Léon Bloy né en1846 est un romancier et essayiste catholique. Employé à la Compagnie ferroviaire d’Orléans, rêvant de devenir peintre, il voit sa vie transformée quand il rencontre l’écrivain Barbey d’Aurevilly, l’un de ses voisins, dont il devient le secrétaire bénévole. Bloy écrit dans les journaux catholiques, fait la Guerre de 1870, devient mystique intransigeant. Le Désespéré, son premier roman autobiographique, paraît en 1887 sans grand écho, suivi dix ans plus tard par un autre récit personnel, La Femme pauvre. Sorte d’anarchiste de droite, ennemi de l’antisémitisme, opposé à la colonisation, le pamphlétaire Bloy aux propos réactionnaires et véhéments déroute et se fâche avec ses amis. Ce n’est pas la publication de son journal en huit volumes qui le réconciliera avec le public. Reste qu’après sa mort en 1917, la postérité salue en lui un écrivain de haut vol. Céline, Bernanos et quelques autres se réclameront de lui.
Au seuil de l’Apocalypse (en libre accès sur gallica.bnf.fr) est l’avantdernier des huit volumes du Journal de Léon Bloy. La période couverte (1913- 1915) est celle du début de la guerre que l’auteur considère comme une « apocalypse » ! Déjà âgé, mais tout sauf tiède, Bloy laisse exploser au fil des 380 pages son amertume et sa haine. Ça commence très fort : « Il s’est trouvé aux 19e et 20e siècles, une nation pour entreprendre ce qui ne s’était jamais vu depuis le commencement de l’histoire : l’extinction des âmes. Cela s’appelle la culture allemande. » Notre pays en prend aussi pour son grade : « La France continue à ne plus vouloir de Dieu », déploret- il, vitupérant l’athéisme. Ces considérations se mêlent à la vie au jour le jour de la famille Bloy, aux nombreuses lettres échangées avec ses amis, aux commentaires sur l’actualité.
Certaines phrases passent très mal aujourd’hui : « 1er août 1914 – Assassinat de Jaurès hier soir. Se trouvera-t-il quelqu’un pour pleurer ce malfaiteur. » Quand on pense que pour la publication de ce volume en 1916, Bloy a expurgé ce qu’il considérait comme impubliable! Cela en dit long sur la violence de plume de ce catholique fanatique. Accordons- lui le mérite de ne s’en laisser conter par personne. Incorrect, injuste, partisan, le Journal de Bloy de par son style flamboyant, de par la vive tension qu’il entretient avec la société de son temps, reste un monument de notre littérature.
« Enfin nous voilà installés dans une maison passablement sinistre du vieux Rennes à quelques pas de la cathédrale. Le redoutable exode est fini. Il ne nous reste plus qu’à vivre là comme nous pourrons. »
3 septembre 1914
« Dîner au pain et au fromage dans un petit établissement où l’on boit du cidre. Occasion de voir l’état d’âme du peuple de Rennes très différent de l’ignoble population beauceronne. La femme de cette maison est positivement enragée contre les Allemands (…) Elle-même va attendre [les prisonniers ennemis] à la gare avec beaucoup d’autres armées de ciseaux et de couteaux dans l’espoir d’en massacrer quelques-uns. Nous écoutons cela avec une joie profonde. »
4 septembre 1914
« Nous pensons à notre retour et Jeanne en parle à notre hôtesse qui manifeste un vif mécontentement, cette digne femme prétendant n’avoir pas voulu nous louer pour un mois seulement. Je suis forcé d’intervenir avec fermeté. »
15 septembre 1914
« Messes nombreuses à la cathédrale, monument du dixseptième siècle, dont la laideur m’étonne dans une ville aussi vénérable que devrait l’être la capitale bretonne. »
4 septembre 1914
« L’ennui me dévore. Nous sommes ici dans une vieille maison puante, en proie à des puces innombrables et forcés de subir une hôtessse brigande comme la Prusse qui répond à tous les reproches : “Je suis Bretonne”, ce qui, dans sa pensée, autorise évidemment et même sanctifie toutes les vilenies et toutes les déprédations. Nous la croyons soûlarde par surcroît. »
18 septembre 1914
« Jardin des Plantes de Rennes assez banal à l’exception d’un chêne gigantesque qui devait être déjà assez grand à l’époque de Jeanne d’Arc. J’admire ce vénérable témoin des siècles. »
25 septembre 1914
« Départ de Rennes, après une scène ignoble avec notre hôtesse qui a volé une écharpe à Jeanne et qui nie effrontément son larçin. »
28 septembre 1914
Terrorisé par l’avancée des Allemands sur Paris, Bloy note le 1er septembre: « Résolution de partir pour Rennes ». Le 2 au matin, la famille quitte son village de Mévoisins pour prendre le tortillard de Chartres à 15 km de là. Dans le train Paris-Rennes, Léon, sa femme Jeanne et leurs filles Véronique (23 ans) et Madeleine (17 ans) étouffent de chaleur. Epuisés, les Bloy n’atteignent Rennes qu’à la nuit tombée. « Il nous faut renoncer à trouver place dans un hôtel quelconque et nous contenter en attendant le jour, de l’hospitalité des bancs et des tables de la Croix- Rouge préparés à la gare pour les émigrants et les voyageurs sans abri. » Le lendemain, ils trouvent à se loger près de la cathédrale.
Ici, l’écrivain va s’ennuyer ferme : il trouve le Thabor banal, la cathédrale laide, le logement sinistre, la logeuse brigande. Il s’émeut de la mort du pape, lit Anna Karénine et s’indigne du bombardement de la cathédrale de Reims par les Allemands. Les jours passent. Le 23, la famille se rend « au faubourg de Redon, chez les religieux Récollets » où leur fille aînée « est reçue tertiaire de Saint-François ». Le 28, les Bloy rentrent chez eux après 26 jours rennais nés d’une panique inutile.
> Notons que Bloy avait vécu, à partir de 1877, avec Anne-Marie Roulé, une orpheline de Rennes où elle avait passé son enfance. Devenue prostituée au Quartier Latin, elle rencontra Bloy qui l’aima, l’accueillit, la convertit. Ils vécurent à deux une forte aventure mystique qui se termina par la folie d’Anne-Marie. L’écrivain transposera la jeune femme dans son roman Le Désespéré.