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Initiatives urbaines
#18
Villes d’ailleurs : Berlin, une épopée urbaine européenne
RÉSUMÉ > La capitale allemande est un phare de l’Europe. Berlin fascine avec ses grands espaces verts, son architecture colorée et sa vitalité exceptionnelle. André Sauvage raconte l’évolution urbaine de cette cité, évolution liée à son histoire politique tumultueuse, et montre pourquoi sa forme urbaine d’aujourd’hui peut nous inspirer.

     Je suis arrivé la première fois à Berlin par l’Alexanderplatz, et j’y ai croisé « M. Biberkopf, le crapuleux Reinhold, Karl, Meck, la petite Sonia, Eva et Ida- l’assassinée », des morceaux de la misère d’une grande ville, des hurlements de machines, des petits sanglots et des râles, des coups de sifflets, le ferraillement d’un tramway qui prend une courbe à vive allure…

     Le médecin romancier Alfred Döblin me projetait en plein centre de Berlin. Était-ce Berlin, ou le Chicago des années 30, voire le Paris d’Eugène Sue? Fascination d’une capitale sortie des sables du Brandebourg par la volonté des princes Hohenzollern, ville phénix ressuscitée des cendres de 1945, ville front entre des impérialismes menaçants, ville exsangue financièrement et qui pourtant fait la belle avec des opérations phares. Des Huguenots jusqu’aux artistes contemporains, les étrangers y trouvent depuis toujours une hospitalité, y captent les énergies et s’aventurent sur des chemins inventifs inouïs. Une cité en tension, tiraillée entre l’espace lâche et la ville hyperdense par des génies architectes et urbanistes qui ont pesé sur les orientations doctrinales.

1 - Des urbanismes développent une ville d’archipels

     Récente (1237), Berlin, qui accueillit le Reichtag lors de l’unité allemande (1871), laisse affleurer des couches sédimentaires repérables. Les assemblages des débuts : Friedrichsstadt (18e) ville nouvelle authentique, puis la partie classique, Unter den Linden (Tilleuls) l’allée de parade autour de laquelle l’architecte Schinkel disposa ses joyaux : l’Altes Museum (1825-1930) précédé d’un long portique ionique, le théâtre (1817-1821), le pont du Château, etc., composent des espaces réguliers qui marquent les positions urbaines dominantes.
     Prussienne, jeune, Berlin se fit ensuite atelier industriel, facilitant les transports, concentrant les ouvriers, s’appuyant sur un plan-cadre. Se juxtaposa une mosaïque de lieux issus d’interventions successives d’architectes urbanistes inspirés. Mais, l’explosion économique imposa gérer l’hospitalité. Un « Hausmann berlinois », l’ingénieur Hobrecht (1861) mit en oeuvre un plan de régulation, parsemé de quelques places. Avec lui les îlots profonds et denses ont prospéré. Naquit la plus grande ville de casernes d’habitation aux cours exiguës (mietkaserne) imposant l’entassement populaire, la lumière parcimonieuse au sein des logements, l’absence de services communs. Paupérisation et taudification suscitèrent souffrances, résistances et poussées anti-urbaines pour ce Berlin impérial corseté où étouffaient les milieux populaires.

     Dès 1874, la rédaction d’une « charte détaillée pour les espaces verts à Berlin » témoigna de la recherche d’une autre voie urbaine. Une vision d’avenir s’esquissa aussi avec le Concours du Grand Berlin lancé en 1906 « pour établir un plan général d’aménagement homogène, permettant en particulier de laisser de grandes surfaces exemptes de toute implantation ». La publication des résultats déclencha le mouvement urbaniste en Europe. À Berlin même, Behrens, architecte de l’industriel AEG ouvrit le débat sur la transformation du centre en City verticale, à l’instar de Chicago. La proposition d’une très grande tour par Van der Rohe au concours de 1921 sur la Friedrichstrasse fut un choc.
     Sous l’autorité de l’urbaniste Martin Wagner le coeur de ville se transforma à la fin des années 20 – notamment autour de l’Alexanderplatz, où l’on accentua la centralité commerciale innervée par tous les transports souterrains et terrestres imaginables. S’engagea aussi l’extension périphérique par adjonction de plusieurs Siedlungen (grandes cités). Il offrit à Taut la conception d’opérations destinées aux milieux modestes (Onkel Toms Hütte, Berlin-Grünau, Berlin Britz, Siemensstadt), d’autres aux riches millionnaires (Grünewald), d’autres encore concernaient les loisirs telles les plages du Wannsee, toutes desservies par des transports publics.

