La République de Moldavie, petit pays de 4,4 millions d’habitants, se loge entre le Prut et le Dniestr. L’Europe est en deçà du Prut. Passons au côté ukrainien des choses tout en sachant que pour l’instant les cris de Kiev n’arrivent pas jusqu’ici, quoique. Car on verra un peu plus loin que la Transnistrie s’avère être à la République de Moldavie ce que, depuis le 16 mars 2014, la Crimée est à l’Ukraine : pire qu’un pied dans la porte, une botte d’ours.
Avis aux tintinophiles, la Syldavie d’Hergé n’est pas une plaisanterie, non plus que ce territoire très vaste, plus vaste que la république dont on parle et qui se nomme aussi Moldavie, mais qui est une région roumaine. Ne confondons pas !
Chisinau, capitale donc, 600 000 habitants, a un centre, un siège du gouvernement – ancien siège du soviet, hum, c’est haut et grand ! –, un arc de triomphe minuscule assez fantasque et un beau parc avec des allées sombres et d’autres plus ouvertes, où les grands poètes sont érigés, marmoréens et blêmes. Chisinau, j’y suis allé quelques fois. À chaque fois, dans cette sensation de ne jamais saisir grand-chose, et, sans doute, au fur et à mesure de mes séjours, de moins en moins. Deux villes, deux paysages, deux pays peut-être, la Moldavie est clivée. Entre un centre avec ses avenues longues et vastes et les quartiers raidis de barres décaties. Puis viennent les collines de vignobles mitées à présent, ici par des pavillons, là par des cabanes ou, surgis de songes, des châteaux en Espagne.
Allons entre les blocs, hantons d’un bout à l’autre la ville posée au beau milieu des vignes pour comprendre cet urbanisme vide. Y voir, signes de vie, les portiques rouillés ou les balançoires archibalancées qui émergent des buissons étiques au pied des barres. Où sont les habitants ?
En exil, la plupart du temps. Beaucoup vers l’occident, en Autriche, en Italie, certains, plus loin au Brésil et d’autres vers l’est. Nombreux sont les Moldaves qui partent s’ils le peuvent.
À Chisinau, dans le centre, il y a une jolie église avec son dôme et son clocher indépendant, empilement blanc sorti d’un jeu de construction. Sous ses dehors modestes, c’est bien la cathédrale, Nasterea Domnului, construite en 1836. Sa blancheur fait blanc sur blanc quand la neige est là, elle se mire sur un parvis très dégagé quand il pleut et, quand le soleil donne, ce qui arrive à Chisinau assez souvent, le dôme orthodoxe et le clocher éclairent de l’intérieur.
Le clocher-tour ressort beaucoup sur un fond d’écran de bâtiments géométriques. L’avenue la plus large est passante, les filles de Chisinau sont vraiment belles, juchées sur des talons vraiment haut. Ici, quelques vitrines qui pourraient être de Londres ou d’ailleurs, et donc des femmes qui les longent, grands sacs aux chaînes dorées sur l’épaule. On les reconnaît assez vite car les avenues bordées de boutiques sont courtes et le temps que les élégantes passent, rien dans les vitrines n’a eu le temps de bouger. Il y a une petite place bordée d’arbres où les artistes viennent vendre leurs oeuvres, une place du Tertre en miniature, un havre doux. Plus nombreux que les chalands, les artistes sont assis, certains dessinent, beaucoup trinquent. Leurs tableaux posés sur le sol sont souvent classiques, mais il y a des fulgurances colorées, des oeuvres qui sortent du singulier.
Marchons encore dans Chisinau. Souvent, nous longeons de ces longues barrières qui ont été blanches et qui ne le sont plus. Des sortes de palissades bien faites avec les planchettes qui s’accolent en angle. Comme un long pliage, lequel, le plus souvent, cache mal des maisons défraîchies ou des usines vides. Il y a peu d’activité économique, car, comme on nous le dit sans nous le dire, le bassin d’emploi se trouve quelques dizaines de kilomètres au nord-est. Dans une bande industrielle active de 50 km sur 15 ou 20, en dehors de la République. Cette zone plus riche a fait sécession, n’acceptant pas l’indépendance moldave du 27 août 1991 et se rangeant à l’ancien empire russe : c’est la Transnistrie1 (la Bordurie chez Tintin !). En fait, l’ancienne Podolie russophone, vouée aux industries lourdes : capitale Tiraspol. L’URSS avait, comme on le sait, déplacé les populations, déraciné les identités, les réinstallant dix mille kilomètres plus loin, en ramenant d’autres et cette artificialité joue encore dans l’étrangeté ressentie. La Transnistrie est donc un pays inconnu des boussoles onusiennes ou internationales, seulement reconnu par la Russie ! Une Ossétie du Sud ou une Crimée. Si l’on compare Poutine au petit Poucet, ce sont ses cailloux blancs, si c’est à l’ogre, c’est une autre affaire et nul ne sait jusqu’où ira sa fringale. En Transnistrie que les usines tournent pour les quelques milliers de Transnistriens alors que les Moldaves, sauf certains, mangent du chou et puis du chou.
