<
>
Dossier
#21
« Vous savez que c’est d’une richesse incroyable par ici »
RÉSUMÉ > Maurepas est objectivement l’un des quartiers les plus pauvres de Rennes. Du moins en termes de revenu. Mais la vie est souvent faite d’autre chose, d’autres richesses. En atteste notre rencontre avec Marie-Thérèse, Marie-France, Chantal, Robert et les autres.

     Maurepas : l’avenue Patton au nord, le Parc des bois à l’est, la rue de Fougères au sud et la place Bernanos, côté ouest. Voilà le quadrilatère, où se retrouve la terre entière. D’abord cela que Marie-France ou Marie-Thérèse racontent. Une histoire pleine de pleins d’ethnies, énoncées comme un record ! « Oh, dit Françoise, on disait 38 il y a longtemps ! » Maintenant, quasi scientifique elle l’affirme, « il y en a au moins 41 ! » Marie-Thérèse, elle, court partout dans son petit appartement. Il faut la suivre, un oiseau de quatre-vingt deux ans. La suivre entre ses piles de livres instables, ses portraits aquarellés d’Arméniens, de Gitanes, ou de Crétoises. Pas si facile de la suivre, d’Alfortville, où elle a vécu une partie de sa vie, à Cleunay, puis Mau-Re-Pas.

     C’est ainsi qu’elle articule les trois syllabes et dit la beauté des gens d’ici, leur courtoisie, « l’élégance au Super U, toujours bonjour, toujours merci ». Ça l’a un peu changé de la région parisienne. Marie-Thérèse virevolte, aplatit les époques. Sur le palier, elle me parle de son école en Alsace. Elle a onze ans, c’est la guerre et ce sont les bonnes soeurs en civil qui lui confirment son goût du dessin. Le dessin, on y reviendra.
     Filons chez Marie-France. Elle ne vous dira rien de sa parenthèse. Convenons qu’on n’a rien à en savoir bien que l’expression « la parenthèse » revienne à plusieurs reprises. Repartons avec elle des champs de la Bellangerais où elle courait petite-fille vers la butte de Maurepas où, bien avant les tours, s’étendaient les champs. Et posons- nous dans sa maison au nord du Gast. Construite par son père sur un terrain de la grand-mère, c’est là qu’elle peint !
     Vous voyez où je veux en venir. L’une dessine, l’autre peint !

     La troisième bricole, brode, bref elle « chiffonne », Chantal ! C’est-à-dire qu’à partir de trois fois rien, des collants qu’elle a gardés pour qui pour quoi, elle les brûle, oui, avec le décapeur thermique acheté à cet effet. Elle les coud, les brode, les boursoufle, y incise des feuilles de palmiers, des aiguilles de pins ramassées en allant au marché du Gast. Voilà que « les lambeaux » de Chantal, en restant des lambeaux, deviennent des « machins », c’est son mot ! Des tableaux de tissus, des créations incroyables, exemple : prenez des Ouest-France, vous les huilez avec votre huile habituelle, de table, vous cassez les fibres, vous obtenez une matière grisâtre et volumineuse, vous la cousez avec des points de tige ou des points « sauvages ». Autre exemple, vous gardez vos filets d’orange, de citron ou ceux d’échalotes, bon vous avez compris, mais vous n’avez rien vu !

     Ici, dans ce quartier qui a ce nom Maurepas mais qui compte d’autres noms : Patton, nom de général libérateur, Le Gast, « prononcez le S », Saint-Laurent, cette « église bombardée et l’autre qui n’appartient pas au diocèse mais a été construite pour dommages de guerre et donc est propriété de la ville ». Voilà ce que dit Robert, heureux d’ajouter qu’il a « un oncle qui était maçon et a construit ses tours ». Les tours de Maurepas qui forment un escalier quand on les voit de Beauregard ou un mur vu d’ailleurs. Les tours où il y a peu, l’ascenseur neuf, tous ses boutons sont enduits plusieurs jours d’excréments. Il faut au gardien quelques jours de dégoût et trop de temps à endurer par les habitants pour que le fauteur de troubles qui en veut à tous et à chacun soit confondu, fèces comprises. Et, conclut Bernard, barbe immense et regard plissé : « comment il peut faire ça puisqu’ici il est chez lui ?» Qu’est ce qui se passe ici, malgré ces moments difficiles ?

     L’une peint, l’autre coud, « des mains de fée ». Pour revenir à Marie-Thérèse, si je vous dis que Géraldine Chaplin a ramassé ses pinceaux une fois qu’elle lui faisait un portrait. Si élégante Géraldine Chaplin avec les deux petites taches sous les yeux. Exactement les détails que voient ceux qui peignent, comme ces nénuphars qu’elle n’a pas pu peindre aux Gayeulles, l’été dernier. Elle vous explique : « J’étais assise, face au motif, ils sont si merveilleux les nénuphars du parc des Bois. Voilà un monsieur qui se colle à côté de moi et m’interroge : je ne vous dérange pas ? Mon regard lui dit que si, mais il s’installe, à coller mon dessin. Il me parle de Dieu, je lui dis que je suis devenue laïque, surtout en tant que femme. Il me parle de sa révélation, me voilà bloquée. Les nénuphars à peindre attendront l’été prochain ».
     Marie-Thérèse est ainsi, elle ne pense pas à la mort mais songe à imposer son « diktat, l’incinération et l’urne à répandre comme celle de son oncle, le peintre Yves Tanguy, dans la baie de Douarnenez, celui qui lui a appris à faire des grimaces » : dont acte !

     Chantal habite côté Bellangerais. Sans son « art textile », elle n’aurait pas mis les pieds au Centre Social, ni à Guy-Ropartz aux ateliers d’écriture. Elle sait qu’elle a autant envie d’y aller que peur. Les différences, elle les ressent, quelquefois les comprend, ou pas. Ni plus ni moins que ce besoin incroyable de ces tissus à tordre, à froncer, à coudre et quand elle s’y met, elle ne voit pas le temps qui passe, l’heure qui tourne : « vite, le soir, sortir acheter sa baguette ! ».
     Marie-Thérèse redessine toute sa vie d’un coup, balaye les moments durs, revient à cette richesse inouïe des gens d’ici, de ce quartier où il y a tout, dit-elle en regardant ses tonnes de livres, ses papiers froissés, ses chemises entassées, ses tiroirs à ras-bords de photos et de dessin. Tout y passe, la bourgeoisie qui n’est « pas forcément chrétienne », la bonté des gens, les gestes qui se font entre voisins de paliers, elle conclut : « Vous savez que c’est d’une richesse incroyable par ici ».

     À Maurepas, quartier économiquement défavorisé, une richesse est là, au beau milieu : le lien entre les gens : « un respect incroyable », dit Marie-Thérèse. Le mot valeur n’a rien à voir avec celles qui se cotent en bourse, évidemment !
     Chantal, c’est sa voisine du dessous qui lui a dit d’aller montrer ce qu’elle fait. Première fois qu’elle exposait ! C’est grâce à toutes ces productions que chacun fait pour soi qu’il arrive à Maurepas ou dans d’autres quartiers de la ville que les gens partagent, discutent, s’assoient les uns à côté des autres, mangent et parlent ou des fois ne disent rien. Comme Chantal quand elle réfléchit et soudain s’écrie en parlant du Centre Social où elle ne pensait pas un jour aller : « l’accueil, c’est plus important que tout dans le quartier ».