à l’Île de Nantes
Par son parcours et ses interventions successives, Alexandre Chemetoff s’est trouvé à maintes reprises aux avant-postes du rapprochement opéré ces dernières années entre les deux métropoles du Grand Ouest.
Alexandre Chemetoff est architecte, urbaniste et paysagiste. Il a été lauréat du Grand Prix de l’Urbanisme en 2000. Il est intervenu à Rennes sur les bords de la Vilaine tout au long des années 1990. Il y mène encore des missions ponctuelles. Il y aura travaillé avec 70 équipes d’architectes différentes, sur deux Zac, du Mail et de la Mabilais, accompagnant la construction de 3500 logements et cherchant à construire dans un quartier et non pas un quartier. La mise en relation des choses était au centre du projet et cette expérience rennaise aura en quelque sorte initié le Bureau des Paysages à une approche particulière du travail sur la ville.
Voici ce qu’il en disait il y a trois ans à l’occasion d’une conférence au Pavillon de l’Arsenal à Paris : « Comment commencet- on? Comment peut-on dessiner l’espace entre les choses et pas seulement les choses pour elles-mêmes ? Comment travailler sur ce qui serait de l’ordre de la relation, de l’ordre des circonstances ? Créer des ouvertures sur les quais, mais aussi une promenade et puis mettre en scène l’assemblage de ce qui serait déjà là et des interventions nouvelles. S’occuper à la fois du confort d’une maison située au dernier étage d’un immeuble et la possibilité de parcourir les bords de Vilaine. Permettre de voir depuis ce quartier longtemps loin du centre, dans la perspective d’une nouvelle promenade, le petit clocher de la mairie. Dessiner, décrire ce qui constitue l’appartenance à un lieu. Être là au confluent de l’Ille et de la Vilaine, puisque c’est là que nous sommes. » Alexandre Chermetoff aura, selon ses propres termes, cherché à Rennes à clarifier les règles d’un « urbanisme en temps de paix ». Comme une forme de rupture, calme et définitive, avec l'urbanisme de l'aprèsguerre qui aurait trouvé là-bas ses conditions de félicité.
Alexandre Chemetoff a ensuite été choisi en 1999 pour assurer la maîtrise d’oeuvre du projet urbain de l’Île de Nantes. Auparavant, il avait eu un premier contact avec la ville en travaillant au tout début des années 1990 sur les pourtours de la Cité des congrès conçue par son ami Yves Lion. Depuis, il n’a cessé de faire connaissance avec ce site tout au long des dix années écoulées qui l’auront vu poser les jalons de la reconquête, symbolique et matérielle, de l’Île de Nantes et instaurer un renouvellement des pratiques avec l’actualisation périodique d’un plan-guide, la création d’un atelier sur l’Île elle-même, la possibilité de proposer des programmes sur des îlots particuliers, une réunion hebdomadaire le jeudi, des rencontres avec les promoteurs avant de choisir les architectes… Sa mission s’achève cet automne. L’Île est désormais prête à tourner une nouvelle page de son histoire.
Patrick Henry, architecte, est son associé. Il a été durant ces dix années la cheville ouvrière de l’Atelier de l’Île de Nantes.
PLACE PUBLIQUE > Comment avez-vous perçu l’évolution des deux métropoles de l’Ouest, Rennes et Nantes, au fil de vos expériences croisées à Rennes à partir de 1991 puis à Nantes à partir de 1999?
ALEXANDRE CHEMETOFF > En 1999, lorsque nous remportons la consultation pour l’Île de Nantes, nous avons alors achevé une partie de notre travail sur les bords de la Vilaine à Rennes. L’année suivante, c’est le maire de Nantes qui me remet le Grand Prix de l’Urbanisme. Jean-Yves Chapuis, alors adjoint à l’Urbanisme à Rennes, m’avait fait remarquer que c’était le maire de Rennes qui aurait dû me remettre cette récompense! Dans sa remarque, j’avais ressenti une forme d’émulation et puis peut-être aussi une pointe de frustration. En effet, la démarche rennaise avait beaucoup compté dans l’obtention de ce Grand Prix. Et les gens de Rennes se sont souvent montrés attentifs aux chantiers lancés par leurs voisins nantais. J’ai très tôt remarqué par exemple que le Lieu Unique nantais était considéré par mes interlocuteurs rennais comme une référence. Ils se sentaient concernés par cette initiative et cela n’est pas si fréquent qu’une ville souhaite ainsi ouvertement s’inspirer d’une autre. À l’inverse, lorsque nous avons convié les élus nantais à visiter notre travail sur les bords de la Vilaine, le déplacement n’a jamais été possible. Nous sommes allés à Amsterdam, Hambourg, Bâle, Barcelone, Valence en Espagne, bref un peu partout en Europe, mais nous n’avons jamais réussi à aller à Rennes ! Patrick Rimbert, l’adjoint à l’Urbanisme nantais, nous a toujours dit que l’expérience était très intéressante et qu’il fallait absolument aller la visiter, mais nous n’y sommes jamais allés. Aujourd’hui, deux maires issus de la périphérie avant d’arriver aux commandes de la ville centre, Daniel Delaveau et Jean-Marc Ayrault se parlent, et cela change tout.
