et Rennes face
à l’impératif touristique
Le tourisme est né dans des types de lieux extrêmement précis et de manière concomitante: le littoral et la montagne furent distingués dès le milieu du 18e siècle pour des raisons thérapeutiques (eau, air et soleil) et pour des raisons esthétiques (de beaux paysages). La ville, et tout particulièrement Paris, constitue cet autre espace où le tourisme fut inventé, qui répondait aussi à des logiques précises parmi lesquelles le goût des objets et des édifices du passé, le goût de la modernité, la sociabilité et l’animation urbaines et, de manière très contemporaine, le shopping (2007).
Au patrimoine et à la modernité s’est ajoutée la monumentalité des édifices. Elle joue un rôle très distinctif entre les destinations. Les monuments font parler d’eux et produisent l’attrait touristique. De plus, au fil du développement touristique, les jeux du patrimoine et de la modernité ont contribué à mettre en tourisme certaines villes et à pérenniser cette activité dans d’autres. Ainsi le classement progressif d’édifices construits à différentes périodes historiques a permis d’insérer dans le concert touristique des lieux qui ne l’étaient pas. De même des villes identifiées pour leur modernité – les gratte-ciels de New York dès la Première Guerre mondiale – sont progressivement devenus des éléments du patrimoine new-yorkais. Ainsi le Woolworth Building, le Chrysler Building ou l’Empire State Building devinrent monuments nationaux en 1966, 1976 et 1986 respectivement. Le même processus s’est opéré plus récemment pour le modernisme catalan de Barcelone.
Ces logiques historiques et contemporaines permettent d’identifier deux grandes catégories de villes touristiques: les métropoles touristiques et les villes touristifiées.
Les premières sont connues du monde entier par une concentration de monuments tous classés et identifiés depuis des décennies voire des siècles et proposent régulièrement des nouveautés architecturales (Duhamel et Knafou, 2007) : de l’Arche de La Défense à Paris et Canary Wharf à Londres, de la Tour Agbar de Barcelone et la zone de Pudong à Shanghai mais aussi le futur quartier autour de Ground Zero à New York.
Ces métropoles, également capitales politiques et économiques, ne tirent pas leur rayonnement touristique de la seule fréquentation urbaine, les alentours jouant un rôle plus ou moins fort : Versailles et Disney Resort à Paris, tout comme le Mont-Saint-Michel ou Chamonix depuis Paris et la muraille de Chine depuis Pékin. Récemment, les métropoles touristiques sont aussi celles qui ont considérablement exploité le développement du shopping introduit par les Japonais et investi par les Chinois en ajoutant cette pratique touristique à la palette existante comme Bruxelles qui réalisa en 2007 une campagne intitulée « Culture et shopping dans la capitale de l’Europe » ou Canton qui a vu s’édifier à ses portes le plus grand « mall » (centre commercial) du monde: « Avec une surface totale de 660 000 m², 1 500 boutiques, 5 hôtels de luxe (1 855 chambres), et trois parcs d’attraction à thème », le South China Mall entend devenir « la première destination shopping au monde » (http://www.southchinamall.com.cn).
Face à ces métropoles s’ajoutent les villes « touristifiées ». Elles ont généralement connu une crise économique et démographique majeure avant d’être redécouvertes, historiquement ou de manière contemporaine, par des militaires, des voyageurs. Telle fut l’histoire de Bruges et Venise. Celle-ci a vu sa population divisée par cinq entre 1780 et 1830. On peut affirmer aujourd’hui que les voyageurs romantiques ont été particulièrement inspirés par cette ville « moribonde » et que là se situe le tournant touristique. Venise aurait sans doute bel et bien disparu si le tourisme ne l’avait sauvé.
Le contexte est finalement assez favorable pour de très nombreuses villes de taille moyenne, qui disposent certes d’atouts mais visiblement insuffisants pour engendrer une fréquentation touristique conséquente, où le tourisme néanmoins est souhaité et attendu. « Les villes génèrent en effet la plus forte consommation touristique, estimée à 23,6 milliards d’euros, dont 60 % proviennent des touristes étrangers. Elles représentent le quart des nuitées totales, un peu moins du tiers des séjours effectués par les résidents (soit le deuxième espace le plus fréquenté) et 40 % des séjours effectués par les non-résidents » Cela s’explique par la transformation des villes auxquelles rénovations urbaines, politiques culturelles et festives importantes et parfois imposantes, avec le lancement de manifestations originales telle les « capitales européennes de la Culture » en 1985, ont donné leur chance « touristique » alors qu’elles avaient traversé ou traversaient encore une histoire difficile. Toutefois toutes les villes, même de taille voisine, ne connaissent pas la même situation en dépit de ces évolutions et les villes qui nous occupent, Nantes, Angers et Rennes, sont particulières et ont beaucoup en commun.
