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Dossier
#29
Au-delà des voitures volantes, des drones… et des congestions
RÉSUMÉ > Cet article est paru en anglais en mars 2014 dans le cadre d’une conférence sur la smartmobility organisée par Google à Montain View. Sans se concerter avec Anthony Townsend (auteur du récent ouvrage «Smart City»), le Français Bruno Marzloff1, sociologue spécialiste des mobilités, a lui aussi critiqué Waze, l’application mondiale de trafic intégrée par Google dans Google Maps. Leurs analyses se rejoignent pour considérer que cette « intelligence » sert astucieusement ses acteurs, mais ne fait que prolonger un modèle (infrastructures) par un autre (infostructures) dans la même veine et avec les mêmes séquelles.

     Waze est-elle smart ? Où est l’intelligence ? L’application rachetée par Google pour près d’un milliard de dollars en juin 2013 relève-t-elle de la smart mobility ? Apparemment oui. L’objectif d’optimisation du trafic réalisé par ce service mobilise un réseau de quelque 60 millions d’abonnés dans le monde, traite intelligemment la donnée, se greffe sur un écosystème cartographique (Google Maps) distribué massivement et permet d’anticiper des congestions pour formuler éventuellement des alternatives de guidage.
    Pourtant, si Waze relève d’une « smart mobility orthodoxe », nous considérons que l’application a une intelligence bornée au symptôme – les congestions sont un « état » permanent dont on s’accommode sans sourciller depuis des décennies – mais ne s’intéresse pas la cause du mal. Comment faire pour s’attaquer aux déterminants de ces perturbations (les motifs des déplacements) et au cercle vicieux d’une inflation de la demande de transports motorisés ? Pourquoi persister à agir sur les flux, ce qui s’avère une mission impossible ?
    De fait, Waze ne résout rien de la génération du trafic qui ne cesse de croître. En se concentrant sur les pics de trajets où s’engouffrent à l’identique, chaque jour et partout dans le monde, des milliards de voyageurs, Waze permet des évitements d’embouteillage pour certains, mais il ne réduit ni le nombre de déplacements, ni le temps perdu, ni les pollutions engendrées, ni l’étalement urbain, ni surtout la croissance à venir du trafic. Les usagers de Waze participent de cette fatalité et se contentent de cette modération et de ses bénéfices à la marge.

     Ne nous trompons pas de combat. Ce serait si simple si on pouvait combattre l’obésité en desserrant sa ceinture ! L’ambition de la smart mobility ne peut se réduire à panser les plaies de l’existant. La mobilité, si elle veut être « intelligente », exige de trouver les solutions à ces « mauvaises » mobilités qui pourrissent le quotidien des voyageurs et asphyxient la cité. Oublions la voiture volante, et même la voiture automatique, les capsules et les drones. Ces visions de science-fiction ont prouvé leur viabilité technique mais aucunement leur pertinence face aux débordements des mobilités. La recherche éperdue de productivité ne peut tenir lieu de solution à long terme.
    Puisqu’on ne saurait formuler de solutions dans les modes de transports eux-mêmes, il est logique d’aller chercher ces solutions en dehors du champ de transport, c’est-à-dire dans les générateurs de ces mobilités abusives. Cette smart mobility doit élargir son cadre de réflexion. Elle impose des ruptures organisationnelles, dans les temporalités et les localisations du travail, dans des réflexions sur les proximités, dans l’aménagement des villes et territoires, etc. Elle amène aussi à une rupture conceptuelle, la “déflation”.
    À cet égard, si on reste sur ce registre, l’application Walkscore ou les espaces de coworking (bureaux partagés) qui traitent des enjeux de marchabilité, de proximité, de délocalisation du travail nous semblent plus proches des ambitions d’une mobilité intelligente, et forcément servicielle. Alors, les autorités et les opérateurs pourront se consacrer à la mission – autrement plus gratifiante – de gérer une « mobilité choisie », c’est-à-dire une mobilité liée à la liberté. Celle-ci étend les accessibilités pour tous aux ressources de la ville. C’est une demande forte. Cela devrait être un enjeu prioritaire.

Contradictions et limites du « smart »

     Même si la voiture représente encore, en France, 80 % des distances parcourues, son marché donne des signes d’hésitations. Les experts s’interrogent sur l’étiage des déplacements automobiles. Au-delà du peak oil, ils s’avisent (en Occident tout du moins) d’un peak drive (moindre usage de la voiture), d’un peak car (moindre achat de voiture) ; certains identifient même aux États- Unis un peak road (baisse du réseau routier). On pourrait aussi évoquer un peak property pour signifier que les voitures s’exploitent de plus en plus en partage (en France, les particuliers représentent désormais moins de la moitié des achats d’automobiles neuves et des places de marché comme le site Blablacar explosent). Il reste que la demande de déplacements motorisés persiste à croître, et que les transports collectifs – des deux côtés de l’Atlantique – ne sauraient non plus absorber cette croissance. Partout, nous sommes face à une inflation structurelle des demandes de mobilité motorisée. Partout, nous sommes confrontés aux limites des infrastructures.
    De leur côté, les usagers en deux décennies se sont appropriés la multimodalité comme une autre manière de résoudre les défis des déplacements quotidiens et d’entreprendre un évitement de la voiture. L’exercice des mobilités est devenu complexe pour l’usager : la multiplication des modes, les ajustements d’horaires, la gestion des ruptures de charges renvoient à des charges cognitives auxquelles la smart mobility entreprend de répondre avec chaque jour de meilleures performances.
    À l’identique de Waze ou des systèmes de partage de la voiture, il ne s’agit pourtant que de palliatifs que les gens inventent pour affronter au mieux ces excès. Ces mêmes commuters n’ont que l’issue du travail mobile ou du commerce à distance pour soulager quelque peu ces déplacements obligés. Cette demande de réduction d’une mobilité imposée est très forte. Elle est logiquement corrélée à la distance qui sépare le travailleur du lieu du travail.

