Diyarbakir est l’une des 17 villes métropolitaines de Turquie et la préfecture de la province qui porte son nom, au sudest de l’Anatolie, à 1 000 km d’Istanbul et près de 700 d’Ankara. Impossible d’en parler sans évoquer une histoire plusieurs fois millénaire: arrosée par le Tigre, la ville est située au cœur de la Mésopotamie, berceau de l’agriculture pour l’humanité, mais aussi terre d’invasions: Mèdes, Grecs, Parthes, Romains, Mongols, dynasties musulmanes et mongoles, empire Ottoman et bien d’autres y ont laissé leur empreinte. La cité originelle est encore entourée de murailles de 5,5 km de longueur, d’origine romaine mais dont les élévations datent pour l’essentiel du Moyen Age et abritent encore églises, mosquées, maisons patriciennes, qui constitueraient un potentiel touristique remarquable… si le contexte politique était différent. Car l’histoire contemporaine pèse aussi sur la ville: Diyarbakir est la capitale mythique du Kurdistan, une région déchirée entre les territoires nationaux de la Turquie, de l’Irak, de la Syrie et de l’Iran et qui – dans sa partie turque – est depuis 1984 en proie à une guerre civile qui ne dit pas son nom.
Certaines faiblesses sont anciennes : en choisissant de faire de l’Anatolie du sud-est un « réservoir d’énergie, de matières premières et de produits agricoles » la République de Turquie, dès son instauration en 1923, a tenu à distance cette région dans sa politique nationale de développement et Diyarbakir, comme les autres villes de l’Est, reste peu industrialisée. À partir des années quatre-vingt, la situation sociale et politique a aggravé la fracture entre l’ouest et l’est du pays et profondément marqué la ville de Diyarbakir.
La situation politique, marquée par une tension permanente avec les autorités centrales, a empêché les indispensables coopérations entre l’État déconcentré et les autorités locales. À Diyarbakir, entre la mairie et la préfecture, on trouve le palais de justice, et cette implantation prend valeur de symbole: les élus du parti kurde, réélus depuis 1978 à la tête de la ville métropolitaine, font l’objet de mises en cause et de procès à répétition. Osman Baydemir, le maire de Diyarbakir devait comparaître le 18 octobre devant la cour en compagnie de 149 autres élus ou personnalités kurdes. On comprend que cela ne facilite guère les relations, alors que le dialogue avec l’État est d’autant plus indispensable que la Turquie reste très centralisée.
La situation économique s’est aussi fortement dégradée: le commerce avec les pays voisins (Irak et Syrie en particulier) a été interrompu et l’économie repose principalement sur la construction et le commerce local. Le tourisme reste limité en raison de l’insécurité et du manque d’équipements L’incertitude sur l’évolution politique dissuade les investisseurs potentiels. Le monde rural, qui s’organisait autour de l’élevage, s’est effondré après l’interdiction de la transhumance décrétée par l’état d’exception en 1987 et la destruction de presque 3 500 villages, entraînant une migration forcée de populations rurales vers la capitale régionale.
Depuis 1960, la population de Diyarbakir est passée de 100 000 à 900 000 habitants: une multiplication par neuf, alors que dans le même temps la population turque a simplement doublé! On a longtemps cru que cette explosion démographique résultait de l’afflux des migrants ruraux. Les informations recueillies grâce au programme Ekosep1 ont récemment permis d’affiner l’analyse, révélant des flux contradictoires de grande ampleur, et réservant quelques surprises: durant les plus grandes périodes de migrations, le solde migratoire s’est avéré négatif à Diyarbakir ! Car la très forte immigration interne liée à l’exode rural et aux migrations forcées a été plus que compensée par le départ des anciens urbains, partis chercher du travail dans les grandes villes de l’ouest de la Turquie ou en Europe. La principale explication de la croissance de la population est donc une natalité extrêmement vigoureuse. Alors que le taux de fécondité en Turquie tend à s’aligner sur les moyennes européennes, il a continué à augmenter à Diyarbakir sur la période 1985- 1990, et les familles de 11 personnes et plus y sont suffisamment fréquentes pour faire l’objet d’une rubrique dans les formulaires de recensement.
La capitale kurde est donc une ville jeune, mais aussi une ville qui a perdu sa mémoire. La structure sociale a connu de grandes mutations en un temps très court. Le déracinement et l’arrivée massive de populations très pauvres d’origine rurale constitueraient un défi majeur pour toute municipalité, en termes d’aménagement du territoire et d’intégration sociale. Dans le contexte économique et politique de Diyarbakir, le relever comporte une part d’héroïsme!
