L'éditorial

     Biennale d’art contemporain de Rennes à l’automne 2012; ouverture du Fonds régional d’art contemporain (Frac) à Beauregard début 2012; installation des Archives de la critique d’art à Rennes en mai 2011; incertitude sur l’avenir du centre d’art contemporain La Criée ; arrivée d’une nouvelle direction au musée des beaux-arts en 2012; projet d’un espace d’exposition de 700 m2 sur le site de la Brasserie Kronenbourg en 2015… L’actualité de l’art contemporain à Rennes est particulièrement riche en nouveautés. L’occasion pour Place Publique de dresser dans ce numéro un état des lieux. Et de s’interroger sur les forces et les faiblesses de la « scène » rennaise.

     C’est la réflexion d’une amie vivant à Rennes. « Quand je vais à Venise et que je vois le drapeau breton flotter sur le palais Grassi, cela me fait mal au ventre ». Traduisez: pourquoi le milliardaire breton François Pinault est-il allé “exiler” sa fabuleuse collection dans la cité des Doges au lieu de l’installer à Rennes? Imaginez Rennes accueillant juste un morceau de ce trésor et se dotant d’une sorte de Guggenheim faisant briller dans la galaxie mondiale le nom de la capitale bretonne ! Le syndrome Bilbao.
    Beaucoup en ont rêvé et en rêvent encore. Fantasme d’autant plus tenace qu’il se nourrit d’un récit aux allures de légende urbaine. Il y a quelques années le prestigieux collectionneur aurait proposé - à la Ville? Au Département? à la Bretagne? - un projet qu’il a vite remballé devant l’accueil plutôt frais de ses interlocuteurs. Et notre mécène transi de se « replier » sur le football rennais et sur sa villégiature de Dinard où, l’été venu, le Palais des arts exhibe avec succès des oeuvres puisées dans la « François Pinault Foundation ». Estce sur la côte d’Emeraude que les choses désormais vont se passer? Comme par hasard la Ville de Rennes reconnaît être en train d’opérer un « rapprochement culturel » avec Dinard…
    Y a-t-il eu un rendez-vous manqué de Rennes avec Pinault ? Tout est-il perdu? Une chose est sûre, cette attente d’un « messie » appelé à doper l’image contemporaine de la ville est révélatrice. Elle révèle un désir et un manque souvent exprimés par le milieu culturel local: le désir, c’est que la mariée soit plus belle. Le manque… Nous y viendrons. Avant, il faut examiner de plus près la mariée, à savoir l’étonnant potentiel dont cette ville dispose, les cartes qu’elle a en main, les atouts indéniables que chacun s’accorde à lui reconnaître dans le domaine de l’art contemporain.

Le poids des étudiants et des enseignants

     Atout numéro 1, la vitalité d’une jeunesse avide d’explorer les territoires nouveaux de l’art. Cela grâce à ce moteur de la créativité que représente la double filière de formation et de recherche : l’université de Rennes 2 et l’École des beaux-arts. Une chance pour cette ville. D’abord par la masse d’étudiants que cela représente: soit 3 250 si l’on additionne les 2 900 étudiants en art de la fac, dont 1 000 en arts plastiques et 740 en histoire de l’art, et les 350 de l’école des Beaux-arts.. Sait-on que le département arts plastiques de Rennes 2 est numériquement le plus important des douze départements universitaires du même type existant en France? Sait-on que l’École des beaux-arts devenue École européenne supérieure d’art de Bretagne est la seule dans le pays à être parvenue à fusionner quatre écoles (Brest, Quimper, Lorient) et à acquérir du même coup une dimension qui la hisse au niveau des meilleures écoles européennes?
    À cet effet masse, il faut ajouter une réputation d’excellence qui n’est sans doute pas usurpée et qui tient à la qualité des enseignants. Sans énumérer ici des noms devenus notoires dans le champ de la pensée et du savoir artistique, accordons crédit au professeur Jean-Marc Poinsot, l’un des grands spécialistes de l’art contemporain, quand il dit que, dans le domaine de l’histoire de l’art, « Rennes occupe une position unique avec une douzaine de spécialistes pointus et reconnus. » Autre carte d’excellence, notre vaste complexe éducatif propose des formations professionnalisantes. Citons le master 2 « Métiers et arts de l’exposition » de Rennes 2. Sa réputation est établie nationalement. « Les professionnels formés à Rennes 2 s’envolent ensuite vers d’autres horizons. De nombreux directeurs de centres d’art et de Frac qui exercent aujourd’hui en France ont été formés » à Rennes », indique Patrice Goasduff, responsable de la galerie 40mcube. « En France, la plupart des acteurs du réseau sont passés par ici. Rennes 2 est une vraie pépinière en arts plastiques », estime lui aussi Didier Lamandé, le président de l’association Art contemporain en Bretagne (ACB).
    Avant de rayonner nationalement, ce réservoir éducatif rennais irrigue toute la ville. On retrouve les étudiants dans une foule d’initiatives artistiques locales. Et quelques années plus tard, on les revoit travaillant dans des spécialités les plus diverses au sein de structures culturelles de toutes sortes. À ce sujet, il faut en finir avec un lieu commun tenace qui voudrait que les études artistiques « ne débouchent sur rien » (à part le professorat). Philippe Hardy, le directeur des beaux-arts ou Christophe Viart, de Rennes 2, l’assurent en choeur : « Nos étudiants trouvent des débouchés et du travail ».