     Passée l’époque nazie avec Germania, le schéma en étoile de 1910 continua à rester le « plan de référence ». Berlin, ville d’archipels au tissu urbain lâche dans lequel s’insinuent des espaces verts considérables, est solidement relié par des systèmes de mobilités : aéroportuaires avec Tempelhof, Tegel et Schönefeld, ferroviaires avec sa dizaine de gares au sein de Berlin même, ses réseaux de trams, S-Bahn, métro express surélevé (plus de 250 km) et U-Bahn (144 km) en bonne partie sous terre. Surdimensionnée la gare centrale terminée pour la coupe du monde de football accueille les voyageurs vers la Scandinavie, l’Europe de l’Est et de l’Ouest dans un grand hall vitré rappelant l’atmosphère des gares du 19e siècle.
     Plus globalement, Berlin nous offre des archipels urbains à la centralité et à l’identité fortes, souvent objets de controverse: Kudamm, Alexanderplatz, le secteur de la Chancellerie, l’île des musées, Kreuzberg…
     La Postdammerplatz, représente bien cette marque de centralité en débat : sise près du mur (70 ha de vide), elle fut reconstruite par des groupements privés Debis (Daimler Benz) et Sony, devenus propriétaires en 1990. Après plusieurs concours, on eut recours à un forum citoyen, dispositif d’expression de l’opinion publique et des critiques sur les projets présentés par les architectes. Deux réalisations se firent de manière indépendante: un plan directeur dont Renzo Piano porta la responsabilité avec l’appui de l’administration municipale. La seconde opération fut gouvernée par Sony qui accompagna l’édification de son siège Europe d’espaces de communication et de logements.

     Le château de Berlin, forteresse du pouvoir impérial des Hohenzollern, construit au bord de la Sprée (15e siècle) constitua pour longtemps l’élément d’unification des noyaux urbains originels : Cölln et Berlin. Après la déconvenue de la « capitale oubliée » lors de la défaite de 1918 (République de Weimar), les autorités décidèrent d’agglomérer 93 communes pour réaliser le GrossBerlin (loi de 1920). La crise de 1929, ralentit les ambitions urbaines ; ressurgit alors une politique misérabiliste privilégiant la survie, et un abandon de l’architecture moderne et monumentale. Pour mater la rebelle, Hitler conçut Germania.
     Ce projet mégalomaniaque de domination de la commune, avec des Champs Elysées de 6 km de long, un dôme de la chancellerie écrasant de ses 200 mètres de hauteur le Reichtag voisin, permit aussi le renforcement des équipements récréatifs, sportifs et de loisirs (berges de la Havel…) Ne restèrent de cette période brune que l’important aérodrome de Tempelhof, le raccordement des réseaux autoroutiers, quand tout fut réduit en gravats par les bombardements alliés.

     Après guerre, le très ambitieux Kollektivplan initié par les soviétiques visant à refaire une ville moderne et des réseaux autoroutiers fut un piteux fiasco; Berlin muta en « ville du front », vitrine de deux régimes en compétition. La jeune RDA dynamita le château (1950) pour édifier à la place l’infâme Palais de la République! Deux ans plus tard, Henselmann concevait la Stalinallee mettant en scène des espaces d’apparat vers les quartiers prolétariens. La tour de télévision repère de 365m, construit en 1969 à l’entrée de cet axe sur Alexanderplatz fut affublée du sobriquet familier d’asperge. Devenue une île par le blocage des voies terrestres d’accès et le mur (août 1961), Berlin-ouest se voulut propagandiste de l’Occident. On inventa Hansaviertel (1957), un quartier emblème du monde libre: sur un plan urbain libre, on laissa les grands architectes – Aalto, Niemeyer, Le Corbusier etc., inventer un quartier hors culture berlinoise. Compétition qui imposa à la commune providence l’accueil d’une pléthore de fonctionnaires (30 à 40 000 postes en excès) pour éviter les tensions sociales. La fin du mur (1989), la décision de refaire de Berlin la capitale fédérale sonnèrent le début d’une construction active – pour accueillir en 1999 les quelques 3 000 personnels de l’État et leurs familles, les 669 députés se repliant de Bonn. La boucle de la Sprée à proximité du Bundestag transformé par Norman Foster sans gommer l’histoire fut le théâtre des grands projets du lien de la Fédération et de la chancellerie fédérale (architecte Schultes)

     Si dans le roman Alexanderplatz, Döblin fait dire à l’un des personnages « Berlin est riche, nous payons nos impôts », dans les années quatre-vingt-dix, ils ne suivent plus ; les 60 milliards de dettes cumulées et les 18 % de chômage plombent l’intervention municipale; cette fragilité débouche alors sur trois caractéristiques notables.

