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Dossier
#17
RÉSUMÉ > L’affaire est entendue. Le « peuple » abhorre les tours tandis que l’« élite » les adore. Pas si simple. Voici un philosophe, spécialiste reconnu de l’urbain, qui professe à l’endroit des gratte-ciel une aversion raisonnée. Auteur de la Folie des hauteurs, Thierry Paquot trouve les tours inhospitalières, inhumaines et dépassées. Pour lui, le désir humain de verticalité peut se passer de hauteur démesurée.

     Se tenir « droit », être « debout », se dresser « verticalement », sont des attitudes banalement humaines. Qui n’a pas en mémoire la frise de l’évolution de l’Homme où ce dernier s’extirpe de l’animalité et devient humain en marchant sur ses deux jambes et en développant ainsi son cerveau ? Qui n’a pas été réprimandé par un de ses parents ou son enseignant l’exhortant à « rester droit », à ne pas s’avachir, à ne pas mettre le coude sur la table ? Qui n’a pas associé l’éthique au fait d’être droit ? On apprécie telle personne parce qu’elle est « droite », c’est-à-dire qu’elle ne nous fera pas de coup tordu, qu’on peut compter sur elle.

     De même se dresser est un acte héroïque, le refus de la soumission. Souvenez-vous des paroles révolutionnaires écrites par Eugène Pottier : « Debout ! les damnés de la terre/ Debout ! les forçats de la faim ! » Un prolétaire ne se couche pas devant son patron, il résiste, par dignité. Vivre c’est se lever. Certains veulent voler, devenir un oiseau, virevolter dans le ciel, survoler les arbres, ils rêvent d’Icare, s’équipent d’ailes géantes, font du parapente, du deltaplane, du parachute, du planeur, mais peut-on rompre avec la loi de la gravitation universelle ?
     Tout humain est d’abord un terrien. Dès qu’il se réveille, il se lève. L’horizontalité est occasionnelle (sommeil, repos, convalescence…) ou définitive avec la mort ! Telles les sculptures longilignes de Giacometti, les hommes traversent leur univers spatio-temporel dans une solitude collective. Ils apprécient la verticalité. Le mot « vertical » vient du latin verticalis, qui signifie être « perpendiculaire au plan de l’horizon ». La symbolique de la verticalité s’avère particulièrement riche. Rares sont les cosmogonies qui ne consacrent pas l’arbre, la colonne, la corde dressée, la montagne, le serpent et ne saluent pas l’ascension comme preuve d’une déité…

     L’Axis mundi s’affirme comme un lien privilégié entre le Ciel et la Terre, le monde du Dieu ou des Dieux et le monde des humains, la ziqqurat représente la Montagne cosmique, ses sept étages correspondent aux sept cieux planétaires (le soleil, la lune et les cinq planètes alors connues et nommées) et le pèlerin en les gravissant atteint le sommet de l’Univers… Je précise que le verbe akkadien ziggurat signifie « bâtir en hauteur », une ziggurat est une tour de briques crues enveloppées de briques cuites, munie d’une rampe spiralée qui permet de la gravir sans trop de peine. Certainement bâtie 1 100 ans avant J-C, cette tour s’appelait « E-temen-an-ki » ce qui veut dire la « maison du Fondement du Ciel et de la Terre » et se trouvait à Babylone.
     La tour de la ville de Babel, dans le récit biblique, marque l’autonomie relative des hommes vis-à-vis de leur dieu, qui prend mal leur audace de bâtir un si haut bâtiment, au point de « confondre les langues, pour confondre leur orgueil ». Cette malédiction divine provoque l’incompréhension qui entraîne bien de conflits et brise alors l’élan collectif. Par la suite, le mythe de Babel sera abondamment illustré par des graveurs et des peintres qui se focaliseront plus sur la tour que sur la ville, alors que l’intention des constructeurs semble avoir été la volonté de se fixer en un lieu ménager par eux, de se sédentariser en quelque sorte…

     Les donjons des châteaux forts du Moyen-Âge, les clochers des églises et les flèches des cathédrales, les minarets des mosquées, les tours « inutiles » des riches marchands italiens à Bologne ou San Gemignano, les cheminées triomphantes des usines témoins de la première industrialisation, les gratte-ciel arrogants du capitalisme de la fin du 19e siècle participent d’une architecture en hauteur qui enthousiasme à nouveau des architectes, des élus, des décideurs et bien peu la population… De quoi s’agit-il ? L’historique du skyscraper mobilise plusieurs informations de registres différents (nouveaux matériaux, techniques constructives, législation, organisation du travail, etc.).
     En effet, il n’est envisageable qu’avec la mise au point de l’élévateur par Otis (1857) qui facilité la circulation verticale, la production de fonte, puis d’acier, pour son ossature métallique, la généralisation progressive du téléphone (qui permet de communiquer d’un étage à un autre, d’un building à un autre…) et l’apparition du siège social. Ce dernier va s’emparer du gratte-ciel comme d’un étendard.

