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Contributions
#16
Danse à tous les étages. des femmes reprennent possession d’elles-mêmes
RÉSUMÉ > Ne pas confondre emploi et insertion. On peut avoir un travail et ne pas être intégré. Être intégré dépend pour une part de l’image que l’on a de soi, du sentiment d’être « reconnu » socialement. Aider des femmes à reprendre confiance en elle, c’est l’un des objectifs de l’association rennaise Danse à tous les étages qui propose des ateliers animés par des artistes. L’efficacité du processus a été étudiée et évaluée au fil d’une enquête menée par la sociologue Véronique Vasseur.

     Notre équipe (Quest’us) travaille depuis de nombreuses années sur le thème de l’insertion, intégration, désaffiliation, disqualification, exclusion. Notre approche a consisté à croiser le regard des personnes concernées et celui des professionnels chargés de les « ré-insérer », à savoir des travailleurs sociaux.
     L’«intégration par l’emploi » représente la voie royale pour conduire les personnes désaffiliées depuis la périphérie vers le centre de la société. Toutefois, ces professionnels constatent pour le regretter qu’il existe un grand écart entre « occuper » un emploi et être « intégré ». Et que par ailleurs les indicateurs utilisés (nombre de retours vers l’emploi) reflètent assez peu la réalité de l’accompagnement. Comment, par exemple, évaluer la « re-prise de confiance en soi » de l’usager ? Souvent palpable pour le travailleur social qui le côtoie régulièrement, elle n’est pourtant pas officialisée dans les rapports d’activité. Ces constats posent deux séries de questions :
     – Qu’en est-il de la pertinence de « l’intégration par l’emploi » ? Suffit-il et est-il nécessaire d’avoir un emploi pour être intégré ?
     – Quelle place faut-il accorder à « l’intégration sociale », y compris à la « reconnaissance sociale », au « bien-être », à « l’estime de soi » ? Comment l’évaluer, l’objectiver ?

     Intégrer des femmes en situation de précarité économique et sociale est l’un des objectifs de l’association DATE (Danse à tous les étages !). Pour cela, elle a mis en place depuis 2004 à Rennes puis à Brest l’activité « Créatives ». Ce dispositif « offre un temps de travail encadré pour la reprise de confiance en soi, la re-mobilisation vers une vie active professionnelle », selon la directrice, Annie Bégot. Les ateliers Créativesmettent en place des groupes d’une dizaine de femmes autour d’un artiste (chorégraphe, metteur en scène). Ensemble, ils élaborent un projet original qui donne lieu à une représentation publique. Les séances d’atelier durent trois heures et ont lieu deux fois par semaine, cela durant deux mois et demi.

« Compter sur les autres », « compter pour les autres »

     Afin d’évaluer les effets des ateliers Créatives pour leurs bénéficiaires1. Cette enquête effectuée avec Nicolas Carron alors en master de recherche en sociologie. L’enquête commanditée par Danse à tous les étages a été financée par le Fonds Social Européen.
     Il nous paraît essentiel de définir ce que nous entendons par « intégration ». Pour cela, nous nous inspirons des travaux de Serge Paugam (2008). En résumé, comprendre le degré d’intégration d’un individu dans la société nécessite d’estimer son positionnement sur quatre types de liens sociaux :
     – le « lien de filiation » : celui qui lie les enfants et leurs parents ;
     – le lien de « participation élective » : celui qui nous lie avec les personnes que nous avons « choisies », comme le conjoint ou les amis ;
     – le lien de « participation organique » : celui qui est lié au statut professionnel ;
     – le « lien de citoyenneté » : celui qui unit les membres d’une même communauté politique.
     Pour que l’individu soit « réellement » intégré, il faut que chacun de ces liens procure à la fois de la sécurité (le « compter sur ») et de la reconnaissance (le « compter pour »). Autrement dit, si nous prenons l’intégration professionnelle, occuper un emploi n’est pleinement satisfaisant que dans la mesure où il est stable, rémunéré justement (ce point est généralement « oublié » dans les analyses), et où il attire une reconnaissance sociale. À noter que dans des sociétés comme la nôtre, où l’injonction à être soi se renforce, la « lutte pour la reconnaissance » devient primordiale.
     Notre objectif a été de proposer un portrait le plus précis possible de ces femmes à leur entrée dans les ateliers Créatives et à leur sortie en utilisant notamment les indicateurs de Serge Paugam. Pour chacun de ces moments, nous avons tenté de savoir où en était les interviewées, socialement et professionnellement. Nous avons également souhaité savoir ce qu’il en était de leur « bien-être » et de leur confiance en elles. Pour de nombreuses questions, nous avons utilisé les « échelles ». Nous demandions aux interviewées de se situer (pour tel thème) sur une échelle allant de zéro à dix, le zéro représentant le score le plus faible, le 10 le plus élevé.
     Nous avons ainsi interrogés avec Nicolas Carron 39 femmes. Utiliser des pourcentages n’a alors pas grand sens, mais permet plus facilement les comparaisons.

