L'éditorial

     Faire la ville, c’est aussi parfois la défaire… Alors que nous consacrons le dossier de ce numéro aux temporalités urbaines, voilà qu’en matière d’architecture, l’actualité estivale a été marquée par la polémique autour de l’immeuble de la BPO à Montgermont, menacé de démolition. Quel rapport entre ces deux sujets ? Le temps, justement. Car le bâtiment iconique conçu par les architectes Odile Decq et Benoît Cornette n’a « que » 25 ans. Autant dire rien, à l’échelle d’une ville. Lors de sa construction – en 1990, donc – il avait séduit par ses formes audacieuses et son système constructif innovant, avec sa façade incurvée, son ascenseur panoramique et son double vitrage vissé suspendu. Dans la foulée, il avait raflé pas moins de douze prix, et il avait permis à ses auteurs de recevoir un Lion d’or à la prestigieuse Biennale de Venise en 1996. Mais les temps, justement, ont changé. Depuis décembre dernier, le bâtiment de Montgermont est vide, la BPO ayant regroupé toutes ses équipes dans son nouveau siège social de Saint-Grégoire. Et apparemment, il n’intéresse plus personne. En cause, selon son ancien propriétaire, une conception « obsolète » génératrice d’inconfort au travail. Glacial l’hiver, étouffant l’été, aux dires de salariés pas mécontents de le quitter, l’immeuble était aussi élégant qu’inadapté. À l’heure où nous écrivons ces lignes, son sort n’est pas encore tranché, même si un permis de démolir devait être déposé dans les tout premiers jours de septembre. Ce qui a suscité, début juillet, une forte mobilisation sur les réseaux sociaux. Odile Decq a lancé une vibrante pétition appelant au respect de l’œuvre architecturale, sollicitant auprès du Président de la République en personne une mesure exceptionnelle de protection. Mi-août, elle avait déjà recueilli près de 1 200 signatures françaises et internationales, auprès d’anonymes ou de personnalités du monde de l’architecture et de l’urbanisme, tous indignés par la perspective de la destruction de cette « icône architecturale du 20e siècle ». L’argumentaire d’Odile Decq mérite d’être entendu, car il soulève la question essentielle de la préservation de l’architecture contemporaine.

     Évidemment, la destruction d’un bâtiment, par nature irréversible, porte en elle les germes d’une culture mortifère. Pour autant, fautil balayer d’un revers de main les critiques exprimées par les usagers du lieu ? Certainement pas. L’architecture ne peut se résumer à une façade ou à un décor de théâtre. Un immeuble, qu’il soit à vocation tertiaire ou de logements, est avant tout un lieu habité. Écouter celles et ceux qui y vivent n’est pas faire injure à son concepteur. Et s’ils exprimaient un mal-être persistant, c’est sans doute qu’en dépit des intentions conceptuelles et des prouesses techniques, l’usage, justement, n’avait pas tenu ses promesses dans la durée. À l’heure de la recherche de la rentabilité à court terme, les équations économiques aboutissent toutes au même résultat : il est sans doute plus rationnel de faire table rase et de récupérer un terrain de 7 hectares, plutôt que de se lancer dans une hasardeuse – et forcément coûteuse – rénovation. Et pourtant ! Quel beau projet que celui de prolonger l’évolution de l’œuvre, en tirant les leçons des erreurs passées, en innovant de nouveau pour trouver des solutions adaptées aux fonctionnalités contemporaines. Il y a là un vrai défi à relever, qui pourrait motiver de nombreux professionnels, sans parler des étudiants en architecture qui trouveraient dans ce « cas d’école BPO » (Bâtiment à ne Pas Oublier) un formidable terrain d’expérimentation. Ce serait certainement la meilleure des hypothèses pour redonner un avenir à ce squelette de verre et d’acier désormais sans âme.