PATRICK HENRY > Tu es pourtant allé visiter Rennes avec les gens de la Samoa…
ALEXANDRE CHEMETOFF > En effet, j’y suis allé avec Laurent Théry, mais à titre privé, au cours d’un week-end et sur son temps personnel. Et pourtant, un lien existe entre les bords de la Vilaine et l’Île de Nantes. Non pas la reproduction d’une expérience, tentation toujours un peu dangereuse, mais le projet rennais était probablement celui qui entrait le plus directement en résonance avec le terrain nantais : en travaillant autrement à Nantes, nous pouvions porter un autre éclairage sur le projet de Rennes. Passer d’une ville à l’autre a d’ailleurs été une expérience passionnante.
PLACE PUBLIQUE > Deux métropoles pour une même région urbaine, c’est en effet un cas singulier.
ALEXANDRE CHEMETOFF > Rennes-Nantes, c’est une métropole particulière où la distance devient presque un atout. Cette distance est en somme une distance critique: il ne s’agit pas d’une simple transmission des expériences ou d’un banal transfert de compétences, mais bien plus du voyage d’une ville à l’autre. Et c’est au gré de cet incessant aller-retour que finit par se construire une culture spécifique.
PATRICK HENRY > Mais cette distance protège aussi les deux villes, d’une certaine manière.
ALEXANDRE CHEMETOFF > Paradoxalement, cette distance, qui existe, favorise leur développement réciproque, et très faible, elle permet en même temps une circulation des élites. Il s’agit en fait d’une ville plurielle qui offre des conditions très intéressantes à l’exercice du projet urbain. Ces deux villes ont tout à gagner au fil de leurs échanges, et plutôt qu’une reproduction il s’agit de prendre la mesure des différences. Bien entendu, il n’y a rien de commun entre la Loire et la Vilaine! Mais il existe aussi des différences plus prosaïques, par exemple un tissu bien plus serré de promoteurs locaux à Rennes et d’ailleurs ce sont des Rennais, je pense à Giboire, Lamotte ou Arc promotion, qui construisent à Nantes. Michel Giboire est un promoteur rennais qui a fait ses études à Nantes. Pour rester dans le domaine qui est le mien, on voit donc très vite comment cette proximité invite aux échanges et aux complémentarités.
PLACE PUBLIQUE > Dans votre livre Visites récemment paru, vous racontez comment à Rennes l’idée de maisons ouvertes sur un parc ou situées au bord de l’eau a fait rapidement évoluer la scène locale et les réflexes de ses promoteurs…
ALEXANDRE CHEMETOFF > Il existe en effet à Rennes une véritable tradition de dialogue politique qui remonte à la Libération où s’est instauré un partage des responsabilités – sinon un partage du pouvoir. Le MRP à la mairie pendant que les hommes d’affaires continuent à faire des affaires. C’est d’ailleurs dans cette tradition-là qu’un rapport s’est instauré entre une Ville qui achète les terrains et en dispose, et des promoteurs à qui l’on distribue équitablement les droits à construire.
PLACE PUBLIQUE > Une forme de partage chrétien en somme…
ALEXANDRE CHEMETOFF > Voilà.
PLACE PUBLIQUE > Et à Nantes ?
ALEXANDRE CHEMETOFF > À Nantes, la première chose que l’on vous dit à ce sujet c’est: ici, vous n’êtes pas à Rennes, attention! Cette forme de « partage » est absente, et de fait, il n’y règne pas le même niveau de dialogue. À Nantes, on est plus dans l’idée qu’il y a des entrepreneurs, des marchands qui n’ont pas tissé les mêmes liens avec le pouvoir politique. À Rennes, le choix des architectes nous était imposé, nous faisions avec, de Jean Nouvel à François Paumier, tandis qu’à Nantes, par exemple, l’intervention de Patrick Bouchain sur le centre commercial Beaulieu est un choix délibéré qui fait partie de l’avancement d’ensemble de notre projet. De même pour l’école d’architecture dont l’arrivée a été préparée comme un projet. Tandis qu’à Rennes, c’est l’accompagnement de chaque projet une fois choisi qui en fabrique la singularité. À Nantes règne plutôt une forme de liberté. C’est l’histoire de l’hôtel La Pérouse construit par Bernard et Clotilde Barto ou encore de l’usine Aplix de Dominique Perrault au Cellier: un mécène industriel fait appel à un architecte qu’il a choisi pour poser un monument à un endroit spécifique. Se dessine ainsi un arrièreplan de projets-pilotes. Nous sommes arrivés à Nantes précisément au moment où se terminait le Palais de Justice de Jean Nouvel et s’inaugurait le Lieu Unique de Patrick Bouchain. Notre projet pour l’île de Nantes a indéniablement été influencé par ces deux monuments. Par le Lieu Unique dans la mesure où ce projet a proposé une ouverture, une nouvelle façon d’utiliser les lieux, dans une contradiction très forte avec le morceau de Zac qui l’entoure. Et puis par le Palais de Justice dans le sens où tous les architectes qui ont concouru dans ces années-là à proximité ont cherché à se mesurer à la stature du Palais et à son architecte, en particulier ceux qui avaient réfléchi à la nouvelle école d’architecture – exceptés les lauréats Lacaton et Vassal et c’est bien pour cette raison qu’ils ont remporté le concours. Il est passé le temps des duels sur la Prairie-au-Duc!
