La relation de l’enseignement supérieur aux territoires prend une forme particulière dans un pays fédéral comme l’Allemagne. L’université est clairement du ressort des États fédérés (Länder), de même qu’une grande partie des autres établissements d’enseignement supérieur et de recherche, même si le niveau fédéral (Bund) contribue également, de manière variée et évolutive, au financement et au pilotage. De ce fait le rapport de l’enseignement supérieur au territoire ne peut pas s’interpréter en termes d’aménagement national comme on le perçoit traditionnellement en France. L’évolution contemporaine (mondiale) vers un modèle d’offre plus compétitif, focalisé sur l’excellence – et donc une forme de concurrence des territoires – se décline aussi d’une manière différente. Elle s’exprime en Allemagne sous l’angle d’une réforme du fédéralisme.
La décentralisation de l’enseignement supérieur n’est pas seulement un fait constitutionnel propre à la République fédérale contemporaine. Il s’agit d’une tradition ancienne et d’une réalité profondément ancrée dans les territoires. L’unité nationale qui se fait au 19e siècle sous la houlette de la Prusse (un projet politique « à la française » d’une certaine manière) ne saurait effacer le fait que, par exemple, dans le seul espace du Rhin supérieur, ont émergé dès le 15e siècle de nombreux établissements pédagogiques et culturels qui ont contribué au mouvement humaniste de la Renaissance: l’université de Freiburg est fondée en 1457, celle de Bâle en 1460, la Bibliothèque humaniste de Sélestat en 1452, le Gymnase de Strasbourg en 1538. À une époque plus récente, la première université technique créée en Allemagne n’est pas celle de Berlin, mais celle de Karlsruhe, sur la base d’un établissement fondé en 1825 par le Grand Duc de Bade, le Polytechnikum.
L’enseignement supérieur se compose en Allemagne d’une série d’institutions, dont les universités au sens strict, les universités de sciences appliquées (Fachhochschulen), les académies artistiques, etc. Il a en charge la formation, la recherche et l’innovation. Il y a, bien entendu aussi, hors du champ de cet article, des organismes publics de recherche, comme les instituts Max- Planck pour la recherche fondamentale, les instituts Helmholtz en recherche plus appliquée, les instituts Fraunhofer qui jouent un rôle important dans le système de transfert de technologie, etc. Le secteur de la recherche extra-universitaire est globalement du ressort fédéral, à la différence du système universitaire.
L’enseignement supérieur comprend 394 établissements, dont 104 universités, 6 écoles supérieures pédagogiques, 14 écoles supérieures théologiques, 51 académies des beaux-arts, 189 universités de sciences appliquées, 30 écoles supérieures d’administration publique. Soit près de deux millions d’étudiants (1,996 million inscrits en 2008/2009). Le maillage du territoire allemand est réalisé de manière assez équilibrée comme on pet le constater sur la carte ci-contre.
Le coût du système éducatif est évalué à 147,8 milliard d’euros par le Bureau statistique fédéral, avec la répartition suivante selon les sources de financement :
Niveau fédéral (Bund) : 10,9 % ; niveau régional (Länder) 52,8 % ; niveau local (Gemeinden) : 15,5 % ; secteur privé : 20,6 %
(Calculé d’après le Jahrbuch 2010 du Statistisches Bundesamt, chiffres 2007)
L’observation de ce tableau ne donne en réalité qu’une image approximative de la répartition des sources de financement, car diverses formes de financements croisés apparaissent entre le niveau national et celui des territoires. Mais les chiffres indiqués donnent une image réaliste des budgets dont les acteurs cités ont la responsabilité. En matière de gouvernance, les Länder fondent une part non négligeable de leur pouvoir sur les financements qu’ils assurent. Certes, ils sont amenés à mettre en oeuvre une politique éducative assez largement prédéterminée (la dimension « service public » de base pour utiliser une terminologie française), mais les ministères régionaux ont le pouvoir de modifier la carte des formations, de supprimer un enseignement ici, d’en renforcer ou regrouper ailleurs à l’intérieur de leur territoire, etc. Les régions et les communes peuvent aussi afficher une politique de science et d’innovation, qui va toucher le système universitaire.
Selon la Constitution allemande, l’enseignement supérieur est sous la responsabilité des Länder. C’est une prérogative profonde, d’ordre culturel (concept de « Kulturhoheit »). Les Länder sont les premiers pilotes de la législation et de l’administration du domaine culturel au sens large, qui comprend l’enseignement scolaire et supérieur, la formation professionnelle, la radio, la télévision et les arts. Chaque Land a un Kultusministerium (il n’y a pas ici de faute de frappe: la tradition allemande utilise le mot Kultus et non pas Kultur dans cette expression, ce qui mériterait sans doute une exégèse anthropologique et historique!). Observons en tout cas que toutes les formes de « cultes » (Kultus) qui contribuent à former la conscience comme le capital intellectuel des citoyens est du ressort régional, par application d’une philosophie toute fédérale de méfiance vis-à-vis des schémas centraux jugés réducteurs de diversité et potentiellement dangereux pour la démocratie. Cela n’empêche pas cependant le système allemand de subir, comme dans la plupart des autres pays développés, une pression croissante à une rationalisation à plus vaste échelle.
