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Dossier
#17
RÉSUMÉ > Monochrome ou polychrome ? La couleur des hautes façades a connu depuis l’Antiquité une longue histoire. Les premières tours du 20e siècle furent plutôt sans couleur. Puis au détour des années 80, on assista au retour de la polychromie comme pour excuser l’allure revêche des grands immeubles. Dans les années 90, la tendance imposa le vert « à toutes les sauces ». Aujourd’hui, le souci d’écologie s’impose. Ecologie signifie ici rechercher des couleurs en cohérence avec l’espace sensible où s’inscrit la tour.

     «La beauté a autant de significations que l’homme a d’humeurs. La beauté est le symbole des symboles. Elle révèle tout, parce qu’elle n’exprime rien. Quand elle paraît, elle nous montre le monde entier éclatant de couleurs.» Oscar Wilde, 1890 
     L’architecture des tours organise les espaces urbains du 21e siècle. Leurs multiples nuances et combinaisons de couleurs participent de l’expression d’une culture, ainsi que de l’esthétique des quartiers modernes. Architecture et art, aménagement et communication, industrie et design, psychologie et sociologie – tous les domaines sont concernés lorsqu’on aborde le sujet de l’image colorée des tours.  
     Le rapport entre les harmonies chromatiques et les formes architecturales n’a cessé d’évoluer au gré des techniques et des matériaux. Un regard sur l’histoire permet de comprendre les modes d’interaction entre couleur, espace et structure architectonique : les minarets du Moyen-Orient, les cathédrales du Moyen âge, les temples Mayas ou Aztèques, ou ceux díAsie sont autant d’exemples de tours colorées riches d’enseignements.
     Toutes les tendances artistiques et les conceptions chromatiques du 20e siècle se retrouvent dans l’architecture des tours: l’Art nouveau, le mouvement De Stijl aux Pays-Bas, le suprématisme et le constructivisme russe, le Bauhaus, le mouvement moderne, le pop art, l’op art ou encore l’art cinétique. L’analyse de «vagues coloristiques » dans différents régions et l’examen des styles architecturaux montre la nature périodique de l’évolution dans le domaine de la polychromie des tours.

     Les tours de Khiva, Boukhara, Samarkand en Asie Centrale étaient recouvertes d’une profusion de tuiles aux couleurs audacieuses et aux motifs variés : des mosaïques aux dessins matricées et aux rythmiques répétitives, des compositions florales complexes, des oeuvres d’art calligraphiques couvrant les murs de poèmes d’amour ou encore de textes coraniques et de proverbes. Les mosaïques à glaçure aux différentes couleurs (bleu, cobalt, blanc, jaune, vert et noir) inversent presque l’impression de relief et soulignent les parties les plus importantes des édifices, elles intensifient aussi le rôle fédérateur des complexes architecturaux.
     La façon traditionnelle d’employer des matériaux et des couleurs au Rajasthan, la région nord de l’Inde, est considérée comme une des plus exotiques et des plus colorée depuis des siècles. Elle présente une certaine homogénéité chromatique et crée une ambiance très spéciale.
     En Chine ancienne les tours-pagodes à l’extérieur des temples étaient couvertes de laques et de vernis rouges et noirs, incrustés de bronze, et dorés et décorés par du nacre. La tuile était parfois couverte de glaçure colorée. Le temple consacré au Ciel était couvert de tuiles bleues ou vert-bleues, tandis que les temples consacrés à la terre avaient des toits en tuiles jaunes, couleur de terre Chinoise. Les couleurs en Chine, en Corée ou en Malaisie sont liées à la mythologie qui est basée sur 5 couleurs fondamentales (vert, bleu, jaune, rouge, blanc, noir).