PLACE PUBLIQUE > Quel rapport les deux villes entretiennent-elles avec l’eau?
ALEXANDRE CHEMETOFF > Le fleuve – puisque la Vilaine est un fleuve, je précise – y a été rejeté dans les deux cas : Loire comblée, Vilaine comblée et canalisée… Les tracés de la ville épousent les anciens tracés des fleuves, et la rive sud des fleuves y a été dans les deux cas considérée comme celle des bas quartiers. Cela dit, les quais de Rennes n’offrent pas la même ouverture, ni les mêmes dimensions, ni la même histoire: la rue qui fait face à la gare Montparnasse se nomme la rue de Rennes et non la rue de Nantes, et le rapport au pouvoir central est bien différent dans les deux villes. Nantes reste une ville portuaire, plus dangereuse. D’ailleurs, en adoptant l’Île de Nantes et son paysage industriel, les Nantais ont du même coup adopté Saint-Nazaire. Esthétiquement, Saint-Nazaire est dans l’Île de Nantes. Le Hangar à bananes, c’est Saint-Nazaire. Alstom, c’est Saint-Nazaire. La station Prouvé récemment réimplantée dans l’ancien territoire des chantiers en deviendrait presque toute sage, un peu trop léchée et dessinée. Il y a du Saint-Nazaire dans Nantes et il s’agissait aussi de révéler cette empreinte. Estuaire n’aura été que la consécration de cette reconnaissance, de cette adoption esthétique. En dépassant le rapport centre / périphérie pour parler des relations entre les villes elles-mêmes, on renouvelle ainsi le regard pour poser autrement la question de la ville. Par exemple, la question de la ville durable passe, à mon sens, par la mise en réseau des villes. Rennes et Nantes: c’est parce qu’elles ne sont pas comparables termes à termes que ces deux villes sont si intéressantes – tout en laissant toujours suggérer la possibilité de s’associer… Mais à chaque fois la comparaison se trouve légèrement déportée. On pourrait en dire tout autant de Metz et Nancy.
PLACE PUBLIQUE > Pour revenir à votre travail à Rennes et à Nantes, on y retrouve cette idée: à chaque fois un peu semblable, mais toujours un peu décalé…
ALEXANDRE CHEMETOFF > À Rennes, notre intervention a été moins massive et infiniment plus progressive, chemin faisant, notre travail démontrant à chaque fois son utilité. Nous n’y avons pas placé de critique majeure, nous y avons accompagné l’avancement de constructions disséminées avec des urbanistes coordinateurs, déjà nommés, sur les Zac du Mail et de la Mabilais. Notre « contrat » consistait à recomposer les bords de la Vilaine dans la profondeur des îlots sans nous cantonner simplement à la façade sur le fleuve. Et ce « contrat » pouvait être dénoncé tous les six mois ! Nous sommes donc entrés par la petite porte à Rennes, alors que nous sommes entrés par la grande à Nantes. À Rennes, le contact s’est noué à la suite d’une conférence, en discutant avec Jean-Yves Chapuis, Roland Simounet et Alain Sarfati, les deux architectes-conseils de la Ville. Que feriez- vous dans cette ville, me demandent-ils ? Oh, peu de choses… En premier lieu, j’y ouvrirais la Vilaine en centre-ville pour contrer ce déni de la réalité géographique. À Rennes, nous avons accepté d’être en position de fragilité et jugés sur ce que nous y faisions. À Nantes en revanche, nous arrivons à l’issue d’un marché de définition qui a duré presque une année. À Rennes, la Sem Territoires, héritière de la Société rennaise de rénovation (SRR), existe depuis très longtemps, tandis qu’à Nantes, on crée la Samoa, trois ans après le début du contrat.
