<
>
Initiatives urbaines
#26
Villes d’ailleurs : la Randstad Holland
RÉSUMÉ > En avril 2011, les étudiants du Master 2 Aménagement et collectivités territoriales ont effectué leur voyage d’études dans la Randstad. Cette agglomération polycéphale est inscrite dans une région d’une telle densité qu’elle accentue encore les défis posés aux aménageurs néerlandais. Ces derniers sont célèbres dans le monde entier pour la planification précoce mise en oeuvre afin d’empêcher l’étalement urbain et préserver les espaces agricoles et récréatifs. La conurbation de Hollande illustre de manière exemplaire l’audace de l’urbanisme hollandais.

     La Hollande désigne souvent par commodité l’ensemble des Pays-Bas. Erreur fréquente ! Il ne s’agit en réalité que de l’une de ses régions. Celle-ci constitue toutefois le coeur du pays en raison de la présence de la principale agglomération néerlandaise, la Randstad Holland, ensemble métropolitain regroupant 6,5 millions d’habitants, soit près de 40 % de la population nationale. Place Publique a déjà présenté les enjeux de gouvernance de cette conurbation associant quatre villes majeures du pays : Amsterdam, La Haye, Rotterdam et Utrecht. On voudrait montrer ici comment l’aménagement est largement commandé par l’extrême rareté de l’espace dans la partie la plus urbanisée d’un pays qui est lui-même, en dehors des micro-états (Monaco, Vatican, Malte), le plus dense d’Europe avec plus de 400 habitants au kilomètre carré (ce qui donnerait 224 millions d’habitants en France métropolitaine...).

Un coeur vert soumis à une forte pression

     La Randstad tire son nom de sa curieuse configuration en fer à cheval (rand-stad : la ville en anneau) (cicontre). On doit l’expression au fondateur de la KLM, Albert Plesman, frappé par cette forme au cours d’un vol au-dessus de la région. Cette organisation annulaire sans doute unique au monde s’explique historiquement par la fixation des premiers sites urbains sur des buttes sableuses un peu moins exposées aux eaux en périphérie de la zone centrale amphibie.
    L’anneau urbain s’organise autour du célèbre coeur vert (‘t groene hart), espace encore rural qui porte admirablement son nom : non seulement il est au milieu de l’agglomération, mais les Hollandais le portent dans leur coeur – l’expression remonte au 17e siècle ! Ce territoire a en outre toujours été central dans les politiques d’aménagement, au point d’apparaître comme la principale icône d’un pays fier de sa tradition de planification spatiale.
    Depuis la guerre en effet, on s’efforce de préserver de l’urbanisation cette campagne exposée à une pression foncière toujours croissante. La délimitation des zones rouges (constructibles) et zones vertes (inconstructibles) par un rode contour cartographique est si radicale qu’elle est repérable à l’oeil nu. C’est que la situation du coeur vert à proximité de tous les pôles urbains de la Randstad le rend particulièrement attractif pour les citadins à la recherche d’une maison individuelle dans un cadre champêtre.
    Le coeur vert est classé paysage d’intérêt national. L’attention qui lui est portée est à la mesure de sa haute valeur culturelle : préservation des tourbières, lutte contre le lent affaissement résultant de leur exploitation et de la disparition des matières organiques, conciliation d’une agriculture performante et d’une intense fréquentation récréative, aménagement de corridors écologiques et d’une trame bleue-verte dans ce « grand jardin de la ville ».
    Mais les choix d’aménagement donnent toujours lieu à d’intenses discussions car, nous déclare-t-on au Ministère de l’aménagement, « il faut de l’espace pour tout, mais sans compromettre le développement durable ». La densité de la Hollande est telle qu’elle engendre une vive concurrence entre usages potentiels. Ainsi le Westland (ci-contre), la principale zone d’horticulture, doit-elle faire face aux appétits fonciers de Rotterdam, La Haye et Delft entre lesquelles est coincé ce « pays de verre », ainsi dénommé parce qu’entièrement dévolu aux cultures hors-sol sous serre.