Le « siège social » y trouve son symbole

     Au début de l’industrialisation, les bureaux se trouvent généralement près des usines, des ateliers et des entrepôts, c’est-à-dire dans une cité ouvrière, au pied de la mine. Avec l’exportation des biens manufacturés, certains entrepreneurs souhaitent disposer d’un bureau dans la capitale ou la grande ville, le siège social se sépare du lieu de production. Il devient la vitrine de l’usine. Rien n’est trop beau pour lui ! Des hôtels particuliers dans les quartiers chics on passe vite à la tour, symbole de puissance et de richesse, posée au centre ville. Dès la fin du 19e siècle à Chicago, New York, Boston, Philadelphie, le self made man fier de sa réussite économique, n’hésite à investir des fortunes dans l’édification d’un bâtiment à sa gloire.
     Les premières tours appartiennent à des grands magasins, à des compagnies assurances, à des banques, à des sociétés de presse. Ce sont des « phares », des « signaux », des « tours » qui s’imposent par leur gabarit dans le paysage urbain. Ils sont vus et servent de repères aux chalands, tout comme ils concourent à la publicité de la firme qui y loge ses services. Dès leur érection (la connotation sexuelle est immédiatement mentionnée à la fin du 19e siècle…), des opposants se manifestent dans la presse et dénoncent la « laideur » de ces nouvelles constructions massives qui portent leur ombre sur les immeubles voisins, le gâchis financier, la rupture avec la continuité viaire, le saccage du skyline, bref des arguments qui n’ont guère changés, tant il est vrai que l’incongruité de tels édifices disproportionnés demeure, telle une verrue sur un beau visage !

La tour de bureaux bientôt obsolète ?

     Cette construction propre au capitalisme et spécifique à la fin du XIX siècle nous parle-t-elle encore ? La réponse est « non ». C’est incontestablement le modèle dit de la silicon valley qui l’emporte sur son contraire, la Défense (Paris) ou la City (Londres), c’està- dire le « quartier d’affaires » à haute densité. Comme toujours, l’histoire n’est pas unicolore et plusieurs formes urbaines et architecturales peuvent cohabiter. Ainsi, la Chine et l’Inde érigent des tours, tandis que de nombreuses firmes occidentales se séparent de leur parc immobilier et réduisent considérablement le nombre de leurs « cols blancs ».    
 La tour de bureaux est condamnée à terme par l’évolution même de l’organisation technique du travail qui résulte de la révolution numérique. Dorénavant, chacun avec son ordinateur se déplace avec son bureau et, via Internet et le cellulaire, communique avec ses collègues, ses clients, ses fournisseurs, sa famille, etc., partout dans le monde. Si la tour a été (mais cela reste à démontrer) un symbole de la modernité, elle est à présent désuète et s’apparente à une sorte de rituel pour arrêter le temps et demeurer dans cet « âge d’or » d’un capitalisme sans contrainte énergétique et plus généralement environnementale. Elle appartient à une autre époque et ce n’est certes pas un hasard si ce sont les pays du Golfe, l’Asie et la Russie qui s’en dotent, telle une revanche sur les pays qui les ont longtemps dominés.
     Quant aux États-Unis ou à la vieille Europe, leurs partisans sont de moins en moins nombreux et c’est souvent par le biais d’un accord dit « partenariat privé/public » (souvent à l’avantage économique du privé) qu’ils réussissent à en monter le financement. La tour est une impasse en hauteur parcourue par ce moyen de transport coûteux : l’ascenseur. Elle est vigilisée, vidéosurveillée, inhospitalière. Elle casse le parcours du piéton et rompt l’harmonie du bâti, des lieux publics et des rues. Aucune tour ne fait vraiment corps avec la ville.

