales de la renaissance urbaine au Moyen-Âge avaient, de manière spontanée, dessiné le premier et le plus important réseau urbain européen, dont les têtes de pont furent ces cités hanséatiques ayant obtenu leur franchise de communes libres. L’émergence de cet urbanisme linéaire tenait à l’affaiblissement des anciennes grandes villes-relais de l’Empire romain auxquelles succèdent de nombreuses petites villes places de commerce, d’artisanat et d’échange inscrites dans un réseau urbain. Elle fut aussi liée aux marchands qui, circulant le long de ces routes commerciales, demandaient souvent protection la nuit aux seigneurs en contrepartie d’avantages en nature. Le trajet d’une journée de route des chariots déterminait à l’échelle régionale une ponctuation de petits bourgs, et, à l’échelle locale, dessinait un urbanisme de villages linéaires, une structure morphologique qui s’est ensuite largement diffusée et dont héritent nombre de communes situées entre Rennes et Saint-Malo.
Aujourd’hui, ce déterminant de la journée de route a été remplacé par un autre seuil lié au coût psychologique de la mobilité, dérivé de la conjecture dite de Zahavi. En termes simples, un déplacement domicile-travail peut se faire quotidiennement sans coût psychologique jusqu’à un certain seuil de rupture, pour autant que le temps passé à relier les deux lieux ne dépasse pas une heure précise – ce qui est le cas entre Rennes et Saint-Malo, que ce soit en train ou en voiture. Ce déterminant psychologique est une clé complémentaire majeure de compréhension des logiques habitantes à l’oeuvre sur l’entre-deux, ainsi que de réflexion sur son aménagement. Et cela, à la différence de l’axe Rennes/Nantes, dont la durée du même type de trajet est bien supérieure à 1 heure, avec un nombre de navetteurs quotidiens de ce fait considérablement réduit et peu pérenne sur le temps long.
À cette échelle de réflexion d’une durée de déplacement inférieure à 1 heure, que ce soit en France ou en Europe, les exemples d’inspiration ne manquent pas. Au début des années 1990, Londres lançait son projet de « cité linéaire » le long des rives nord et sud de la Tamise, sous l’égide de Michael Heseltine, secrétaire d’État à l’Environnement, un projet de « Corridor Est » qui sera abandonné par son successeur Michael Howard, puis relancé suite aux travaux du géographe Peter Hall qui préconisait la construction sur 50 ans d’une « grande ville linéaire » le long de la Tamise, censée devenir la « porte d’entrée vers l’Europe ». Après des années de rejet de l’appellation même de « cité linéaire » qui s’est finalement imposée, le projet Thames Gateway a été relancé par Tony Blair. À la clé : une vaste stratégie d’urbanisation de régénération traversant la ceinture verte de Londres s’étendant sur 70 km, articulée désormais autour des liaisons ferroviaires renforcées et d’un bus à haut niveau de service, placé sous l’égide de la London Development Agency (LDA). 200 000 logements devraient être construits à l’horizon 2016, le tout articulé sur cinq zones spécifiques d’intervention créées pour cet objectif (les zones de Thurrock et Dartford, du regroupement des communes de Medway, ainsi qu’un tronçon compris entre Southend et Basildon).
D’une ampleur moindre mais non moins inspirante, le modèle de l’axe lémanique, est quant à lui fondé sur le système « TOD » (Transit oriented Development) qui impose de structurer l’urbanisation par les voies de transport en commun. L’axe Lausanne-Genève est d’une portée très similaire à Rennes/Saint-Malo : la liaison de la soixantaine de kilomètres entre les deux villes est desservie toutes les 10 à 15 minutes, soit en une trentaine de minutes par la ligne rapide directe de l’axe lémanique (Genève, Lausanne, Fribourg), soit en moins de 50 minutes par la ligne régionale intermédiaire qui dessert huit gares, l’équivalent exact des 8 gares desservies par la liaison la plus longue en train entre Rennes et Saint-Malo. Le tout, avec les mêmes conditions d’une intensification des fréquentations : entre 2010 et 2030, le trafic quotidien passera de 50 000 à 100 000 voyageurs, après avoir déjà doublé une première fois entre 2000 et 2010. Cet axe est structuré en polarités complémentaires équilibrées : les résidents des communes desservies peuvent ainsi fréquenter le magasin Ikea d’Aubonne accessible par la gare d’Allaman, située juste en face. Il est l’archétype d’une association optimale des dessertes intermédiaires et rapides, à la base d’un corridor de développement urbain intelligent.
