Scène de rue. Un homme se fait bousculer sèchement sur un trottoir. Il lance une remarque au jeune qui continue son chemin sans s’excuser. Le jeune homme se retourne, lance d’une voix forte et rageuse: « Quoi? Qu’est-ce qu’il y a? ». Il toise, les yeux dans les yeux, celui qu’il vient de bousculer, se fait menaçant. Moitié pour se défendre, moitié pour montrer qu’il ne veut pas céder, l’homme esquisse une geste mauvais. Il a tout simplement oublié que l’âge a émoussé ses réflexes. Ses lunettes valsent à deux mètres… On est à deux doigts de s’empoigner… Chacun en fait l’expérience plus ou moins violente : on peut passer très vite de la mauvaise humeur à l’agacement, de l’énervement au conflit ouvert et du désaccord aux coups sous le regard indifférent des passants.
Vivre ensemble… Comment accepter de partager le trottoir, la rue, le quartier, la ville, comment accepter de vivre avec cet Autre qui ne nous ressemble pas. C’est le thème du dossier de ce numéro de Place Publique qui oscille entre pessimisme et espoir. Pessimisme parce que notre société est entrée dans l’ère de la méfiance. Espoir parce que dans les quartiers, dans les entreprises, se vivent quotidiennement des refus courageux de se laisser entraîner sur la pente dangereuse des crispations et du rejet. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Jean Danet, avocat et professeur de droit, évoque la diversification des valeurs qui, jadis, nous rassemblaient et le fait que nous soyons devenus des inconnus les uns pour les autres, des anonymes. « Les formes de contrôle social interne héritées de la société rurale comme celles nées à la fin du 19e siècle se sont épuisées en même temps », écrit-il aussi en appelant de ses voeux « des discours et des actions de prévention nouveaux, fondés sur des valeurs partagées par le plus grand nombre ».
Anonymat. Laurent Mucchielli l’écrit aussi: « L’anonymat croissant de la vie sociale démultiplie les peurs et les réflexes punitifs ». Mais il ajoute que le poids du chômage et ce sentiment que l’avenir s’est fermé « plombe » encore plus la vie des adolescents d’aujourd’hui, dépourvus de ces lieux de socialisation (mouvements de jeunesse, maisons de jeunes, centres sociaux) qui furent le cadre émancipateur des loisirs des ados, remplacé aujourd’hui par le MacDo, le ciné ou l’arrêt de bus.
Gérard Darris et ses collègues sociologues, examinant la modification des usages de la nuit, montrent que celle-ci, en ville du moins, ne ralentit plus les activités humaines que pendant une plage de temps très courte. Aux sorties nocturnes bruyantes et alcoolisées des fins de semaine étudiantes, Rennes oppose une alternative à la présence policière, fondée sur les notions de cohésion sociale, du « vivre ensemble ».
C’est une marque de l’action des municipalités de l’Ouest, en particulier de Rennes, que relève Tanguy Le Goff : ce refus – que certains qualifient d’angélique – des solutions répressives au profit de la prévention et de la discussion. Les polices municipales restent d’importance modeste à Rennes comme à Nantes – et absentes à Brest, pour des raisons de principe et de coût – malgré une inflexion récente des discours comme des moyens alloués. On y préfère les « correspondants de nuit ». Expérimentés à Rennes depuis 1994, instaurés depuis sous diverses formes à Nantes, Brest, Chambéry, Paris, Toulouse… ils sont maintenant l’objet de colloques réguliers. Mais ils souffrent de n’être pas assez reconnus par les « professionnels » dont ils n’ont ni l’uniforme ni les prérogatives.
Christophe Béchet montre comment le souci de « faire communauté » passe par une meilleure connaissance les uns des autres pour éviter que ne se dégrade encore davantage l’image des institutions, des personnels politiques, des services sociaux et pour redonner une certaine légitimité aux règles et aux lois. Dans les quartiers qui se vivent comme exclus de la ville, cela passe par la volonté de permettre aux habitants d’être citoyens, acteurs, d’être reconnus et soutenus dans la ville pour leurs projets et leurs propositions. Des expériences menées, notamment dans le quartier du Blosne, grâce aux locaux collectifs résidentiels et aux pôles associatifs, continuent de tisser le lien social.
Mais un coin s’est glissé dans cette philosophie médiatrice. Largement présente dans des lieux fermés ou semi-fermés (métro, bus, parkings, banques, commerces divers…) tant pour des raisons de sécurité que pour des motifs répressifs, la vidéosurveillance (ou vidéoprotection comme on dit) a fait son apparition en milieu ouvert dans les quartiers de la place Sainte-Anne et du Gast (Maurepas) à Rennes. Ce n’est pas l’invasion: treize caméras seulement. Ce n’est pas fait avec légèreté: une charte et un comité d’éthique doivent empêcher tout dérapage. Ce n’est pas définitif : un bilan sera dressé au bout d’un an (en mars pour la place Sainte-Anne). D’ailleurs, selon un sondage réalisé en 2008, 71 % des Français seraient favorables au déploiement de cet outil techno-préventif. Mais Virginie Gautron parle de garanties en trompe-l’oeil. Elle écrit notamment que les télésurveillants peuvent avoir le contrôle sélectif et discriminatoire, guidé par des stéréotypes plus que par des faits réels, ce qui peut donner lieu à des pratiques d’exclusion. Sans parler des progrès (?) à venir : puces à radiofréquences, biométrie et autres nanotechnologies…
Loïc Richard se penche, lui, sur les discriminations à l’embauche. Travailleurs seniors, handicapés, immigrés, jeunes à la recherche d’un premier emploi, chômeurs de longue durée sont trop souvent écartés à la simple lecture d’un curriculum vitæ. De trop rares entreprises ont décidé d’agir contre cette inégalité, « l’une des plus graves de notre société ». Fondatrice en 1984 de Buroscope (28 salariés), Anne Le Menn dit : « Ma conviction est que solidarité et performance peuvent se conjuguer. La diversité et la solidarité produisent fierté pour tous, réactivité et créativité. » Vous avez bien lu: solidarité, performance, diversité, réactivité, créativité. Fierté.