     Au Japon ancien, la conception de l’harmonie est liée aux paysages montagneux de l’archipel. Les façades des temples-tours bouddhistes et shintoïstes de Nara, d’Osaka ou de Tokyo expriment la culture chromatique locale. Les matériaux naturels (bois, pierre) aux tonalités préservées créent une harmonie apaisée avec l’environnement. Le blanc symbolise le calme intérieur. C’est la couleur du «fosuma», papier spécial semi-transparent utilisÈ pour la fabrication des cloisons et des portes.
     Les tours des cathédrales gothiques en Europe étaient édifiées avec des matériaux stables et revêtus de coloris persistants : elles constituaient les dominantes du complexe urbain. Les coupoles, les flèches et les clochers ont été recouverts de plaques d’ardoise gris foncé ou de tuiles de céramique colorées de glaçures. Parfois, on y représentait les symboles héraldiques de la ville ou des ornements géométriques. Cette combinaison de gris foncé et de vert vif contrastait avec les dessins et les graphismes achromatiques des maisons «à pans de bois».

     Les tours de la Renaissance se caractérisent par l’emploi de dessins géométriques variant selon les lieux. Les fresques, les parures, les décors en moulure, les contrastes colorés des façades renouent avec l’idée du grandiose. Cette esthétique voudrait exprimer la gloire et la puissance du prince. Les plus belles et hautes tours de Florence ou de Sienne donnent leur silhouette aux villes européennes.
     À l’ère baroque, les lignes courbes ou obliques, les torsions spectaculaires ou les surcharges de couleurs et de contrastes chromatiques rompent avec les styles précédents. La construction originale des tours est renforcée à l’intérieur par le contraste entre les fresques polychromes des murs et le rythme des éléments architecturaux. Cela crée une ambiance urbaine propice aux spectacles: tournois, corridas, mariages royaux et fêtes populaires.
     L’esthétique du Classicisme européen est rationaliste. Elle encourage les formes plus que les couleurs. Sa gamme de couleurs claires, intégrant le blanc, le grisé, et le brun de la brique naturelle dominent le 19e siècle. C’est à partir de là qu’il faut chercher la signification de la couleur dans l’architecture contemporaine.

     L’architecture de l’Art Nouveau présente des styles d’expression personnels dans lesquels des dessins inspirés par la nature se marient à des mosaïques aux couleurs contrastées dont la fonction était aussi de rendre les murs imperméables. La couleur devient ainsi protectrice des bâtiments. L’époque se distingue par des coloris d’une grande richesse. Les tours de la Sagrada Familia de Barcelone créées par Gaudi en sont un bon exemple.
     Plus tard, les tours-cités de Le Corbusier feront bien souvent oeuvre de paradoxes. Le slogan « Ordre. Raison. Pureté. Vérité. Architecture. Blanchiment » y est contrebalancé par la classification et l’emploi de la couleur dans la polychromie urbaine, selon une esthétique qui se rapproche de celle des grands ensembles industriels et des cités dortoirs.

     Nous voici dans les années 30. Les villes américaines profitent de l’apparition de nouveaux matériaux et de nouvelles technologies pour produire de nouvelles images. Ces recherches de design «art déco» restent pourtant sur des positions rationalistes ou puristes. Dans la nouvelle architecture des tours, la couleur blanche et gris neutre domine.
     Années 40, les régimes totalitaires contraignent les architectes à un style officiel néo-classique ou néo-académique. Les coloris des tours dominant l’environnement urbain demeurent d’une timidité accablante. La polychromie devait être absente, car elle est une expression et une manifestation de la démocratie.
     Dans les années 50-60, les tours des quartiers dans les villes en Europe expriment enfin un rationalisme de la couleur adapté à la fonction et à la construction. L’emploi de la couleur est perçu comme nécessaire pour vaincre l’uniformité mais ce sont les couleurs achromatiques qui restent dominantes.