Les équipes successives de la municipalité métropolitaine de Diyarbakir n’ont pourtant pas baissé les bras. Dès son élection en 2004, Osman Baydemir, avocat de formation et président de la Ligue des droits de l’homme de Diyarbakir, s’est entouré d’une équipe motivée et a marqué sa volonté d’asseoir sa légitimité sur des réalisations concrètes au profit des populations. Ses premières initiatives ont concerné l’action sociale, et la recherche de financements européens. Avec un succès certain: deux ans plus tard, la ville était dotée d’un Agenda 21 instituant des structures de consultations de la population, et avait décroché quatre financements européens portant sur l’aménagement et la réhabilitation du centreville, l’intégration des migrants, la formation des femmes. Aujourd’hui, c’est encore le programme européen Ekosep qui soutient la réalisation du plan de développement stratégique métropolitain 2010-2014.
Pro-européen convaincu, le maire a multiplié les contacts internationaux. Pour permettre à sa ville de bénéficier de leviers financiers bien sûr, mais aussi de s’enrichir des expériences étrangères et d’acquérir de nouvelles compétences pour son développement. C’est ainsi qu’il a noué des partenariats en Suède, en Allemagne, aux Pays-Bas, et qu’il a donné au partenariat avec la mairie de Rennes une nouvelle dimension en gestion urbaine.
À terme, la ville peut espérer tirer profit des indéniables atouts patrimoniaux de son coeur historique (muraille, patrimoine religieux, maisons remarquables) qu’un plan de sauvegarde devrait prochainement préserver. La réouverture des frontières avec la Syrie, l’Arménie, voire l’Irak seront de formidables opportunités pour mettre à profit la situation de la ville comme « front pionnier » de l’Europe à la porte de l’Orient.
Mais dès à présent, Diyarbakir dispose d’atouts solides: les grandes fonctions urbaines sont correctement assurées. L’ensemble du territoire urbain est raccordé au réseau d’eau potable et le plus important des deux captages est couplé à une usine de traitement, conçue et construite par le groupe Degrémont. Un tarif dégressif incite les particuliers aux économies d’eau et d’énergie. Grâce à des financements européens et allemands (KFW), l’assainissement est également aux normes. De gros investissements, également financés par l’IPA (programme de préadhésion à l’UE) et la KFW, sont en cours dans le domaine de la collecte et du traitement des déchets. Le réseau routier est dans un état correct. Au-delà de cet équipement de base, la municipalité concentre son attention sur deux problèmes : celui des transports en commun, relativement peu développés, et celui du logement.
Diyarbakir s’est engagée dans le regroupement des différentes compagnies privées de bus urbains, afin de mieux réguler et moderniser le service. Elle ambitionne en outre de mettre en place un transport en site propre. Le nombre des déplacements (640 000 par jour, pour une population de 900 000 habitants) est étonnamment faible et les chiffres sont sans doute sous-estimés. Or, il est indispensable d’anticiper un développement des transports en commun capable d’absorber la croissance démographique, de s’adapter à l’étalement urbain existant, et de concurrencer l’augmentation prévisible du parc automobile. Avant toute décision donc, un impératif : lancer les études nécessaires à l’élaboration d’un schéma directeur intégrant les bus, le train et un éventuel tramway.
À ce premier défi s’ajoute celui, à la fois urbanistique, environnemental et social, de répondre aux besoins de logement de la population, et tout particulièrement des populations les plus pauvres.
La ville, enfermée dans ses murailles jusqu’au premiers tiers du 20e siècle, a connu depuis 25 ans une véritable explosion de son tissu urbain qui, canalisé entre l’aéroport et un camp militaire, s’est étendu depuis le centre ville intramuros en suivant un axe nord-ouest. Avec à la clé un triple phénomène: la paupérisation du centre-ville historique, l’étalement urbain, et le développement de zones d’habitat illégaux auto-construits.
L’intramuros, au potentiel touristique pourtant remarquable, s’est progressivement paupérisé, densifié et verticalisé, au fur et à mesure que la première couronne accueillait des populations à la recherche d’un habitat plus moderne. Puis la ville a rattrapé les faubourgs plus lointains et, à partir des années 1990, une troisième couronne s’est constituée au-delà de l’axe est-ouest, où des quartiers résidentiels fleurissent sur de grands îlots, cadencés sur une planification orthogonale et ordonnée. La forme architecturale est pauvre et se multiplie à l’infini. La forme urbaine reste la même, avec des tours de sept à quatorze étages et de grands ensembles qui risquent de se détériorer très vite. La densité est très faible (moins de 100 habitants à l’hectare). Les nouvelles constructions consomment de plus en plus d’espace, empiétant sur des espaces autrefois réservés aux pâturages des ovins, mais aussi de plus en plus sur des terres cultivables. Cet étalement urbain accroît la ségrégation sociale, la consommation d’énergie, les coûts d’investissement et de fonctionnement des équipements et réseaux dont la municipalité a la charge. Et les nouveaux quartiers sont très mal desservis par les transports en commun.