Dans la gouvernance multi-niveaux du système, le gouvernement fédéral a sa place. Il peut définir des règlements concernant les inscriptions et les diplômes, mais les Länder ne sont pas obligés de les appliquer. Le poids de l’État central va surtout dépendre de sa capacité d’intervention financière. Il a en particulier compétence pour intervenir dans les projets de recherche, les bâtiments et autres infrastructures. Il est en outre très présent dans les missions extra-universitaires qui forment un élément complémentaire des systèmes de recherche et d’innovation régionaux. Il s’agit souvent de missions communes entre l’État fédéral et l’État fédéré (Land).
De plus, dans la période récente, l’Allemagne a lancé des « initiatives d’excellence » et défini des universités d’élite qui reçoivent un budget très significatif directement du niveau fédéral. C’est un levier important par lequel le niveau central tend à reprendre la main. Cette politique centrale s’inscrit dans la nouvelle logique de concentration sur l’excellence et non pas dans un esprit d’aménagement du territoire à l’ancienne. D’ailleurs, la répartition géographique de ces universités d’excellence n’est pas du tout équilibrée : elle présente une forte concentration dans le sud du pays. On n’en compte par exemple pas moins de deux dans la zone du Rhin supérieur (partie badoise du Bade-Wurtemberg), avec Karlsruhe et Freiburg.
Il existe un autre biais par lequel les pouvoirs régionaux perdent encore du poids dans la gouvernance de l’enseignement supérieur : l’autonomie des établissements. Dans le cadre de la réforme du système fédéral (Föderalismusreform) en 2006, les universités ont en effet obtenu une plus grande autonomie et des budgets globalisés (Globalhaushalt). En conséquence, les gouvernements régionaux se retirent de la gouvernance des universités. L’instrument central de la gestion des universités ce sont les contrats d’objectifs (Zielvereinbarung) passés entre le Land et les établissements. La décentralisation allemande s’étendant à tous les niveaux, les contrats d’objectifs avec les universités sont déclinés ensuite par des contrats liant les facultés à la présidence. Les facultés sont particulièrement jalouses de leurs prérogatives en Allemagne et cette question fait toujours débat, y compris au sein des grands établissements d’excellence (comme le Kit, Institut pour la technologie de Karlsruhe, qui réunit une université et un centre de recherche d’importance). En tout cas, ces conventions jouent un rôle crucial de coordination et elles complètent les moyens ordinaires attribués par un système incitatif prenant en compte la performance académique.
La réforme constitutionnelle de 2006 a significativement changé la répartition des pouvoirs et responsabilités entre le gouvernement fédéral et les Länder. Les missions communes concernant l’immobilier et divers aspects de planification pédagogique sont plus clairement dans la sphère de décision régionale, alors que le niveau fédéral se spécialise dans la recherche. Du fait de ces responsabilités en recherche, le gouvernement fédéral intervient toutefois aussi dans l’immobilier comme dans d’autres formes d’infrastructures scientifiques. La réforme du système fédéral dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche a eu comme conséquence une forme plus resserrée de pilotage de l’excellence scientifique au niveau national, et en parallèle une diversification accrue des profils régionaux d’enseignement supérieur.
Outre l’initiative d’excellence (Excellenzinitiative) qui vise depuis 2006 – 2007 à créer un nombre limité de pôles d’excellence pour répondre au défi de la compétition mondiale – initiative dont la France s’est largement inspirée pour concevoir un usage intelligent de l’argent du Grand emprunt – le gouvernement fédéral a aussi passé un accord avec les Länder sur l’ensemble du système d’enseignement supérieur (Hochsculpakt). L’objet est de renforcer dans tous les établissements la quantité et la qualité des formations. La question de la quantité était clairement affichée dans les accords de 2007 : accueillir 90 000 étudiants de plus d’ici 2010 (malgré une démographie qui n’est pas en Allemagne aussi dynamique qu’en France). La question de la qualité s’exprime en capacité d’adossement à la science. Là encore, pour faire passer son projet de pacte, le gouvernement fédéral a mis des moyens sur la table, ce qui contribue à augmenter la part fédérale dans le budget global du système.