     L’oeuvre artistique et architecturale d’Hundertwasser est une démarche en faveur de l’écologie et du confort visuel. Ses créations restent avant tout celles d’un peintre et d’un graphiste qui lutte contre l’austérité et la monotonie de l’architecture contemporaine industrielle. Les tours dans ses immeubles ont un petit quelque chose qui leur donne une individualité structurelle et polychrome grâce au mélange des techniques, des formes des fenêtres, etc. Le message écologique est particulièrement important dans cette composition polychrome aux formes géométriques irrationnelles par l’introduction du végétal dans l’architecture.
     Des changements dans l’architecture européenne viendront de l’influence et de la popularité grandissante du groupe d’architectes new-yorkais «White and Gray», ainsi que d’autres adeptes de l’achromatisme. Le nom de ce groupe symbolisera l’abandon des couleurs saturées et l’emploi d’une palette de blancs et de grisés, «métallisées » et « futuristes ». Dans les projets de tours de cette époque, l’expression des formes domine par rapport celle de la couleur.

     Depuis les années 80, les coloristes français veulent redonner à la couleur une signification plus profonde, voir plus symbolique. Certaines formes ont été harmonieusement mises en valeur par la polychromie choisie. Les bâtiments sont revêtus de pâtes de verre colorées dont les dessins représentent en général un ciel avec nuages et sur quelques tours, ou des thèmes végétaux. Ces réalisations semblent avoir eu pour ambition d’humaniser une architecture populaire qui apparaissait bien souvent comme le résultat triste et froid de calculs mathématiques.
     Une autre tendance des années 90 a été d’employer des couleurs saturées (rouge, jaune, bleu, vert) en contraste avec des fonds neutres et grisés, cette tendance complétant celle de la «vague blanche de béton». Les couleurs saturées sont concentrées sur des éléments de façades comme pour compenser l’absence de couleur sur l’ensemble du mur. Cette tendance a été comme un hommage tardif aux travaux de recherche en matière de polychromie architecturale du groupe «De Stijl», de Theo van Doesburg, de l’atelier Le Corbusier et du «minimalisme » du groupe « Architecture Contemporaine ».
     Les thématiques environnementales commencent à être abordées par les artistes et les architectes de manière consciente et sérieuse depuis le début des années 1990. Plasticiens, écologistes et architectes engagés commencent à s’opposer à l’architecture fonctionnelle, aux formes carrées et aux lignes droites des tours contemporaines d’où la couleur avait quasiment disparu. Ils aspirent à créer une architecture originale capable d’harmoniser les besoins de l’homme avec la nature. Par ailleurs, le sentiment d’ennui et d’apathie dont souffrent souvent les citadins d’aujourd’hui a accéléré la recherche dont le but ultime est d’établir des rapports harmonieux et équilibrés avec l’environnement naturel.

     Effectivement, si l’on considère l’étymologie du terme «écologie», et en lui associant celui de «couleur», on conclut ceci :
     D’une part, «écologie» vient du grec «oikos» (maison) et «logos» (discours, science). Elle est l'étude scientifique des interactions capables de distribuer la vie des organismes vivants. Ainsi, l'écologie étudie deux grands ensembles : celui des êtres vivants (biocénose) et le milieu physique (biotope). D’autre part, l'image de l’environnement est formée à partir des couleurs que l’esprit y perçoit et qu’il traite pour s’en donner une représentation mentale, grâce en particulier à des interprétations symboliques. Ainsi, l’écologie de la couleur est une science ayant pour objet les relations des êtres vivants, des habitants de la ville avec leur environnement visuel et ses harmonies chromatiques.
     Depuis, les architectes cherchent à renouveler l’image des tours dans la ville pour en faire un ensemble cohérent de solutions performantes (architecture « verte », emploi de panneaux photovoltaïques, d’éoliennes etc.). Ils n’oublient pas d’intégrer de nouveaux codes visuels signes d’un engagement environnemental. Les couleurs et leurs harmonies qui rythment la vie de la cité deviennent un moyen de séduction. Les matériaux écologiques, les formes et les couleurs nouvelles « vitaminées » associées au projet de Haute Qualité Environnementale (HQE) contribuent en effet à la création d’un ensemble de manifestations et de constituants matériels et sensoriels donnant sens à l’espace de vie.