Mais pour les migrants, paysans sans terre, arrivés en masse à Diyarbakir à partir des années quatre-vingt, ce type de logements était inaccessible, et inadapté. On a donc assisté, dans le centre historique comme dans l’extramuros, à l’apparition de logements illégaux autoconstruits : les gecekondu (littéralement « construits en une nuit »). Un mode de construction qu’on trouve dans beaucoup de villes turques, mais qui marque le paysage urbain de Diyarbakir d’une manière très singulière.
Les premiers quartiers de ce type sont apparus à Diyarbakir dans les années 80. Il s’agissait de maisonnettes en toits-terrasses, avec souvent un jardin ou quelques arbres, construites avec des matériaux de réemploi des murailles et de maisons en ruine. Les gecekondu sont ensuite sortis de l’intramuros pour s’installer sur des parcelles souvent en pente, appartenant à l’État ou à la municipalité. Le système constructif a évolué, sans changement de forme urbaine, vers une structure en poutre et béton, avec remplissage de briques. On recense aujourd’hui 11 poches de gecekondu, avec un total de 7800 logements. La municipalité a fait de leur résorption et du relogement de leurs habitants une de ses priorités.
Dans l’imaginaire collectif turc, les gecekondu correspondent à un habitat rural et déprécié. Les autorités locales jugent que le niveau d’hygiène et de confort y est insuffisant. Elles soulignent les problèmes de sécurité liés aux normes sismiques, et surtout aux incertitudes concernant le ferraillage des fondations et des poutres en béton armé. Elles pointent aussi les difficultés auxquelles elles sont confrontées, du fait de l’illégalité de l’occupation.
Pourtant, il ne s’agit pas de bidonvilles : les constructions sont en dur, disposent en général d’accès aux réseaux d’eau potable et d’électricité, voire d’assainissement. Du point de vue des urbanistes européens, ces quartiers constituent un tissu urbain intéressant (rues et ruelles, espace entre les maisons, placettes, commerces, végétation). Et surtout, elles sont adaptées au mode de vie de populations d’origine rurale et permettent de préserver entraide et solidarité. La plupart des logements possèdent un jardin potager et une cour pouvant accueillir quelques volailles voire des moutons. L’implantation centrale de ces quartiers, tous dotés de fours collectifs, permet le développement d’une économie de subsistance: les habitants vivent de maraîchage, de petit élevage, de travaux à la journée dans le bâtiment.
Or les projets de rénovation urbaine engagés, notamment par le Toki (organisme d’état chargé du logement, à la fois promoteur, prêteur et soutien financier éventuel aux acquéreurs), prévoyaient jusque récemment de détruire ces constructions, pour reloger leurs habitants dans des opérations neuves, constituées uniquement d’immeubles collectifs en accession à la propriété sans espaces privatifs, très loin du centre ville et des zones fertiles. La coopération menée avec Rennes a conduit à repenser les projets.
Entre Rennes et Diyarbakir, c’est d’abord une histoire d’amitié et de solidarité politiques, qui a commencé en 1978 avec le don d’autobus rennais à la capitale kurde, en réponse à l’appel de Mehdi Zana, maire nouvellement élu. Un soutien réaffirmé à de nombreuses reprises, notamment lors des emprisonnements successifs de Mehdi Zana et de son épouse.
Mais la solidarité, c’est aussi le partage des expériences: accueilli à Rennes en 2005, le maire de Diyarbakir s’enthousiasme pour la politique locale de logement social et une coopération en gestion urbaine s’engage entre les deux villes. Elle se concrétise en 2008 par l’accueil d’une quinzaine de jeunes cadres de Diyarbakir dans les services municipaux rennais. Des séjours très denses, qui permettent à ces responsables – dont la plupart ne sont jamais allés à l’étranger – de porter un nouveau regard sur les problématiques locales, et de faire évoluer leurs conceptions : prise de conscience par exemple que le modèle des tours, dominant en Turquie, n’est pas la solution la mieux adaptée au relogement de populations d’origine rurale, et que des modèles d’habitat intermédiaire dense sont possibles. Ou que l’attractivité d’un centre-ville repose aussi sur une mixité d’usages et de populations ainsi que sur la sauvegarde du tracé des rues et du patrimoine d’intérêt local.