Une conurbation sous le niveau de la mer

     Qu’un organisme urbain de cette importance ait pu s’épanouir dans un milieu aussi hostile tient du miracle. Les anciens marais semi-maritimes ont été méthodiquement poldérisés. Toute la Randstad est sous le niveau de la mer, l’altitude de certains quartiers de Rotterdam tombant même à - 7 m. Une telle situation appelle une vigilance de tous les instants car il faut sans cesse rejeter les eaux douces à la mer, par milliards de mètres cubes. C’était autrefois l’affaire des innombrables moulins auxquels ont succédé de puissantes stations de pompage et de refoulement des eaux, au prix de millions d’euros.
    La Hollande (hol-land : le pays creux) est aussi drainée en surface par des milliers de canaux de toutes tailles et des millions de fossés qui quadrillent systématiquement ce bas pays. La tentation pourrait être de mettre en eau les terres les plus exposées, mais hélas les nappes souterraines sont salées. Il faut encore évacuer vers la mer du Nord les eaux des fleuves – et non des moindres : le Rhin et la Meuse – et des rivières qui débouchent dans ce bassin, circulant en hauteur dans de puissants canaux surplombant les maisons voisines pour transporter les eaux au-delà des digues qui protègent la petite Hollande d’une autre menace : l’invasion de la mer du Nord. Menace bien réelle : chacun garde en mémoire la rupture des digues lors d’une tempête en février 1953 et les 1 800 victimes, catastrophe qui entraîna le plan Delta (1958-1986) destiné à préserver cette fragile région par un énorme système d’écluses de protection au débouché du Rhin.
    La poldérisation rend toute urbanisation excessivement coûteuse. Pour les nouvelles tours de Rotterdam par exemple, il faut enfoncer un nombre effarant de pieux à grande profondeur dans des sols sableux, instables et humides. La construction du moindre mètre carré coûte ainsi bien plus cher ici que partout ailleurs, indépendamment du prix du terrain. La crainte d’un étalement urbain généralisé – l’urban sprawl, ou « déferlante urbaine », appelée ici huizenzee, « la mer de maisons », ce qui sonne de manière particulière dans un pays sous la menace effective de la mer – a motivé dès les années 1950 des mesures exemplaires visant à... faire barrage à la marée pavillonnaire. Cette politique d’aménagement précoce, constante et résolue est célèbre du fait de sa cohérence, rendue possible par l’articulation des dispositions concernant l’habitat, le foncier, les activités, les transports, les services, les commerces et l’environnement dans une approche globale et intégrée très rarement réalisée dans le monde.

Houten-Castellum, ville interdite à la voiture

     Dès 1966, les textes préconisent la création de « villes et noyaux de croissance » censés canaliser l’urbanisation tout en répondant aux besoins de logements. Une petite dizaine était localisée dans la Randstad. Cette politique répondait au principe de la « déconcentration groupée », compromis entre un chimérique contrôle absolu et une dilapidation foncière insupportable. Ces localités étaient appelées à fixer l’expansion urbaine en accueillant les nouvelles populations dans des centres proches des gares. L’idée était déjà de permettre un accès à la maison individuelle tout en limitant les migrations pendulaires automobiles.
    Le bipôle Houten-Castellum est l’exemple le plus abouti d’application de ces principes. Cette localité aménagée autour d’un petit noyau villageois initial est structurée autour de deux gares qui la mettent à une dizaine de minutes du centre d’Utrecht, ville universitaire très comparable à Rennes par sa taille comme par ses activités. La particularité de Houten (prononcer Aouteun), forte aujourd’hui de 48 000 habitants, est d’exclure tout trafic automobile, autorisé sur la seule rocade (celle d’Houten fait 8,5 km). Le transit motorisé est interdit. Seul l’accès aux impasses périphériques est permis à partir du ring. Les zones d’activités sont à l’extérieur. Les deux villes sont centrées sur leur gare, distante d’1,5 km maximum, où l’on ne peut se rendre qu’en bus, à pied ou en vélo. Résultat : pour aller d’un point à un autre en ville, la bicyclette est toujours le mode le plus rapide. Sous la gare, un immense garage à vélos (dit transferium) gardé, ouvert 20 heures sur 24, débouchant directement sur les quais et doté d’un atelier de réparation assure l’intermodalité. Services et commerces sont proches de sorte que seules 19% des courses sont effectuées en voiture contre 28% dans les autres villes de taille comparable.
    Houten est une ville de rêve. Ecoles maternelles et primaires sont ouvertes sur les chemins, les enfants s’y rendent seuls en vélo, à pied, en trottinette, ou en roller… Handicapés et personnes âgées circulent aussi en parfaite sécurité. Le calme est extraordinaire, la mobilité douce favorise la sociabilité, la mixité sociale est assurée par la propriété municipale des sols. A Castellum, plus récente, faute de maîtrise foncière publique aussi absolue dans un contexte de dérégulation, il a cependant fallu davantage composer avec les promoteurs et transiger davantage avec le principe d’une ville sans automobile imposé par le bourgmestre des années 1970.