     Ce qui importe au premier chef est la réalité des nuances de couleurs géographiquement et géologiquement existantes dans le milieu. Le vert « que Dieu a fait le socle de la nature, et le piédestal du monde vivant » (Malcolm de Chazal) devient comme un symbole absolu d’« écologie ». Pour souligner leur engagement dans le développement durable1 les architectes et les designers choisissent de plus en plus les nuances de vert : elles sont associées symboliquement à la nature, à la préservation du bien-être et à l’environnement protégé. Cette couleur est devenue aussi signe de propreté, d’hygiène et de «paysage vertical».
     L’idée écologique et la protection de l’environnement font partie intégrante d’une nouvelle architecture pour Hans Hollein et Charles Jencks, Édouard François et Françoise-Hélène Jourda, Jean Nouvel et Gilles Perraudin, Renzo Piano et beaucoup d’autres. « L’architecture verte » des tours avec ses toits verts, ses murs végétalisés, ou bien simplement ses balcons décorés de plantes est considérée comme une réconciliation de l’architecture et de la nature et représente une nouvelle esthétique.

     L’image globale des espaces paysagers et architecturaux dans la ville n’est pas l’addition de la couleur des tours considérées isolément. Ce qui compte au contraire, c’est leurs relations visuelles dans l’environnement. Notre perception de l’image de la ville est le résultat global de la somme des éléments perçus et n’est pas la fragmentation des couleurs associées en groupes. On peut distinguer 4 groupes fondamentaux d’associations chromatiques dans le traitement de tours: « Couleur » (voir tours du quartier Pudong à Shanghai), « Valeur » (voir la tour à Miami), « Nuance » (voir la tour Agbar à Barcelone, de Jean Nouvel), «Mixte » (voir la tour Pyramide Banque of America à San Francisco).
     Chaque groupe est une combinaison de couleurs à l’intérieur duquel les différents composants perdent leurs propres caractéristiques au profit de la perception globale. On peut distinguer aussi 24 types complémentaires d’harmonies intermédiaires qui sont basées sur les associations de couleurs dans le traitement des tours et leur rapport à l’environnement. Parfois la couleur met en valeur la verticalité, parfois au contraire la division des étages et l’horizontalité, parfois elle sera indépendante de la structure du bâtiment.

     Les nouveaux matériaux induisent de nouvelles stratégies dans le design des tours actuelles. Le choix des couleurs ne peut être envisagé comme un simple design bidimensionnel des surfaces: la perception embrasse aussi les effets de la lumière, les caractéristiques spatiales de l’environnement de la tour et le temps de la vision, sa trajectoire, son mouvement, le changement des angles de vue.
     Quel est l’avenir de la tour dans la polychromie urbaine ? Est-il entre les deux extrêmes que l’on constate aujourd’hui : la couleur populaire, chaotique ou spontanée des peintures murales et l’ordre totalitaire strictement organisé à l’aide de l’ordinateur de la monochromie? La solution est dans la réflexion sur la ville durable qui doit s’enrichir en développant une conception chromatique des tours qui soit en liaison avec l’image de la ville et son ensemble de couleurs, de ses éléments architecturaux et paysagers, et des autres composants qui créent cet espace dynamique et diversifié.

     La conception des couleurs des tours doit être estimée par les architectes comme étant une partie majeure du Plan local de l’urbanisme (PLU) et du Projet d’aménagement et du développement durable de la ville (PADD). La stratégie environnementale des couleurs devrait respecter la continuité d’une approche écologique : analyser l’image globale de la ville, puis de chacun de ses quartiers, puis de chacune de ses tours, voire du design de son mobilier urbain, des qualités paysagères, de la mise en lumière. Tout ceci doit avoir une cohérence chromatique pour pouvoir former un ensemble harmonieux.
     L’intelligence d’un système de codes colorés portés par les tours peut devenir ainsi une source de revitalisation des espaces urbains favorisant la sécurité et la sérénité des citoyens.
     La couleur urbaine, riche et complexe, animée et chargée de sens participera à l’image de la ville du 21e siècle, plus sensible et émouvante.