En aménagement et urbanisme, les théories ayant formalisé une telle organisation sont nombreuses et stimulantes et l’on doit différencier celles à portée urbanistique, des modèles de planification spatiale.
C’est sans doute la « ville linéaire » qui retient le plus l’attention en matière d’urbanisme, depuis le célèbre projet de l’espagnol Arturo Soria y Mata sur lequel on se méprend pourtant souvent, le réduisant à quelques images simplifiées. Le projet de cet ingénieur n’était en rien utopique, mais une réponse à des problèmes urbains concrets. Entre 1882 et 1892, Arturo Soria, qui avait participé à l’exploitation de la Compagnie privée des tramways madrilènes, cherchait à mettre en relation la capitale et les noyaux périphériques où se concentraient de nombreux migrants. Il était conscient que la recherche de réponse au problème du logement supposait d’affronter autant les propriétaires spéculateurs du centre (l’Ensanche) et de la zone suburbaine, que l’impossible définition d’une politique globale de logement. Soria souhaitait permettre l’accession à des logements décents tout en tenant compte des difficultés de communication entre la nouvelle métropole et ses noyaux périphériques. Son approche se fondait sur trois principes : les noyaux urbains devaient être conçus de manière indissociable en lien avec les axes de transports ; la viabilité devait définir uniquement les axes principaux et éviter la spéculation foncière ; les quartiers ou les secteurs devaient être regroupés après avoir étudié leur situation et l’usage qui leur était attribué. C’est sur cette base que furent lancés en 1894 les travaux de la Cité dite « linéaire » qui au début, devaient se développer de part et d’autre d’une voie ferrée de 48 kilomètres de long entourant la ville, à laquelle elle serait connectée par un chemin de fer souterrain qui permettrait d’atteindre rapidement les zones de la ville en croissance illimitée. Outre l’avantage de valoriser le nouveau tracé, la singularité de la proposition résidait dans l’utilisation par le secteur privé des outils techniques définis par l’administration publique chargée de la régulation de la ville. Le projet ne sera finalement qu’en partie réalisé et encore, dans des proportions bien plus modestes que celles imaginées par Arturo Soria.
Quelques années après, en 1910, Edgar Chambless publie de son côté Roadtown, décrivant son idée pour une ville linéaire construite au-dessus d’une ligne de chemin de fer, et conçue comme un gratte-ciel horizontal plutôt que vertical, entourées de larges bandes de terres agricoles cultivables, et rejoint quelques années plus tard par Michael Graves. Roadtown, projet d’urbanisme et non d’aménagement, est une sorte de bâtiment-serpent qui se déploie dans le paysage autour d’une ligne d’un transport en commun. Une telle réalisation aurait bien pu voir le jour en France avec ce fameux turbotrain monorail lancé dans les années 1980 et censé opérer une liaison rapide entre Orléans et Paris, sorte d’ovni de béton débarqué dans le paysage monotone de la Beauce qui fut finalement déconstruit.
Également directement inspiré du cas espagnol, Hilarión González del Castillo publie en 1919 un projet de Cité-linéaire belge. Il sera suivi par Georges Benoit Levy, urbaniste français qui imagine en 1927 une ville linéaire constituée de bandes symétriques d’industrie, de nature et de logements, longeant un axe principal de circulation rapide constitué de tramways et de voitures, faiblement dense et faiblement vertical. Ce modèle sera largement repris en Union Soviétique pour produire dans les années 1930 la structure des cités soviétiques en bande, alignement sans fin de maisons censé substituer les principes de communauté et de vie économique au modèle de la famille traditionnelle, avec l’exemple du plan de Miloutine pour la ville de Stalingrad. À la même période, un comité de planification va s’opposer à Londres à la ville radiale. Lors du 5e congrès international d’architecture moderne qui se tient à Paris en 1937, ses membres proposent un plan d’extension de la capitale britannique conçu comme une ville développée le long des couloirs de transports rapides, en treize étoiles. Cette vision sera reprise par le jeune groupe d’architectes modernistes MARS pour un Londres de 10 millions d’habitants conçu comme une cité linéaire en 16 branches déconnectées les unes des autres, autonomes, et avec leur propre identité. Mais ce seront surtout les plans des villes de Stockholm (dû à l’architecte Markelius) et de Copenhague qui transcriront l’urbanisme linéaire à l’échelle régionale, liant par le biais des corridors ferroviaires le centre métropolitain aux cités satellites – d’où le nom du plan à « cinq doigts » de Copenhague, ainsi que le plan métropolitain linéaire de Canberra en Australie qui définissait en 1965 une liaison sous la forme de couloirs de circulation en « Y » de la métropole avec les villes nouvelles périphériques.