     Houten-Castellum illustre bien le principe de la ville compacte. La mobilité douce est en effet inséparable d’un habitat dense permettant de réduire les distances au profit d’une « métrique » pédestre ou cyclable. Le choix du toponyme de Castellum renvoie d’ailleurs à la densité de la ville latine.
    Le fameux modèle de la ville compacte a été développé afin de résoudre la contradiction somme toute ordinaire mais rarement surmontée entre l’impératif collectif d’un moindre étalement urbain et les aspirations de la population à un logement individuel avec jardin. A cette fin, le gouvernement travailliste a lancé en 1991 un énorme dispositif, à travers un appel à propositions auprès des municipalités en vue de construire pas moins d’un million de logements de 1995 à 2010. Ce système massif de production d’habitat compact est appelé Vinex en référence au « Supplément au Quatrième Rapport sur l’aménagement du territoire » (1988) (Vierde Nota over de Ruimtelijke Ordening Extra : Vinex).
    Les objectifs étaient multiples : contrer les effets négatifs de la déconcentration groupée abandonnée en 1983 qui n’avait pas suffisamment freiné la consommation foncière ; répondre aux désirs des familles de disposer d’un jardin mais par une offre d’habitat individuel dense ; réduire la dépendance automobile et préserver les paysages grâce à un habitat compact proche des transports collectifs et des services ; rechercher une mixité fonctionnelle ; privilégier les emprises déjà occupées (friches industrielles et portuaires) par renouvellement urbain (un tiers des sites) ou coller au tissu urbain existant. Cette politique nationale était vue comme encore plus impérative dans la Randstad du fait de l’impérieuse nécessité de fluidifier la desserte du port de Rotterdam et des zones d’agriculture intensive, le pays ne pouvant absolument pas compromettre sa vocation logistique en aggravant une congestion (auto)routière déjà dramatique pour le fret par la surcharge de trafic engendré par les migrations de travail quotidiennes.

     La machine à construire Vinex a connu un succès quantitatif avec près d’un demi million de logements construits en dix ans (1995-2005), soit 62 % de la production immobilière, plusieurs centaines de milliers d’autres étant programmés. Suite à l’appel à projets, 36 sites ont été retenus (dont une bonne moitié dans la Randstad) dans le cadre d’une procédure présentée comme « révolutionnaire » grâce à la vingtaine de contrats signés entre le ministère et les autorités locales (municipalités et provinces), sur la base d’objectifs partagés (nombre de logements et localisation, infrastructures de transport, zones d’activités, espaces de loisirs, équipements, dépollution éventuelle) en échange de subventions aux programmes et investissements dans les transports. Autre nouveauté : l’ampleur de la participation des investisseurs privés. Même si les possibilités de localisation en zone urbanisée ont eu tendance à se raréfier, le succès des Vinex réside aussi dans leur situation beaucoup moins périphérique que les autres programmes immobiliers. La desserte par les transports publics et la proximité des gares ont eu un effet direct sur la réduction de la mobilité routière.
    Ces localisations privilégiées garantissent également une meilleure proximité des services, notamment commerciaux, grâce à une maîtrise de l’urbanisme commercial particulièrement réussie : pas d’hypermarchés ici, les seuls commerces périphériques étant les magasins de meubles et les concessions automobiles, mais des supérettes et supermarchés de proximité et des courses effectuées majoritairement… à vélo. Les évaluations officielles mettent en avant les atouts incontestables mais aussi les limites des Vinex. Le grief concernant la répétitivité et la monotonie de ces vastes programmes de logements en bande alignés sur une voirie géométrique a atteint une telle ampleur que Vinex-locatie est devenu synonyme de « banlieue », avec l’image négative associée, surtout pour les localisations non centrales.
    Aussi les programmes plus récents s’efforcent-ils de briser la répétitivité d’ensembles immobiliers standardisés par des architectures plus variées et plus imaginatives et des compositions urbaines plus verdoyantes. Vu la pénurie foncière croissante dans les métropoles, il est recommandé de prospecter les disponibilités dans les villes petites et moyennes et dans les localités périphériques accessibles dans un rayon correct autour des gares de banlieue. On tente d’être encore plus attentif à la proximité des services (écoles, santé). Enfin, l’échelle de l’agglomération ou de l’aire urbaine est préconisée pour la planification de préférence à la commune (malgré leur taille).
    Au total, l’aménagement de la Randstad illustre la mise en oeuvre d’une vaste stratégie très intégrée rarement réalisée avec une telle ampleur. L’adaptabilité du système de planification spatiale, qui évolue en permanence, continue à en faire un laboratoire et un modèle dit d’« efficience adaptative ».