     1) L’absence de pression à l’accession à la propriété.
La situation démographique résumée et rapportée à Paris éclaire la différence.
     Prévue pour accueillir quelque 5millions d’habitants, Berlin offre une capacité d’accueil surdimensionnée et des loyers (80 % de locataires) faibles. À côté de la part stable, passe une population jeune, mobile, en renouvellement rapide, dont les activités se développent à l’échelle de l’Europe. La raison? Une économie de loyer, 10 € dum2 contre plus de 20 € à Paris !
     2) L’intervention des habitants. Elle apparut en avantgarde sur le quartier Kreuzberg, riverain du mur. Pour les enfants, les habitants avaient installé cabanes et fermes, transformés leur balcon en pièce verte, égayés l’ensemble de couleurs chaudes. La mobilisation résulta de la révolte des habitants contre des projets de rénovation concernant les occupants de 12 000 logements et de quelques centaines d’entreprises menacés d’expulsion. Un mouvement de « squatters-rénovateurs » constitué en coopératives engagea les premières restaurations. Mouvement qui s’amplifia et s’appuya sur la présence de l’IBArénovation douce (exposition internationale d’architecture) et l’aide d’experts venus de Rotterdam, Hambourg et Vienne pour promouvoir un processus de transformation. Celui-ci fut adopté par les autorités en 1983, assura le sauvetage du patrimoine physique et social du quartier; il légitima aussi la présence active des habitants dans la démarche. Extraits.
    « La rénovation doit être planifiée et mise en oeuvre avec les habitants et les acteurs de l’activité économique sur place; elle vise à sauvegarder le tissu urbain existant.
     Il est indispensable que les objectifs et les actions de rénovation fassent l’objet d’un accord entre les aménageurs d’une part, les habitants et les acteurs de l’activité économique de l’autre; les préoccupations d’ordre technique doivent aller de pair avec les préoccupations d’ordre social.
     Il convient de définir le droit des intéressés à la participation et leurs droits matériels dans le cadre de la programmation des mesures sociales.
     Les décisions à prendre concernant la rénovation urbaine doivent être élaborées dans le cadre d’une procédure ouverte et, autant que faire se peut, discutées sur place. Il convient de renforcer la représentation des intéressés. »
     La participation permit de gagner du temps (l’impatience des habitants maintint la pression), de réduire de 58 % le montant des subventions publiques et d’anticiper la gestion des espaces publics.
     3) La faiblesse financière de la commune ouvre des possibilités accrues aux habitants d’occuper les espaces verts et d’intervenir dessus, sans destination affichées. On fait appel à des « pionniers », projet sans argent, pour contribuer à l’installation d’usages comme à Tempelhof.

     Le pôle communal, en dépit de ses limites, accroît les lieux culturels : nouveau Musée juif, galerie Guggenheim, île des Musées, nouvelle pinacothèque quand la mouvance alternative propulse des zones attractives renouvelées. Ainsi le Kudamm, grand boulevard de l’Ouest, branché pour jeunesse dorée qui avait supplanté Unter den Linden depuis les années 20 avec ses enseignes de grands noms des arts, ses grands cinémas et théâtres, ses offres de consommation chic fut rebaptisé au tournant du siècle, « boulevard des fermetures ».
     Les ambiances « déjantées » des nouveaux lieux branchés ont pris leurs quartiers à l’Est. Dynamiques souterraines qui firent du voisinage du mur des scènes musicales passagères transformées en installation effective des artistes, auto-proclamation de centre de création artistique européenne. Kreuzberg bénéficie de cette ruée vers l’art ; les galeristes européens (plus de 400 dans Berlin devenue ville de consécration), les créatifs du web design, graphistes, architectes, photographes, musiciens, stylistes, théâtre, danse, scène techno s’y nichent. L’urbanisme lâche, les ambiances de vie frugales et peu coûteuses de la décroissance (vélo, sports, forêts), les lieux autogérés, les facilités d’initiatives et d’expérimentation aimantent les groupes d’avant-garde.
     Ce foisonnement est ponctué de grands événements: la Berlinale (festival international de cinéma attribuant l’Ours d’Or), le Popkomm (référence mondiale dans l’industrie musicale), et d’installations prestigieuses: la chaîne musicale MTV Allemagne, Universal qui n’ont pas peu contribué à propulser Berlin pôle culturel européen.

     Ville frontière, elle a souffert de deux absences. Une centralité mal identifiée, elle l’a transformée en atout. Un axe nord sud inexistant. Il est devenu continu avec le raccordement des segments de tunnel pour Tgv, S-Bahn, trains régionaux et voitures, cet axe en fait une boîte d’accélération des transports. Sans inciter au mouvement, car les berlinois organisent leur quotidien en privilégiant la proximité.
     Ville archipel, elle entretient un processus de transformation stimulé par de grands professionnels, des forums et une autre culture d’habiter. Le Berlinois ne peut se loger sans disposer de balcons; les ré-agencer pour des usages personnels sans déséquilibrer les volumes, intervenir sur la composition des espaces collectifs et publics: petits jardins autour des arbres, mini-bacs à sable, entretiennent l’esprit de la cité. Quand l’administration tergiverse, les habitants agissent sans que l’initiative soit perçue comme dessaisissement de la puissance publique. Les visiteurs rennais du Blosne – envoyés là-bas en délégation pour nourrir leur réflexion sur leur propre quartier - ont été séduits par les couleurs vives et hétérogènes, par la sensation de liberté: square pour enfants non barricadés et composés avec les habitants eux-mêmes, appropriation des trottoirs, herbes folles. Faire avec parcimonie… Berlin n’anticipe-t-elle pas notre avenir ?