Du côté de l’aménagement, les modèles de planification spatiale s’appuient davantage sur la notion de « corridor » qui renvoie à un système régional linéaire, articulant lieux urbains et moyens de transports, théorisés par les aménageurs comme des faisceaux d’infrastructures reliant deux ou plusieurs zones urbaines. Ces corridors sont essentiels dans la planification spatiale régionale, mais nettement plus centrés sur le couplage entre plusieurs systèmes de transport, que sur l’urbanisation. La planification spatiale de l’Union Européenne a par exemple défini les Eurocorridors comme des catégories d’espaces de nature linéaire reliant des grandes agglomérations de manière transnationale avec deux catégories : les corridors paneuropéens (Europe de l’Est et centrales) et transeuropéens (Europe de l’Ouest) de transport. Les Eurocorridors sont principalement constitués par des grands systèmes autoroutiers, liés aux hubs d’aéroports ou terminaux portuaires, de voies navigables, de terminaux de fret, à l’image de l’Eurocorridor Paris/Lille/Amsterdam. Les corridors constituent d’ailleurs un des principaux types de systèmes urbains aux États-Unis où ils se sont mis en place en cinq étapes : l’occupation initiale de l’espace, le commerce autour de l’agriculture, le réseau ferré, le réseau routier puis le système métropolitain.
C’est aussi, autre exemple, dans les années 1990 qu’aux Pays-Bas apparaît le concept central de « corridor de développement planifié » qui deviendra l’un des principaux concepts en matière de planification spatiale. Le cinquième document de la politique nationale d’aménagement du territoire (VROM) définissait ainsi le corridor comme un axe de développement urbain, construit le long d’infrastructures, composé de centres combinés avec des zones de construction de moyenne densité destiné aux entreprises, aux services et à l’habitat. La planification hollandaise abordait donc aussi les corridors comme l’une des réponses possibles au nécessaire regroupement de la déconcentration des usages de l’espace urbain, adaptation du concept de planification de « déconcentration groupée » caractérisant la planification spatiale aux Pays-Bas depuis 1966. La nécessité de couloirs de développement y était soulignée principalement à la grande échelle de la connexion des grands centres urbains de l’Ouest des Pays-Bas vers des centres similaires à l’étranger (région de la Ruhr, triangle flamand, le Nord de la France). L’histoire de ce concept aux Pays-Bas est d’ailleurs intéressante puisque, faute d’un véritable consensus sur sa signification exacte, sa portée et son articulation à différentes échelles, il ne résistera pas au concept de « ville compacte » et disparaîtra dans les documents de planification des années 2000.
C’est donc dans une appréhension globale intégrant un modèle d’urbanisme linéaire, fondé sur des polarités rapprochées (abords de gares…) et des héritages de morphologies villageoises caractéristiques des communes du secteur s’étendant de Rennes à Saint-Malo, et un modèle de planification spatiale régionale, que peuvent s’inscrire les programmations du développement territorial. Les inspirations, comme les réalités sociales, ne manquent pas ! Loin d’être monolithique, la linéarité, pensée à grande échelle, permet de plus une diversité de formes urbaines : linéaire, circulaire, en X, en Y, des pôles urbains ramassés, des densités continues, des multipolarités en chapelet, des discontinuités de densité… Toutes formes présentes par ailleurs sur ce vaste territoire encore à réfléchir et à stimuler qu’est celui de l’entre-deux Rennes/Saint-Malo.