     Atout numéro 2 de Rennes: la politique volontariste menée par la Ville depuis plusieurs décennies. À la fin des années 70, la municipalité Hervé s’est lancée dans l’aventure avec un dispositif – ininterrompu depuis – de commande publique d’oeuvres d’art. Double intérêt : elle permet de mettre l’art sous le regard de tous et elle fournit du travail aux artistes. Cette politique instaure une forme de familiarité, osons dire d’ « amitié », entre le tissu urbain et la création contemporaine dans ce qu’elle peut avoir de plus surprenant.
    La Ville ne s’arrête pas là. Disposant d’un conseiller aux arts plastiques, elle dote régulièrement un Fonds communal d’art contemporain fort de 300 oeuvres achetées depuis 1978 à des jeunes artistes, en y consacrant aujourd’hui un budget de 25000 euros par an. Ces oeuvres visibles dans les bâtiments publics font parfois l’objet d’expositions au Thabor ou à la Criée. De même, la mairie possède une trentaine d’ateliers d’artistes, parfois avec logements, disséminés dans les quartiers, qu’elle met à la disposition de jeunes créateurs.
    Et puis il y a le soutien aux associations. Surtout pour animer et diffuser l’art dans les quartiers. Triangle, Grand Cordel, Colombier,… La création s’éclate. Un mot d’ordre, côté mairie: « Nous ne régentons pas. Nous soutenons les initiatives que l’on nous soumet, si nous les considérons comme intéressantes », indique l’adjoint à la culture René Jouquand. Enfin le meilleur pour la fin: la Criée. Un centre d’art contemporain « municipal » fiché au coeur des halles centrales. Certes, il y a malaise et inquiétude autour du sort de cet équipement majeur (voir pp. 14 et 15). Mais auparavant, il faut, là encore, parler d’excellence. Depuis douze ans, sous la direction de Larys Frogier, aujourd’hui sur le départ pour Shanghai, ce CAC (Centre d’art contemporain) s’est fait un nom dans l’hexagone: au carrefour de la recherche, de la production d’oeuvres originales et de la diffusion, la Criée se situe à l’avant-garde. Cette renommée est due à une configuration très rare dans le pays qui consistait à avoir un directeur qui soit à la fois proche de l’université. Larry Frogier donnait des cours à Rennes 2. D’où passerelles, vitalité et émulation réciproque.