Il y a un marché formidable à Chisinau. En plein centre, où, du matin au soir les femmes à fichu gris posent sur un mouchoir vingt échalotes et d’autres vendent par brassées des coriandres fabuleuses. C’est ici qu’on se sent en Orient ! Loin en tout cas de Rennes, dans cet ailleurs assez romanesque qui se nommait Bessarabie. Loin de l’Iran, mais pas tant du Bosphore, et parmi les odeurs, les saveurs, les poids d’épices colorées et ce fouillis d’humains, d’appels, d’éclopés qui se traînent à plat-dos sur le goudron, tout un fourbi de tubes et de toiles, d’étals minuscules et improvisés sur un cageot, un bidon retourné, on conseille au touriste de ne pas y traîner. Là qu’auraient lieu les vols et les crimes. J’y suis allé chaque soir que je pouvais. La pluie faisait glisser le sol gras, en plus des feuilles des journaux coupées en quatre pour les emballages ou les pelures d’oignons qui sont avec le chou la base de la cuisine locale.
Sortant un peu de la ville, empruntons des rues à peine tracées, des pistes de sable, au beau milieu des vignobles. Les rangs de vignes s’interrompent sur des murs incroyables, baroques, en parpaings crêtés par des volutes de briquettes, de minuscules aplombs de tuiles vertes vernissées formant des vagues et couronnés de chevaux de frise, ou pas. Ces clôtures entourent des maisons, comment dire, des grandes, non, des énormes, non, des maisons monumentales où le kitch rivalise avec le bizarroïde. C’est d’inspiration néo-tzigane, rudement inclassable donc ! Disons que l’architecte des bâtiments de Moldavie, s’il devait exister, a ici très peu de poids. Ou alors, son nom est Ubu ! Les maisons se dressent au milieu de parcs peignés de près, avec des allées de ciment qui y font des raies sur le côté. Les maisons ont des porches et des tourelles, et sur leurs tours des porches, et sur leurs porches des tourelles ajourées de petits porches ! Des sortes de maisons gigognes, certaines habitées, d’autres pas. On peut imaginer, on nous l’a dit, que de richissimes rois des gitans habitent ici, ou des nababs liés à l’internationale des forains richissimes. En fait, on parle à demi-mot de mafia. C’est vrai qu’à Chisinau, dans le centre ou aux confins de ces rues à peine bitumées, on a vu de nos yeux, outre les jolies filles juchées sur les plus hauts talons du monde, les Porsche les plus vastes, les Maserati les plus longues et autres Audi surdimensionnées, et en nombre ! On en a vu de ces limousines avec chauffeurs qui attendent. Parfois, ils sont deux, un qui reste au volant, l’autre est debout, la main sur la poignée de la portière arrière, l’autre dans la ceinture, on ne sait jamais. On se demandait si cela était vrai, nous nous pincions, car nous étions à quelques mètres du marché décrit juste avant, là où les pelures d’oignons volent au moindre souffle au-dessus des vendeuses d’herbes. Quelques banques, deux ou trois discothèques. Les mafias ont des ressources insoupçonnées, auquel l’Occidental moyen (donc abasourdi) ne comprend rien. À Chisinau, il faut être mafieux pour comprendre la mafia ! Il faut être russe pour deviner le passé russe encore présent. Il faudrait être de Chisinau pour décrire les secrets des avenues tristounettes, bordées d’immeubles gris, avec des épiceries aux escaliers de salle de bain, dehors pour y entrer et au milieu pour passer à l’étage, avec des miliciens qui surveillent dedans et dehors et ont l’air retors.
J’ai eu l’occasion de sortir de Chisinau, conduit dans un petit van surchargé sur des routes cahotantes dans une campagne rude, verte, vallonnée et par moments cultivée. Le vin moldave est bon, on pense au Bourgogne quand on le boit. Le chocolat y est célèbre, on pense donc à la Suisse, car il est sucré aussi. On a longé des villages rues bordés de ces barrières de bois sus-décrites. On a aperçu, malgré la buée surchargeant la vitre du minibus, des maisons basses en bois et quelque femme tirant dans les fossés une vache encordée. Et des croix orthodoxes sous leurs petits toits de bois avec plein de fleurs et de dévotion. On a cru voir aussi, à un moment, que le van prenait une route perpendiculaire car on ne pouvait aller droit à cause de deux guérites rejointes par des herses. C’était, me disait-on, une des portes de la Transnistrie. J’ai pu demander une pause. Le chauffeur s’est arrêté peu après. De là, on apercevait les usines bordant le Dniestr aux reflets pâles. On était dans un camp de jeunes, abandonné à ce que j’en voyais. On est reparti. À un moment, on s’est cogné la tête au plafond du van, assez violemment tout de même, on en était surpris, pas estourbi ! C’était un nid-de-poule plus creux qu’à l’habitude que le chauffeur n’avait pu éviter.