     Avant leur arrivée aux ateliers Créatives, 90 % des femmes étaient sans emploi depuis trois ans en moyenne. Près des deux-tiers n’étaient pas en recherche « active » de travail. La principale raison invoquée est un mal-être personnel. Certaines femmes se disent « cassées » physiquement et psychologiquement, « déprimées », « désocialisées », « mal dans leur peau » en « manque de confiance ». Pourtant, plus des trois-quarts d’entre elles possèdent un niveau de diplôme supérieur ou égal au baccalauréat. Elles sont également nombreuses à avoir eu des expériences professionnelles, assez souvent dans la vente, le commerce ou la restauration.
     Peu de femmes vivent en couple (7 sur 39) et près des deux-tiers ont au moins un enfant à charge. Environ 60 % des interviewées ont de la famille proche au sens géographique. Un peu moins (54 %) peuvent compter sur cette famille et 59 % sur leurs amis. Toutefois, plus de 70 % des femmes se disent « isolées ».
     Sur le plan du bien-être (physique et psychologique), 59 % des interviewées témoignent de problèmes de santé liés le plus souvent à des « dépressions », terme cité par plus de la moitié des interviewées, plus rarement de la fatigue, des insomnies ou des addictions. Elles avouent, par ailleurs, prendre relativement peu soin d’elles-mêmes. À mettre en lien avec une image d’elles très peu satisfaisante (3,82 sur 10) et une faible confiance en elles (moyenne de 3,58 sur 10).
     En résumé, les moyennes de satisfaction avant les ateliers Créatives sont les suivantes :

     En référence aux analyses de Robert Castel (1995), ces différents éléments montrent que les femmes interviewées se situent, pour la plupart d’entre-elles, entre la zone de « désaffiliation » (fragilisation des liens sociaux et professionnels) et la zone « d’assistance » (fragilité des liens professionnels, mais solidité des liens sociaux).

     Dès les premiers ateliers, deux tendances se font jour. Pour la première, les appréciations sont positives. Les interviewées commencent à « recharger les batteries », apprécient d’être ensemble et avec les artistes : « L’ambiance est agréable. C’est enrichissant d’être en groupe avec d’autres participantes et avec les artistes. Les personnes sont valorisées. » ; « J’ai tout de suite eu de bonnes impressions. Je ne me sentais plus seule à avoir des problèmes ».
     Pour la seconde tendance, à l’inverse, les participantes éprouvent des difficultés avec les activités proposées et le contact avec les autres femmes : « Ça me paraissait très difficile, surtout le rapport corporel. » ; « Ça m’était difficile d’affronter le regard des autres. Je ne m’y retrouvais pas. »
     Par la suite, les premières impressions, quand elles étaient positives, se confirment vers encore plus d’épanouissement personnel. Le projet prend corps (dans les deux sens du terme) : « C’est devenu vital, de plus en plus agréable. » ; « C’était de mieux en mieux: une renaissance, de la libération. »
     Quelques personnes de la seconde tendance, dont les a priori étaient plutôt négatifs, ont rallié les premières et ont finalement pu s’intégrer dans le groupe : « Il y a eu un bon effet de groupe notamment grâce au travail des animateurs. J’ai mieux compris les enjeux corporels. C’était valorisant et enrichissant. »
     Au final, deux femmes regrettent le peu d’échanges avec les autres participantes et restent peu satisfaites du projet proposé : « J’avais parfois du mal à entendre la plainte de l’autre. C’était comme s’il s’agissait de savoir qui était le plus en souffrance. »

     À l’issue de cette expérience, les souvenirs et les appréciations des interviewées sont globalement positifs. Ces ateliers ont été vécus comme des moments intenses, des « bulles d’oxygène ». Le témoignage de l’une des femmes en résume bien d’autres : « Je me suis sentie pousser des ailes. »
     Le spectacle, particulièrement, est présenté comme le meilleur souvenir, le bouquet final, le moment où l’on prouve ce dont on est capable aux autres et à soi-même, ou la force du collectif, la complicité avec les autres femmes et les artistes l’emportent sur les faiblesses individuelles (ou vécues comme telles à l’origine du projet) : « Mon meilleur souvenir est lié à l’après spectacle. Le moment où l’on s’est retrouvées avec les autres femmes. Les spectateurs aussi étaient émus. C’est la satisfaction d’avoir réussi en groupe. »