Les initiatives privées au rendez-vous

     Atout numéro 3: la force de l’initiative privée. Vous connaissez beaucoup de villes où un chef d’entreprise donne un million d’euros pour une biennale d’art contemporain? C’est le cas de Rennes. Bruno Caron, patron de Norac industries, une holding de sociétés agroalimentaires, s’investit dans l’art par passion et par intérêt pour le mécénat. Il a lancé la biennale en 2008. Sa troisième édition a lieu à l’automne dans l’ancien siège de France Télécom et dans le nouveau Frac de Beauregard. Outre l’afflux du public (autour de 50000 visiteurs), le grand intérêt de cette manifestation est de fédérer toutes les forces vives de la place. Outre les collectivités qui ajoutent un million d’euros à la contribution de Norac, la plupart des acteurs rennais de l’art sont de la partie.
    Mais Bruno Caron n’est pas le seul «privé» à être dans la danse. Un point fort de la ville reste la galerie Oniris, rue d’Antrain, créée il y a 25 ans par Yvonne Paumelle, une pionnière. La boutique présente des signatures pr e s t i g i eus e s . Chère aux collectionneurs, aux étudiants et aux curieux, Oniris est la seule galerie dans le grand Ouest à avoir un stand dans les grandes foires internationales. Par ailleurs, un mouvement est en train de s’amorcer en faveur de la commande privée. Deux exemples dans la ville: le groupe de BTP Legendre a commandé deux oeuvres à des jeunes artistes pour son nouveau siège social de la Courrouze. Le patron des Mc Do de Rennes, Mario Piromalli, fait travailler le sculpteur Georges Fortuna, de l’Élaboratoire, pour implanter des sculptures monumentales devant ses restaurants. Il y a là une tendance assez nouvelle et prometteuse.

     Atout numéro 4, l’arrivée du Frac. Belle et grande affaire, le Fonds régional d’art contemporain de Bretagne quitte Châteaugiron et s’installe à Rennes, dans la Zac de Beauregard, à proximité des stèles d’Aurélie Nemours. La nouveauté est que, dans son superbe bâtiment, le nouveau Frac dispose d’une salle d’exposition de 1000 m2. Et, c’est un luxe, va pouvoir présenter régulièrement des oeuvres puisées parmi les 5000 pièces de ses réserves. Un indéniable acquis pour Rennes et pour l’accès du public à l’art contemporain. Notons que ce déménagement, prévu pour le premier semestre, s’accompagne aussi d’un autre transfert depuis Châteaugiron: celui des Archives de la critique d’art qui a pris les devants en s’installant à Rennes il y a quelques mois. Il s’agit là d’une institution remarquable et unique au monde rassemblant et exploitant les écrits des critiques d’art.
    Pour en terminer avec ce catalogue des atouts de la ville, restent deux choses à évoquer : la présence à Rennes « d’une scène artistique émergente reconnue nationalement ». Des jeunes artistes en pointe, formés ici, partis d’ici, rayonnent dans le pays. C’est ce que constate pour s’en réjouir Patrice Goasduff, responsable de la galerie 40mcube qui se trouve elle-même aux avantpostes de ce mouvement. Deuxième constat, essentiel : ici, toutes les lieux agissant dans le champ de l’art actuel ont une habitude du « faire ensemble ». Tout le monde travaille avec tout le monde: le musée avec le Triangle, 40mcube avec la fac, l’École des beauxarts avec la Criée, la Criée avec le musée, etc. Christophe Viart, de Rennes 2, souligne « le privilège » d’une ville comme Rennes qui peut « se prévaloir d’une pluralité de structures distinctes, en situation de travailler “en bonne intelligence” sans être ni superposables ni concurrentielles. »
 

     Donc tout va bien pour l’art à Rennes. Chacun s’accorde sur le « formidable potentiel de la ville ». Mais dans le même temps, pointe un « manque » de quelque chose. À entendre les personnes consultées dans le cadre de ce dossier, il manque une « mayonnaise », il manque un affichage plus visible, il manque une ligne directrice, il manque une personnalité ou un événement phare, il manque un peu d’audace… Plus en détail et en vrac : il manque une artothèque, il manque des collectionneurs et des galeries, il manque une politique plus résolue au Musée des beaux-arts…
    En gros on reproche à Rennes les défauts de ses qualités. La qualité qu’elle possède et qui dans le monde d’aujourd’hui ne suffit plus, c’est la modestie. Philippe Hardy, directeur de l’École des beaux-arts est revenu dans la ville après quinze ans d’absence: « J’observe que Rennes est toujours une ville sérieuse, une ville où l’on travaille, où l’on expérimente… Mais on n’y fait pas de clinquant et on ne se fait pas assez valoir comme s’il y avait une sorte de fausse humilité alors même que nous avons des choses à revendiquer. »