Ce qu’il y a d’assez formidable à Chisinau, ce sont les arbres. Certains ont été plantés. D’autres non. Ils ont poussé tout seul, soulevé l’asphalte déjà ancien, crevé les ciments faciles à crever et les moins faciles aussi. Bref, la ville est une belle forêt et, souvent, les usines, les maisons ou même les monuments cachent ainsi leur décrépitude.. Ville forestière et ce n’est pas l’Allea Classicilor qui montre le contraire. Les hommes illustres, certes en marbre, y paraissent minuscules malgré leur socle. Les Moldaves parlent le roumain comme leurs voisins de la Moldavie roumaine, ils sont bilingues et quand ils ne s’adressent plus à l’Occidental que je suis, le russe revient dans la conversation. Les habitants de Chisinau sont donc, en général, partis travailler ailleurs. Loin, le plus souvent. La Russie, ou l’Ukraine, l’Amérique latine ou l’Italie et l’Allemagne.
Les habitants restés à Chisinau ont plusieurs jobs, tous aussi peu lucratifs donc ils courent beaucoup de l’un à l’autre. Et les autres, ils trafiquent. C’est un peu pour ça qu’en dehors des quelques rues commerçantes, il y a si peu de gens dans les rues. La nuit, les réverbères permettent à peine d’y voir, les rues se vident, complètement.
On sent que l’histoire des hommes, ici, a des récits et des mythes que les récits et les mythes servent à contourner. Des pogroms insoutenables ont eu lieu et sûrement qu’il y a besoin d’amnésie pour avancer. La Transnistrie fut terre de sang. Les juifs ont été tués un par un par ici, ce qui se nomme la Shoah par balle. Les Roumains de Roumanie ont été déplacés ou forcés à tuer. La ville et le pays sont hantés par ces fantômes, rien n’est dit et tout cela s’entend.
Il faut descendre loin pour trouver en république de Moldavie, en plus du russe ou du roumain couramment parlés, une autre langue, le Gagaouze ; dommage que je n’ai pas eu l’occasion d’y aller. La Moldavie est fière de ses grands hommes, Stefan cel Mare en particulier, un illustre avec couronne et monté sur un destrier avec épée, heaume et guêtre. Mais le plus dur, pour ce pays, c’est qu’il ne va pas jusqu’à la mer. Pays sous contrainte, sans port ni porte. Le rêve moldave est coincé entre deux fleuves comme des âmes entre deux chaises.
C’est vraiment le cas ici, où l’Europe fait rêver ceux qui s’identifient au modèle occidental mais que ses contraintes de droit et de civilité effraient. Pour l’heure, ses subventions viennent, d’autant que la Moldavie est en dehors. C’est ce qui se dit à Chisinau. Il y a eu des soubresauts au printemps 2000, les étudiants ont envahi le gouvernement, le siège du siège a duré quelques semaines après des élections truquées. Ils ont lâché. Ils réclamaient de s’ouvrir, sans doute était-ce prémonitoire des événements ukrainiens de Maïdan, certains ont prêté main-forte.
À Chisinau, le temps résiste au temps. Comme des grosses limousines qui s’arrêtent au feu et des taxis bravaches qui les doublent et ensuite, au point mort, se font rattraper sans que les vitres teintées se baissent. Les temps cohabitent, les quartiers aussi, les langues russes ou moldaves et c’est sûr, quelque chose sépare les gens. Des murs invisibles, donc pas évidents à montrer.
Notez que lorsqu’une collègue roumaine nous a rejoints à Chisinau depuis Bucarest, 400 km, elle nous a raconté que venant en train, le voyage entre les deux capitales lui avait paru excessivement long. C’est qu’aux trois quarts de la nuit, elle s’était sentie soudain dans un rêve bizarre. Finie la scansion répétitive des rails, un arrêt donc, mais bizarre, l’arrêt. Un balancement, un bercement peut-être. En se réveillant mieux, en s’assurant qu’elle ne rêvait pas, elle regarda par la fenêtre depuis sa couchette, et constata la lévitation de son wagon. Et pas seulement du sien ! L’un après l’autre, wagon par wagon, le train était soulevé afin qu’on lui change ses roues.
L’épaisseur des rails est différente entre la Moldavie roumaine et la République de Moldavie. Peu les différencient, les deux Moldavie, ni la langue, ni l’histoire ancienne, hormis le besoin des hommes de séparer et, pour ce faire, la différence d’épaisseur des rails (et non d’écartement) qui nécessite un changement scrupuleux de tous les trains de roues du train ! Le sens échappe, par moments, à Chisinau. Alors, on change les roues.