C’est une dame de 84 ans au regard intense et au sourire bienveillant. Elle n’aime pas parler, dit-elle. Pourtant on écoute avec attention le lent débit de son bel accent hongrois, en cet après-midi d’hiver, dans son appartement des Gayeulles.
Magda Hollander-Lafon est déroutante. Vous attendez d’elle qu’elle vous raconte l’enfer des camps, sa déportation à Auschwitz à l’âge de 16 ans. Mais non ! Elle a fait une croix sur le récit : « Je n’aime pas me répéter. Je suis incapable de dérouler ma vie comme un rouleau. Pas question d’asséner aux autres ce que j’ai vécu. Témoigner, pour moi c’est inciter les jeunes à réfléchir intérieurement. C’est inviter à la vie. »
La parole ne fut reconquise qu’avec peine. Trente ans de silence absolu : « Je devais me taire pour pouvoir continuer à vivre. J’avais l’intuition que personne ne pouvait entendre. Je ne voulais pas déranger les gens ni leur faire pitié. Ainsi j’ai fait mes études [d’éducatrice de jeunes enfants et de psychologie] sans que personne ne sache. Mes enfants [elle en a quatre] n’ont pas su non plus. Pour commencer à parler, il fallait d’abord que je travaille sur moi-même, que je donne sens à ma vie. Pendant tout ce temps, j’ai laissé ma vie passée dans mon laboratoire intérieur. Je ne me suis pas autorisée à parler tant que je n’avais pas canalisé cette violence intérieure.».
Enfin en 1977, Magda sort Les chemins du temps, un texte bref composé de courts fragments empreints de gravité et de souffle poétique : « J’étais trop jeune, et je n’ai pas compris pourquoi nous étions condamnés à mort. De quoi étions-nous coupables ? Je n’ai pas compris la métamorphose des gens ; les uns transformés en bourreaux, d’autres en victimes. Comment cela a-t-il été possible ? », écrit-elle alors.
À la sortie du livre, l’entourage de Magda tombe des nues, elle si gaie et souriante, avoir vécu un si noir passé. Elle a 50 ans et est encore loin d’avoir dit son dernier mot. Sa parole désormais, elle la dédiera aux collégiens et aux lycéens de la région : plus de 50 000 jeunes rencontrés depuis cette date selon une démarche pédagogique originale conçue par elle-même.
Il y a eu en elle trois facteurs déclenchant pour précipiter ce virage de vie. Le premier en 1978, quand Darquier de Pellepoix, le commissaire de Vichy aux questions juives, déclare dans une interview à L’Express qu’« à Auschwitz, on n’a gazé que des poux. » En lisant cela, Magda est révoltée. Si bien que la nuit suivante, se rappelle- t-elle, « l’histoire du bout de pain m’est revenue ».
Cette histoire enfouie est celle-ci : « À Birkenau, un jour que je sortais du baraquement, j’ai vu en face de moi, une femme mourante qui me faisait signe: ouvrant sa main qui contenait quatre petits bouts de pains moisis, d’une voix à peine audible, elle m’a dit “Prends, tu es jeune, tu dois vivre pour témoigner de ce qui se passe ici. Tu dois le dire pour que cela n’arrive plus jamais en ce monde”. J’ai pris ces quatre petits bouts de pain, je les ai mangés devant elle. J’ai lu dans son regard à la fois la bonté et l’abandon. J’étais très jeune, je me suis sentie dépassée par ce geste et par la charge qu’il sous-tendait. » L’événement tombe dans l’oubli. L’ignominie de Pellepoix le fait ressurgir. Cette femme inconnue lui a montré le chemin qu’elle doit désormais accomplir.
Voici qu’un autre souvenir incite Magda à « fendre l’armure ». Un souvenir humiliant remontant au camp de Ravensbrück : «Celui de ces résistants détenus avec nous qui disaient “Regardez ces sales juives ! Elles vont dans les chambres à gaz comme des moutons.” Je souffre quand j’entends dire cela, alors que j’entends encore mes frères et mes soeurs, crier, implorer l’Éternel jusqu’à la dernière minute. »
Magda parlera. La première fois, c’est au lycée Saint- Vincent où ses amis des Amitiés judéo-chrétienne, dont elle fait partie, l’invitent à évoquer son lourd destin. « J’avais peur. Comment faire comprendre à ces jeunes l’incompréhensible ?» Une méthode prend forme : celle du questionnaire écrit. C’est l’ancienne déportée, ici, qui pose les questions « obligeant les jeunes à prendre conscience d’eux-mêmes ». Conscience du racisme et de l’antisémitisme. Exemple : « Un Juif, c’est qui pour vous ? En connaissez-vous ? Avez-vous entendu des propos les concernant ? Lesquels ? »…. L’idée est que le Juif «ne soit plus une abstraction dans leur tête ».
Et cela marche. Le questionnaire est dépouillé avec un groupe de lycéens, Magda retourne devant la classe et la discussion s’engage, féconde, souvent inoubliable. Privé du récit de l’horreur, l’élève « qui écoute ne se trouve pas face à la culpabilité et à la mort, mais face à la responsabilité et à la vie, à sa vie aujourd’hui », résument les auteurs de la préface de Quatre petits bouts de pain.
Les questions sont parfois terribles. Madame, avezvous pensé à vous suicider ? « Jamais pendant la déportation. Mais à la sortie, oui. Parce que j’étais seule, dans un orphelinat en Belgique, que je ne connaissais pas la langue et que l’on me fuyait. » Madame, qu’auriez-vous fait au procès de Nüremberg ? « Je n’aurais demandé la mort d’aucun nazi. On n’a pas le droit d’enlever la vie à un être humain quel qu’il soit. De plus, en tuant des nazis, on s’est privés de témoins essentiels ». Madame, avezvous pardonné ? « Pour accorder le pardon, il faut qu’on vous le demande. Aucun nazi ne m’a demandé pardon. C’est plutôt à moi-même que je devais pardonner car longtemps je ne me suis pas pardonnée d’être vivante. »
Issue d’une famille juive non pratiquante, Magda Hollander-Lafon est croyante, mais elle ne l’était pas à l’époque d’Auschwitz. C’est au retour des camps, en Belgique, qu’elle a fait une rencontre. « Quelqu’un m’a donné un Évangile et, dans ma chambre, je suis tombée sur le passage de Matthieu 25 : “J’avais faim et tu m’as donné à manger…”. » C’est à partir de là qu’elle s’est fait baptiser. « Je suis une hybride, dit-elle, juive et catholique. Je ne suis pas une convertie. Le converti est celui qui abandonne ses sources. Pour moi, les deux religions sont conciliables ».
La foi explique le tour méditatif que Magda Lafon aime donner à ses écrits. Avant de quitter les lycéens, l’ancienne déportée leur lègue toujours un texte de sa main, une leçon de vie placée sous le sceau d’une spiritualité concrète : « Restez fidèles à vous-mêmes… Je vous invite à résister aux influences extérieures… N’avalez pas tout ce que l’on vous raconte… Devenez responsables de vos choix. Transformez l’indifférence et l’ignorance en solidarité… Cultivez de vrais liens, pour retrouver l’espérance en l’humanité de l’homme… »