Fin 2009, une convention tripartite est signée entre les deux villes et l’Agence française de développement (AFD), pour la réalisation d’un audit urbain, centré sur les questions d’aménagement et de logement social. Avec en perspective pour Diyarbakir des possibilités de financement du projet urbain ainsi revisité. Rennes met en place une petite équipe, pilotée par Philippe Faysse, directeur général des services techniques, qui s’entoure de diverses compétences rennaises, et se rend à trois reprises sur le terrain entre octobre 2009 et avril 2010, accompagné des experts de l’AFD. Avec ses collègues de Diyarbakir, les échanges sont permanents. Le diagnostic territorial ainsi réalisé débouche sur des préconisations concrètes.
En matière de transport, il a révélé la nécessité de bâtir un projet de long terme avant de décider d’un investissement lourd. L’idée de lancer les études nécessaires à l’élaboration d’un schéma directeur de transport intégrant le bus, le train et un éventuel tramway est désormais acquise. Reste à en financer l’étude. Parallèlement, Diyarbakir poursuit les contacts avec le ministère des chemins de fer pour un cofinancement de la modernisation de la ligne de chemin de fer, en vue de l’utiliser pour une desserte des quartiers les plus éloignés de la ville.
Autre préconisation: la mise en place d’un observatoire du logement, lieu d’information et de dialogue entre élus locaux et professionnels. Il semble que, quantitativement, l’offre de logement réponde à la demande. On construit énormément à Diyarbakir, mais on ne sait pas pour qui, on ne connaît pas le marché de la revente, l’offre locative, les prix, etc. Ce développement à l’aveugle peut avoir des effets dévastateurs, avec par exemple comme en France une déqualification et une dégradation sociale des plus vieux quartiers de tours. Indispensable donc d’investir dans la connaissance. Message totalement reçu: l’observatoire est en cours d’installation.
Mais le noyau dur de la coopération concernait la résorption des zones de gecekondu. Il est vite apparu qu’on ne pouvait transposer le système français de logement social. La ville n’a ni les compétences juridiques ni les outils opérationnels pour gérer un parc de logements locatifs sociaux, principalement en raison de l’absence de politique nationale dans ce domaine. Or on l’a vu, si l’importance de l’effort de construction du Toki permet de satisfaire quantitativement les besoins, sa production n’est pas adaptée au relogement des populations déracinées par l’exode rural. Leur déplacement dans les opérations actuelles du Toki constituerait un nouveau déracinement, avec à terme un risque de problèmes sociaux très sérieux. Les échanges avec Rennes ont contribué à cette prise de conscience par les autorités de Diyarbakir.
Rennes a donc proposé le montage d’une opérationpilote d’aménagement, dans le quartier Ben U Sen, l’un des 11 quartiers de gecekondu, qui abrite environ 10 000 habitants. Un projet qui a convaincu Diyarbakir et dont l’objectif est, par une transformation du quartier in situ en préservant le bâti qui le mérite, de reloger sur place les habitants, en régularisant leur situation juridique et en les associant directement et physiquement (puisque beaucoup ne sont pas solvables) au processus de construction. Rennes a proposé une méthodologie de mise en oeuvre et préparé les documents pour le lancement d’un concours architectural. Le projet est ambitieux et novateur au niveau national turc, tant sur le plan des formes urbaines que sur celui du montage opérationnel. Il implique une réalisation progressive par phases, un diagnostic social et technique fin et une implication forte des habitants. Sa mise en oeuvre implique également des financements extérieurs complémentaires, puisque compte tenu de son caractère social il serait moins rentable que les opérations standards du Toki : l’AFD serait prête à apporter un concours important. Enfin last but not least, il nécessite l’accord du Toki, dont les compétences comme opérateur semblent incontournables. Un accord qui n’est pas acquis à ce jour, même si la collectivité française et l’AFD oeuvrent pour favoriser le dialogue avec les autorités centrales turques, en soulignant que ce projet novateur est reproductible non seulement dans d’autres quartiers de Diyarbakir mais aussi dans d’autres villes turques confrontées à cette question des gecekondu.
Aujourd’hui donc, rien n’est encore garanti, alors que pour les élus métropolitains il est essentiel d’avancer vite sur ce dossier prioritaire. Comme le fait remarquer Philippe Faysse « les élus de Diyarbakir recherchaient des solutions, nous leur apportons de la complexité! ». Mais la coopération – très appréciée des parties — est une affaire de ténacité et de persévérance. Et à Diyarbakir, ce sont des vertus qu’on a appris à cultiver !