Comme l’on sait que la quasi-totalité des lits touristiques en ville sont des lits hôteliers, l’observation de cet indicateur nous parle particulièrement de l’activité touristique des villes. Comme le montre le rapport du Club des Villes de 2006, Angers, Nantes et Rennes ont connu une croissance assez marquée du nombre d’hôtels pendant la décennie qui s’achève. Elles se caractérisent par un faible déploiement du haut de gamme qui apparaît aujourd’hui comme le fer de lance du développement touristique.
Cette montée en gamme (trois et quatre étoiles) favorise la mise en tourisme ou le renforcement de la fréquentation de nombreuses destinations en souffrance. Elle garantit le renouvellement de la fréquentation à la fois sous la forme de grandes chaînes d’hôtel qui peuvent provoquer des événements d’affaires de rayonnement important, mais aussi d’une hôtellerie de charme qui peut permettre une découverte autre de la ville au public qui connaît bien les métropoles touristiques et les villes « touristifiées » mais seraient prêt à passer un week-end ailleurs: le « resort urbain » tel que se nomme l’hôtel Lecoq Gadby (quatre étoiles) est unique à Rennes avec son hôtel-spa de 14 chambres et son hôtel de charme de 11 chambres; Angers ne propose que trois hôtels 3* et aucun dans une logique « de charme »; et Nantes dispose de deux hôtels 4*, le Grand Hôtel Mercure (160 chambres) et l’Abbaye de Villeneuve aux Sorinières (20 chambres), et dix hôtels 3*. Là se situe la plus forte progression qualitative parmi les trois villes.
Cependant, cette progression ne suffit pas pour mettre les villes aux normes en vigueur. En effet, l’arrivée de la norme cinq étoiles place les trois étoiles en catégorie médiane pour ne pas dire moyenne. Si les classements sont parfois peu représentatifs des réalités de certains hôtels, ne mésestimons pas l’effet symbolique des étoiles surtout à l’international. Quand l’objectif d’une ville est de déployer son rayonnement, voilà le genre de considération à prendre en compte.
Mais cet indicateur est en trompe-l’oeil dans la mesure où l’hôtel accueille des touristes et des voyageurs d’affaires, deux publics aux attentes, aux préoccupations et aux pratiques très diversifiées en dépit de croisements qui sèment parfois le trouble. Là, Nantes, Angers et Rennes se distinguent à l’échelle française. D’après les travaux de la Commission permanente du tourisme urbain, la différence entre les taux d’occupation semaine/week-end est la plus marquée dans ces villes avec presque 40 % pour Rennes et autour de 35 % pour Nantes et Angers. Un véritable trio de tête national qui illustre bien la particularité de ces villes: destinations d’affaires et non destinations touristiques comme le montre l’évolution mensuelle des taux d’occupation des hôtels à Rennes, tout à fait exemplaire de notre constat d’ensemble (fig. 1). À Rennes, ville-capitale régionale, le taux d’occupation est maximum en mars-juin et septembre: c’est une ville d’affaires dans une région touristique dont le pic de fréquentation se situe en été.
Angers illustre une situation intéressante et contradictoire. Greffée sur l’axe ligérien paré de deux couronnes internationales, le classement Unesco et les châteaux de la Loire, elle ne tire pas profit de ces labels et la présence du Château du Roi René (152 000 visiteurs) ne suffit pas à établir son rayonnement touristique. Il sera intéressant de voir si l’ouverture de Terra Botanica change la donne de cette ville actuellement plus régionale que nationale voire internationale. Quant à Nantes, elle semble tirer profit des projets et des actions menées depuis quelques années déjà. Elle est capitale régionale et ce statut lui confère des prérogatives particulières. Les acteurs en charge de la ville ont investi dans une politique culturelle audacieuse qui porte ses fruits. Les Folles journées sont un réel succès avec 98 % des billets vendus en 2010 soit 128 000 entrées. Ou encore l’accueil de la troupe Royal de Luxe qui a engendré les Machines de l’île dont la renommée est internationale. Cette évolution est telle que les scientifiques des sciences sociales publient des articles sur Nantes, autre signe d’une profonde évolution.