PATRICK HENRY > Mais à Rennes comme à Nantes, nous intervenons sur des opérations en secteur diffus et en cherchant à déceler des points d’appui sur l’existant. Nous avons tiré parti de notre méthode rennaise sur l’Île de Nantes.
ALEXANDRE CHEMETOFF > Mais à Rennes, au beau milieu de cette tradition du « partage » que j’évoquais plus haut, on ne se mêle pas de tout. On reste entre gens de bonne compagnie, dans un échange poli sur la ville. Et puis on ne cherchait pas à y construire un nouveau quartier, mais dans un nouveau quartier où chaque projet devait être le témoin du projet d’ensemble. Même si la revendication de la maîtrise d’oeuvre des espaces publics a pu aussi mettre en crise les services techniques de la Ville puisque nous avons montré qu’avec les mêmes budgets, il était possible de faire autrement… Nous sommes également intervenus sur le versant des usages et du confort de l’habitat en conviant une sociologue, Monique Eleb, à dialoguer avec les promoteurs sur la répartition entre le jour et la nuit, sur les bienfaits d’une fenêtre dans la salle de bains, sur les douches sur le palier ou dans les chambres d’une résidence étudiante, etc. L’invention typologique devient alors l’un des moteurs de la transformation de la ville. Le projet de Rennes a donc été initiatique à plusieurs titres et m’a permis de réorienter l’agence vers l’architecture, l’économie, l’usage et la construction. Et la collaboration continue encore aujourd’hui sous diverses formes avec Éric Beaugé et la Sem Territoires. Chaque projet y réinterroge le précédent et délimite un lieu d’acquisition et de développement des compétences. À Rennes, nous avons créé des outils en nous dispersant sur plusieurs Zac.
PLACE PUBLIQUE > En revanche, à Nantes, votre intervention était très marquée territorialement par la simple figure de l’île.
ALEXANDRE CHEMETOFF > À Nantes, nous avons en effet travaillé sur un territoire délimité et puis surtout en lien direct avec le maire, en nous appuyant sur le poids politique de Jean-Marc Ayrault pour conquérir, dès le début de la mission, une véritable autorité sur les services municipaux, et donc une liberté. À Rennes, nous avions l’appui de Jean-Michel Chapuis, élu spécialisé dans l’urbanisme, avec sa culture et son intelligence, mais avec un maire, Edmond Hervé, qui est un peu resté sur son quantà- soi, et sur un territoire diffus, tandis qu’à Nantes nous sommes entrés dans un grand projet au sein d’un vaste territoire avec l’appui d’un maire qui a fait du l’Île de Nantes son projet.
PLACE PUBLIQUE > Je me souviens de la phrase que vous aviez choisie pour lancer votre conversation avec Jean- Marc Ayrault à la Cité de l’architecture au printemps dernier dans le cadre des Défis de Ville : « À Nantes, nous nous occupons de tout, mais de manière relative! »
ALEXANDRE CHEMETOFF > En effet, mais c’est aussi ce qui explique que le projet de Nantes aura eu une durée dans le temps, dix ans, alors que celui de Rennes n’en aura pas, il est pratiquement ininterrompu depuis dix-huit ans. Une durée, c’est à la fois un temps donné et une précipitation du projet, un écho qui permet à une société de s’y reconnaître et de s’identifier. Notre mission s’achève en ce moment même, cet automne. À Rennes, nous étions mis à l’épreuve tous les six mois, tandis qu’à Nantes, la question rituelle aura été: avez-vous toujours envie de continuer avec nous ? Question curieuse, mais précisée par ce codicille: continuer même si les conditions seront peut-être un peu modifiées, même si vous aurez un peutêtre un peu moins de pouvoir, un peu moins de projets… À Rennes, le spectre d’intervention s’est ouvert progressivement, tandis qu’à Nantes il a eu tendance à se resserrer. Je me souviens de Laurent Théry, le directeur de la Samoa, nous disant régulièrement, au début de l’aventure: laissez-nous le temps de vous rattraper! Mais lorsque la Samoa nous a effectivement rattrapés, c’était le signe que la dynamique initiale s’était un peu estompée. Du coup, le projet nantais aura un début et une fin, une intensité forte avec des bornes temporelles et spatiales très précises, tandis que le projet rennais connaîtra de multiples rebondissements sans qu’aucun Atelier des bords de Vilaine ne soit jamais créé. Le projet de l’Île de Nantes aura donc mobilisé d’énormes moyens sur un temps donné, sur une durée, j’y reviens. Cette durée nous aura permis de travailler avec une grande liberté de proposition sur un flux de projets extrêmement fort, de façon continue et sans programme particulier, autour d’un « grand équipement » qui n’aura pas été un musée singeant le Guggenheim de Bilbao mais le projet culturel de l’Atelier des Machines de l’Île: inventer le programme à partir des lieux et y construire une histoire.