Le soutien commun État-région à l’enseignement supérieur et à la recherche s’organise particulièrement à travers une instance de réflexion qui est la Conférence scientifique commune (Gemeinsame Wissenschaftskonferenz, GWK). Restructurée sous ce nom en 2008 sur la base de la réforme constitutionnelle, cette instance dont l’ancêtre remonte à 1970, réfléchit aux missions suprarégionales en matière de science et de recherche dans l’enseignement supérieur ainsi qu’aux établissements et projets de recherche scientifiques extra- universitaires. Il est prévu que tous les grands thèmes de la politique scientifique allemande soient débattus dans cette enceinte.
N’oublions pas pour finir les instruments traditionnels dont dispose le niveau fédéral pour intervenir dans la recherche universitaire (quel que soit par ailleurs le degré d’autonomie de ces établissements et leur dépendance des collectivités régionales). La Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) est en particulier un puissant levier national par le soutien financier qu’elle apporte aux projets et collaborations de recherche. En créant l’Agence nationale de la recherche (ANR) la France s’était d’ailleurs entre autres inspirée de ce modèle. Le rôle de la DFG prend du relief dans les circonstances actuelles de redéfinition de la gouvernance globale du système allemand.
Une dimension généralement peu perçue en France, où la relation entre collectivités publiques est forcément hiérarchique, est celle de la concertation entre collectivités régionales. Dans une structure fédérale à l’allemande, les États fédérés ont leurs propres lieux de concertation, indépendamment des initiatives du gouvernement central. En matière d’enseignement, de recherche et de culture, les Länder se retrouvent au sein d’une conférence nationale. La Kultusministerkonferenz, créée en 1948, regroupe les ministres et sénateurs régionaux responsables de ce secteur. La conférence rend des avis sur les politiques d’enseignement, de formation, de recherche et de culture. Elle recherche des consensus concernant les diplômes, les démarches qualité, les liens entre enseignement et culture, etc. Outre la production d’avis, la conférence peut aussi aboutir à l’élaboration de véritables conventions.
Les établissements aussi se coordonnent, à travers une conférence des présidents d’universités. Cette organisation est plus ancienne que la CPU française : la Hochschulrektoren Konferenz, fondée également en 1948, est une association volontaire des universités publiques. Elle regroupe 261 membres, un ensemble d’établissements qui représente 96 % des étudiants allemands. Son objectif est de réfléchir aux missions de l’enseignement supérieur : recherche, formation, qualification professionnelle, transfert de connaissance et de technologie, coopération internationale.
Une question prend de l’importance en France, celle des effets économiques de la présence des établissements universitaires sur le territoire qui les accueille. De plus en plus, les collectivités – qui sont invitées à participer au financement de l’enseignement supérieur – expriment le besoin d’évaluer ces effets pour guider ou justifier leur politique. C’est évidemment une demande en phase avec la territorialisation croissante, ou plus précisément la gouvernance multi-niveaux et multi-acteurs du système universitaire. Qu’en est-il en Allemagne ?
Les régions qui financent depuis longtemps leurs universités n’ont pas exactement la même approche que celles des pays centralisés où les établissements attirent principalement des salaires et investissements nationaux sur le territoire régional. La tentation de « faire de l’aménagement du territoire » avec les universités existe beaucoup moins. Toutefois, avant de payer pour le développement universitaire, les Länder et les communes peuvent légitimement se poser la question de l’évaluation des bénéfices directs et indirects. Des études ont donc été menées en de nombreux endroits. Quelles grandes conclusions peut-on en tirer ?
La plupart des analyses s’intéressent à des phénomènes que l’on peut ramener à une théorie du capital humain: l’élévation du niveau de connaissances augmente la capacité à générer des revenus individuels plus importants. Une attention particulière est aussi portée au transfert de technologies, à la création de start-up, etc. Dans la pratique, ces effets demandent du temps pour se déployer et l’évaluation n’est pas toujours très concluante. Par contre, les effets directs à court terme sont importants et clairement visibles : effet des salaires versés aux personnels et surtout attraction d’étudiants. L’effet additionnel des salaires est douteux dans un système où c’est principalement la région elle-même qui les verse. L’attractivité étudiante, elle, est un argument économique de poids. Il faut aussi considérer des effets d’entraînement : une ville universitaire (autofinancée) peut attirer par synergie des établissements de recherche fédéraux qui, eux, drainent des fonds exogènes. Les universités apparaissent aussi comme un facteur attractif pour l’implantation d’entreprises.
Mais, qu’il s’agisse d’entreprises, de centres de recherche ou d’étudiants, les effets positifs que l’on peut attendre de ces flux entrants dépendent beaucoup de la capacité à les implanter durablement et à construire quelque chose avec eux. Le marché local du travail permettra- t-il de conserver les diplômés ? Les entreprises trouveront-elles les compétences et les partenariats qu’elles souhaitent ? Le système régional d’innovation at- il les capacités d’absorption suffisantes pour tirer tout le bénéfice de cet investissement académique ?