     À ce stade, immanquablement, Rennes se compare à Nantes qui semble adopter le jeu inverse, celui de la com’. L’artiste Yves Trémorin ironise sur « l’astuce nantaise d’avoir transformé les oeuvres d’art en patrimoine touristique avec Estuaires, un public nombreux et des budgets pharamineux. » Déficit de communication de Rennes? Question de tempérament. Philippe Hardy qui a travaillé à Turin s’amuse de « la dualité Rennes- Nantes que l’on retrouve en Italie avec la dualité Turin-Milan. Turin la besogneuse, Milan la clinquante… »
    Ce côté « besogneux » voire « obscur », l’adjoint à la culture le revendique clairement. René Jouquand: « Oui, la culture peut être utile pour le rayonnement. Mais moi, je préfère travailler la présence des activités dans la cité. Qu’après, cela entraîne des effets d’image, très bien, mais il ne faut pas inverser les choses et mettre la communication avant la réalisation. Nous, nous voulons des manifestations culturelles ancrées dans le territoire, sans exclusion sociale. Plutôt que de s’afficher, nous préférons oeuvrer pour des interventions dans les quartiers ».
    Pour louable qu’elle soit, cette modestie « rennaise » a son revers. Elle produit une image un peu floue. En faisant le choix de se situer davantage dans une fonction d’accompagnement que dans un rôle de locomotive, la Ville se voit reprocher par le « milieu » un manque d’affirmation, de leadership et de ligne claire. Lisibilité défaillante, accusent la plupart les acteurs, selon une posture d’ailleurs contradictoire puisque les mêmes qui revendiquent que la mairie soit davantage moteur ou leader s’effaroucheraient de la voir empiéter sur les prérogatives du monde de l’art.

     Avant l’automne le modus vivendi fonctionnait sans accroc jusqu’à ce que surgisse l’« affaire » de la Criée. La mairie, face à l’arrivée du Frac, a décidé de renoncer à transférer la Criée dans la future salle de la brasserie Saint- Hélier et suggère avec insistance que cette Criée fasse désormais cause commune avec le Frac. Emoi dans les rangs. Est-ce la mort de la Criée? Larys Frogier, le directeur, décide dans le même temps de faire ses valises pour Shanghai. Curieusement la grogne du milieu s’exprime en sourdine sans que pour l’instant une seule, nous disons bien une seule déclaration publique se soit sortie de la bouche de quelque opposant que ce soit. On se contente de la parole mesurée et prudente de René Jouquand (voir son interview p. 15). Donc, silence dans les rangs. Comme le silence qui a suivi le discours de l’adjoint à la culture lors du dernier vernissage à la Criée (le 18 novembre), contrastant avec les applaudissements qui ont accompagné ce soirlà les dernières paroles du directeur.
    Est-on en train de casser l’outil centre d’art contemporain au nom des économies budgétaires? Certains le pensent et redoutent la perte de substance et d’autonomie d’un lieu emblématique de Rennes. En tout cas, nombreux sont ceux qui souhaitent que la ville consulte tous les acteurs et qu’il y ait une vraie « mise à plat » de toutes ces questions. Tous défendent l’idée que le lien qui unit toutes les structures actuelles, chacune dans sa fonction, forme un cercle vertueux. Mais c’est aussi un cercle fragile qu’il serait dommage de rompre.
    Rien n’est encore fait. D’une part la Ville se donne deux ans pour discuter et décider. D’autre part, la directrice du Frac, se montre très réservée quand à la « mutualisation » de son nouvel équipement avec la Criée. « Ce n’est pas notre vocation », confie Catherine Elkar à Place Publique.
    Aux frustrations rennaises du moment, ont peut penser que 2012 apportera des réponses. Un nouveau responsable à la Criée, un nouveau directeur au musée des beaux-arts. Mais surtout, deux événements majeurs qui vont secouer le paysage: la naissance du Frac et la tenue de la Biennale de Rennes. Ensemble et chacun à leur façon, ces deux rendez-vous ne peuvent qu’accroître la place de l’art contemporain à Rennes. Lequel est loin d’avoir dit son dernier mot.