     Les moins bons souvenirs peuvent être résumés en deux points principaux. Les plus fréquents font référence au fait que la fin des ateliers a été trop brutale. De nombreuses femmes se sont senties comme désemparées, désorientées. La brièveté de cette expérience n’a pas toujours permis de consolider les bases des constructions amorcées : « Aujourd’hui, je suis nostalgique. C’est retombé maintenant. » ; « C’était trop court. La fin est trop brusque, comme un envol puis une retombée. »
     Plus rarement, il a été difficilement supportable pour quelques femmes de se voir dans le miroir, jugé déformant, des autres participantes : « J’ai été choquée de voir quelques participantes marquées physiquement, défavorisées. J’ai eu peur de m’identifier à elles. ». Le risque, en effet, de rassembler des personnes présentant, peu ou prou, des profils identiques est celui de la stigmatisation, d’autant plus quand ces femmes ne sont identifiées que par rapport à leurs difficultés réelles ou supposées et non par rapport à leurs atouts, leurs richesses : « Nous sommes représentées comme «le groupe de femmes en difficulté». Il faut changer l’image des participantes. »
     Malgré ces regrets, les projets ont été très appréciés (moyenne de 8,38), de même que les contacts avec les artistes (8,92), le spectacle (8,79), le contact avec les autres participantes (7,81) et avec le personnel de DATE (7,92).

     Les ateliers ont eu des répercussions concrètes sur trois axes :
     - l’identité personnelle (la « re-construction », la confiance en soi). Tout se passe comme si ces femmes avaient repris possession d’elles-mêmes : « Je me réveille d’un long sommeil. » ; « Je me suis réapproprié ma vie. »
     - la sociabilité. L’envie de « sortir de sa coquille » s’est souvent réellement concrétisée par de nouvelles rencontres, des relations amicales, des activités associatives, sportives, culturelles ou par une meilleure relation avec sa famille : « J’ai adhéré à une association. Je me suis aussi davantage ouverte à mon entourage. » ; « Je me suis sentie complètement changée. Je suis passée de relations superficielles à des relations plus concrètes. »
     - le travail. Pour deux-tiers des interviewées, cette expérience leur a permis de refaire des démarches de recherche d’emploi, de faire un bilan professionnel, de suivre une formation, de reprendre des études, de créer une entreprise ou de trouver un emploi : « Ça m’a permis de créer mon entreprise. J’ai envie d’aller de l’avant. » ; « Je me suis réengagée dans les études. Je me suis remise dans la course. »
     Il semble que ce sont les « gains » concernant l’identité personnelle qui ont eu le plus de répercussions sur les relations sociales et la reprise ou recherche d’emploi.
     Si nous comparons la situation des femmes interviewées avant et après les ateliers Créatives et professionnels, les résultats sont assez révélateurs du chemin parcouru.
     Nous pouvons constater que tous les indicateurs passent au-dessus de la moyenne, avec des progressions très fortes pour les contacts avec la famille élargie (hors conjoint et enfants) et l’image de soi et le bien-être.
     En résumé, si la progression par rapport à l’emploi est indéniable, elle reste néanmoins mitigée comparée aux changements sur les plans sociaux et personnels. Il nous paraît donc important de distinguer nettement parmi les différents dispositifs « d’insertion » les objectifs fixés : soit « l’insertion sociale » (avec la prise en compte de l’estime et de la confiance en soi) soit « l’insertion professionnelle »2. Par contre les premiers peuvent établir des passerelles avec les seconds.
     De ce fait, il est également important de bien identifier les publics auxquels s’adressent ces deux « types » d’insertion. Ce serait, selon nous, une erreur d’utiliser les mêmes outils et les mêmes temporalités pour toutes les populations. Un public en zone de désaffiliation, disqualifié, en déficit de protection et de reconnaissance (à divers degrés) ne pourrait rejoindre une zone d’intégration (rétablissement des liens sociaux et professionnels) sans passer par une zone « d’assistance », c’est-à-dire sans qu’on lui permette d’abord de sortir de l’isolement social et de la mésestime de soi (qu’un cumul « d’accidents de la vie » a pu provoquer).
     Par conséquent, ce serait également une erreur d’évaluer les « réussites » d’un dispositif avec les « outils » de l’autre. Plus concrètement, des ateliers tels que proposés par Danse à tous les étages ! ne peuvent être justement appréciés au seul regard de critères quantitatifs qui ne comptabiliseraient que les sorties vers l’emploi ou la formation.