     Gaston Bachelard, dans son splendide essai, La poétique de l’espace (1957) rappelle que tout être humain possède une maison onirique, c’est-à-dire une habitation qui dès l’enfance lui offre une vision cosmique, l’intègre à l’univers et fait monde. Cette maison archétypale possède une cave, un grenier et deux ou trois étages, pas plus. Il écrit : « La maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes. » Cette maison natale peut-être un appartement dans un immeuble, un étage dans une maison partagée avec d’autres locataires, une ferme, une roulotte, une simple chambre, peu importe, l’essentiel consiste en sa capacité à déclencher la rêverie et à abriter les instants de bonheurs. Elle stabilise l’individu tout en l’ouvrant au monde.      Bachelard considère que la maison est « imaginée comme un être vertical » et aussi comme « un être concentré. » C’est-à-dire qu’elle élève l’habitant tout en lui permettant de rassembler les nombreuses facettes de sa personnalité. C’est pour cela qu’il préconise la topo-analyse, qu’il définit ainsi : « La topo-analyse serait donc l’étude psychologique systématique des sites de notre vie intime. » À chacun d’effectuer sa topo-analyse, l’analyse des lieux de son existence… Il constatera qu’on « descend » à la cave et qu’on « monte » dans sa chambre ou au grenier. Que pour être pleinement soi-même il faut pouvoir accéder à sa cave (lieu des secrets, des interdits, de la transgression…) et à son grenier (lieu de l’imaginaire, des souvenirs entreposés par les précédents résidants) et errer, à sa guise, d’un étage à un autre. Il rappelle la sentence de Joë Bousquet : « C’est un homme à un seul étage : il a sa cave dans son grenier. » !      Il remarque aussitôt que l’habitant du gratte-ciel n’a pas de cave, ni de grenier, qu’il ne peut vivre qu’horizontalement. Il note malicieusement qu’en ville, les édifices n’ont « qu’une hauteur extérieure. Les ascenseurs détruisent les héroïsmes de l’escalier. » Avant d’affirmer : « Au manque des valeurs intimes de verticalité, il faut adjoindre le manque de cosmocité de la maison des grandes villes. »

     C’est si grave, à ses yeux, que « la maison ne connaît plus les drames d’univers. » Isolé au 40e étage l’habitant perd le contact avec les éléments. Il n’entend plus le tonnerre, ni le vent. Sait-il qu’il bruine ? Observe-t-il la nuit qui délicatement enveloppe la ville? L’air conditionné parasite ses cinq sens. Il vit confiné dans un espace artificiel, certes confortable selon les normes techniques, mais bien peu réconfortant ! Il circule, tel un ludion, en ascenseur muni d’un logiciel, qui après avoir analysé les étages sélectionnés les jours précédents se positionne afin de ne pas faire attendre les « usagers ». Il va prendre un café dans la terrasse fermée du bar situé au 102e étage, puis descend au 8e sous-sol pour nager dans la piscine. Sa vie se déroule dans ce qu’il appelle un « village » vertical. Les rares visites qu’il reçoit sont celles des livreurs à qui il commande par mail de quoi s’alimenter. Quand des amis viennent dîner, ils s’extasient, invariablement, sur la vue panoramique que sa situation en hauteur permet. C’est vrai que la ville la nuit s’étendant à ses pieds vaut le détour. C’est comme s’ils regardaient un film coloré sans la bande son, car son appartement est insonorisé. Drôle d’impression : voir la ville, sans l’éprouver…

     Je préfère ma maison de banlieue avec son jardin et son magnolia toujours vert, son minuscule potager qui m’indique les rythmes saisonniers, les rues avec les devantures variées des boutiques, les passants qui se rendent d’un pas pressé à la gare de RER et les promeneurs qui déambulent en prenant tranquillement un bain de ville. J’échange quelques mots avec un voisin, puis croise un élu avec qui je dialogue un instant avant de reprendre mon chemin. La vie est de plain-pied. Je pourrais lister, une fois encore, les défauts de la tour, le coût de ses matériaux (des vitrages et des aciers spéciaux tellement chers), le coût énergétique de son fonctionnement ordinaire (aération, ventilation, chauffage éclairage, bureautique, ascenseur…), le coût du gardiennage et de la sécurité, le coût de l’entretien et des réparations (la durée de vie d’une tour est estimée à vingt ans), mais à quoi bon ?

     Il suffit d’expliquer que l’être humain réclame la présence de la nature, l’expression de ses sens, la confirmation des éléments, le tohu-bohu des autres, la vie dans sa turbulence et son repos, aussi. La tour est une prison dorée. La ville, même petite, même de guingois, même bricolée respire ce vent si particulier, qui caresse vos cheveux, qui fiance les parfums, qui s’insinue entre les corps et le bâti, et le végétal et produit ainsi une ambiance, un charme, oui un charme, qui vous transfigure, vous grandit, vous révèle autre à vous-même. Chacun d’entre nous souhaite avoir de la hauteur et pour cela se verticalise. La tour est inhumaine, qu’on se le dise…