     Les réponses « smart » buteront sur ces limites tant qu’elles épouseront la logique des infrastructures. La fatalité de ces phénomènes (congestions, perturbations, sans parler de l’insupportable accidentologie) est implicite dans les visions des autorités organisatrices. Ainsi, la SNCF fait état d’un taux d’occupation moyen de 40 % de son réseau du Grand Paris. Mais ce taux grimpe à 200 % lors des pointes de trafic des banlieusards se rendant et revenant de leur travail. Cela exclut d’emblée un modèle financier viable de l’exploitation du réseau et épuise des ressources publiques qui n’en peuvent plus de courir après une demande de déplacements motorisés qui croît plus rapidement que l’offre.
    Jusqu’ici, aucun opérateur n’a fait la démonstration de l’efficience des réponses « intelligentes » pour réduire l’inflation de la demande. À défaut, les autorités entreprennent de gigantesques et improbables programmes d’infrastructures à coup de dizaines de milliards de dollars, comme on les conduisait dans la seconde moitié du 20e siècle. C’est ce qui se passe aussi en Chine à un niveau démesuré. C’est le cas au Brésil, qui à la suite des émeutes de Sao Paulo (un million de personnes dans la rue pour protester contre les conditions épouvantables de transport) a programmé plus de 30 milliards de dollars de travaux. C’est aussi le réflexe du Grand Paris qui investit une somme équivalente pour tenter de desserrer l’étreinte des congestions.

     Les ruptures sont donc à chercher en dehors des solutions de transport. Elles sont de trois ordres. Il s’agit pour la puissance publique et les opérateurs d’envisager des ruptures organisationnelles de l’aménagement du territoire et dans les modes d’organisation du quotidien. Il faut être à l’écoute des initiatives formulées sur la recherche de proximité. C’est ainsi que Jeff Speck évoque la ville marchable, en contrepoint des coûts financiers et sociaux considérables (perte de temps, sédentarité, accidents...) de l’étalement urbain. Des villes comme Portland donnent la priorité aux piétons, renforçant leur attractivité. Autre piste ? Considérer que l’escale fait partie de la mobilité. Les tiers-lieux, ces espaces polyvalents centrés sur l’hébergement du travail, se multiplient à l’initiative des travailleurs. Ils prennent des formes diverses et permettent la fixation d’activités de travail, voire d’autres aménités urbaines en proximité des résidences, réduisant de facto la demande de déplacements. Cela pose plus largement la question de l’organisation du travail face à l’étalement urbain. Amsterdam, engorgé depuis des décennies dans des flux insupportables, trouve désormais une partie de sa réponse dans l’installation d’une galaxie d’une centaine de télécentres en périphérie de la ville.
    Plus largement, cela pose la question du « quotidien à distance ». Car ce qui se révèle dans cette délocalisation du travail vaut mutatis mutandis pour le commerce, la formation ou la santé. Dans tous les cas, cette translation au niveau local des usages grâce aux services nourris de la donnée n’exclut pas les déplacements, mais en réduit le nombre et la portée.
    Enfin, une réflexion autour de la réduction des « mobilités subies » renvoie mécaniquement à une logique de déflation. Ce raisonnement se situe en rupture d’une modernité qui fait de la croissance (des villes, des distances, des infrastructures, des parcs motorisés et de la consommation motorisée) un principe fondateur de la société. Quand Marc Andreessen, l’un des concepteurs du premier navigateur Web, Mosaïc, évoque « une réduction possible du parc automobile de 75 % à 90 % », il acte cette déflation. La substitution est rendue possible par la massification des services de partages, le plus souvent collaboratifs. On n’atteindra jamais les valeurs évoquées par l’associé de Andreessen-Horowitz, mais qu’un investisseur de capital-risque (un fonds de 2,5 milliards de dollars) désigne cette voie comme économiquement viable, voire très rentable, en dit long sur la logique de déflation. Il se trouve en outre qu’elle est vertueuse à l’égard de l’environnement.

     Sans doute faut-il pour conclure admettre que les transformations sont avant tout sociologiques. Les usagers sont les stratèges de leur quotidien. Leur volonté de voir se réduire les effets négatifs de trop de déplacements et de parcours de mauvaise qualité doit être entendue. Ces usagers n’acceptent plus un schéma de ville et de société qui a largement montré ses limites. Ils développent une maîtrise des usages de leur mobilité qui transforme radicalement la donne. Ces usagers admettent pleinement que la construction des services implique l’abondement de données. Pour autant, ils attendent un droit de regard sur les usages de ces données, ils en attendent un retour aussi sous forme de services personnalisés. Entrer dans cette cité des services suppose de développer une écoute fine de leur demande. C’est la clé d’un système de mobilité véritablement intelligent.