Rennes n’est pas une ville touristique et, à l’heure actuelle, la ville a peu de chances de le devenir à la lumière des processus connus pour contribuer à la mise en tourisme des villes. Le patrimoine rennais n’est en rien monumental et il reste limité avec le Musée de Bretagne (50 000 visiteurs par an environ, 13e site sur 27 proposés dans les classements régionaux) ou encore le musée des Beaux-Arts qui occupe la 22e place. La modernité est absente contrairement à Metz (avec le musée Pompidou) ou à Lens (avec l’ouverture du musée du Louvre en 2012). On sait la nécessité d’un élément monumental pour attirer les foules et produire un changement de regard des populations sur le lieu, à des échelles qui dépassent la région. La renommée est à ce prix et l’on connaît le prix de ces édifices qui coûtent chers, dans tous les sens du terme, et des difficultés comme des tensions que cela engendre ainsi que le montre l’accouchement difficile du Musée des Confluences à Lyon.
Dans le cas rennais, peut-être aurait-il fallu profiter autrement de la catastrophe qui détruisit le Parlement de Bretagne et, construire un édifice résolument moderne et innovant dans un lieu central qui aurait renouvelé l’image de la ville. Car le problème de nombreuses villes est de disposer de place en position centrale. Mais les temps qui courent préfèrent perpétuer le passé quitte à le reconstruire à l’identique plutôt que de révolutionner les centres-villes. Et l’édification des Champs Libres reste de trop petite taille pour modifier le regard. En revanche, il contribue à stimuler le regard des Rennais, des Bretons et des habitants des régions limitrophes, ce qui est déjà très important.
Car l’attrait touristique contemporain fonctionne sur la monumentalité, Dubaï en est l’incarnation merveilleuse et terrible selon les régions du monde où l’on se situe. Cela fait parler du lieu. Ce choix de développement reste d’actualité pour les villes peu touristiques. La politique du Havre de ce point de vue est très intéressante. En effet, le tournant touristique que souhaite prendre la ville-port de Normandie reste lié à l’aboutissement de la déjà célèbre Tour Jean Nouvel, 120 m de haut au coeur des Docks Vauban. Si la ville parvient à réaliser cet édifice pour 2017, année du cinquième centenaire de la ville édifiée par François 1er, il y aura là un symbole à plus d’un titre. Le tourisme marquera définitivement son emprise sur l’espace industriel et si la Tour est belle comme le laisse entrevoir le projet et son contenu de qualité, alors l’effet Guggenheim sera ici démultiplié. Le label Unesco, le Casino Partouche ont permis d’amorcer le virage. Cet édifice sanctionnera la réussite touristique et ludique d’une ville si longtemps dépréciée.
Enfin, en termes d’animation et de rayonnement culturels, les villes de l’Ouest français jouent tous cette carte avec des festivals ou des manifestations dont la plupart sont à vocation régionale à l’exception des Folles Journées déjà évoquées. Pour Rennes, les Transmusicales par leur programmation et leur calendrier sont clairement un événement de loisirs qui permet à Rennes de fonctionner comme métropole régionale et d’affirmer son rayonnement. En revanche, une exposition un peu remarquable comme « La légende du Roi Arthur », en 2008 aux Champs Libres-Musée de Bretagne a produit une forte croissance de la fréquentation qui est passée de 50 000 à près de 80 000 (Observatoire du tourisme de Bretagne, janvier 2010). Mais là encore, le public est resté régional, l’exposition se déplaçant ensuite à la Bibliothèque nationale de France à Paris.
Notre propos peut apparaître comme péremptoire et définitif mais tel n’est pas notre volonté. Il vise plutôt à bien délimiter l’objectif à atteindre, les pratiques à favoriser et les populations à séduire. Aussi ne faut-il pas aborder la problématique du développement de la ville par le seul tourisme, en faire un impératif mais favoriser l’accueil de toutes populations susceptibles de séjourner temporairement sur le lieu. Aujourd’hui, existent différentes familles de séjournants.
Alors les attributs de la réussite ne sont plus ceux de la mise en tourisme, tels que nous les avons brièvement évoqués mais davantage une réflexion sur la qualité du lieu urbain. Alors toutes les villes peuvent, avec de l’imagination et du savoir-faire, développer une économie présentielle (Terrier, 2006) qui, pourrait, contre toute attente, produire plus d’effets qu’une simple fréquentation touristique.