Il n’y a plus de vaches sacrées. Institutions publiques, hôpitaux, écoles, police, services sociaux doivent justifier non seulement leurs budgets mais aussi leur existence même, dans un contexte de raréfaction des ressources et de compétition.
Au Royaume-Uni, cette situation est rendue plus aiguë depuis l’élection au début du mois de mai 2010 d’une Chambre des communes sans majorité et la désignation d’un gouvernement de coalition, ni tout à fait conservateur ni tout à fait libéral-démocrate mené par le conservateur David Cameron. Voilà un mélange inédit de politique, d’économie et d’idéologie qui va déterminer l’avenir de l’université à l’échelle nationale, régionale et locale.
L’université comme lieu de production de savoirs précieux pour eux-mêmes, pure, excellente et élitiste, sans considération de la façon dont elle peut se relier à des territoires? Ou l’université comme lieu moteur du développement économique et de la production de savoirfaire utiles? Au cours des trois dernières décennies, la seconde conception a marqué des points. Nous avons attribué aux universités un rôle central dans la création d’emplois et de richesses dans les secteurs innovants comme les industries créatives, les technologies vertes, les biotechnologies. L’expertise dans la lutte contre le changement de climat, la crise démographique ou l’intégration des minorités ethniques, par exemple, a été jugée aussi importante que l’accroissement du savoir en général.
Mais est-il vraiment juste de présenter les deux positions comme si opposées ? Après tout, de nombreuses universités doivent leur naissance à l’industrie, ou bien à l’Église, avec une fonction socio-économique explicite. En même temps, sans la recherche fondamentale, il ne serait pas possible de construire des applications. Ce qui manque, en fait, c’est un débat approfondi sur les valeurs de l’Université et les mécanismes disponibles pour adapter l’excellence et l’utilité de la recherche académique aux besoins et des collectivités et des universités.
En pratique, au Royaume-Uni, le rôle des universités, dans le contexte de l’économie de la connaissance, n’a pas fait l’objet de tel débats approfondis si bien qu’elles reçoivent des messages contradictoires sur l’équilibre à maintenir entre l’excellence globale et leur rôle par rapport aux territoires. La situation est encore plus compliquée en Angleterre qu’en Écosse ou au Pays de Galles, où ont été décentralisées certaines décisions financières.
La dernière décennie a été le témoin des changements profonds des rapports entre les universités et leurs territoires. Porté au pouvoir en 1997, le parti travailliste s’était donné pour objectif de résoudre la crise régionale. Il créa les neuf agences de développement régional (RDA) qui ont peu à peu accru leur influence dans des secteurs auparavant nationaux, tels que la science ou l’enseignement supérieur. Des Conseils de l’industrie et de la science (Science and Industry Councils) ont été établis dans chacune des régions anglaises, à côté de nombreuses associations dans les villes anglaises, telles que Manchester, Newcastle et Bristol. Des associations régionales d’universités ont été créées et les organismes nationaux sont représentés dans chacune des régions. Toutes ces associations réunissent des scientifiques, des chercheurs, des industriels et des fonctionnaires pour favoriser le passage vers l’économie de la connaissance aux niveaux régionaux et locaux.
Pourquoi ces liens se sont-ils développés? Pour les collectivités, ils ont plusieurs fonctions.
– D’abord, ils ont valeur de symbole. Les villes et les régions entrent de plus en plus en compétition pour obtenir des équipements scientifiques. Se présenter comme centre d’excellence est un atout. La présence d’un Prix Nobel dans une université n’a peut-être aucun intérêt pour une région mais elle a une valeur symbolique.
– En second lieu, une bonne liaison collectivité locale – université contribue à la vitalité des villes. Elle a une dimension physique. Par exemple, la reconstruction du centre-ville de Newcastle a été favorisée par le programme Science City. On pourrait citer aussi le développement des « éco-campus » ou l’amélioration des transports à l’intérieur et entre les villes.
– Troisièmement, ces liens sont facteurs de cumul. Les régions et les villes sont motivées par le désir d’augmenter leur part des fonds nationaux de recherche. Elles cherchent à atteindre la masse critique dans un contexte de concentration croissante des ressources.
– Finalement, ils peuvent être facteurs de transformation. Les villes et les régions ont cherché à développer des rapports plus étroits avec des universités en tant qu’élément d’une stratégie de changement pour réorienter leur avenir économique, social et écologique.
En ce qui concerne les universités, le rapprochement avec leurs territoires a ses racines dans un mélange d’altruisme, de nécessité et de tactique. D’abord les universités, comme tous les établissements publics, ont une obligation morale de vérifier les effets de leurs travaux. Mais elles le font de manières différentes. D’une part, certaines pensent que la présence sur un territoire particulier d’une université reconnue pour l’excellence de sa recherche est suffisante pour entraîner des effets pour le public. L’université crée des emplois, ses travailleurs dépensent de l’argent, elle finance la création de campus qui contribuent à l’attractivité de la région. Tout cela a un effet économique, mais il est dû à la seule présence et non pas à la production (par exemple la recherche) de l’université. D’autres pensent que la relation avec le territoire implique un effort précis et que les avantages plus généraux n’apparaissent jamais sans une volonté tendue vers ce but. Il y a toujours eu des universitaires qui ont travaillé dur pour engager les communautés locales ou pour mener à bien des travaux correspondant aux priorités locales et régionales.
En second lieu les responsables politiques nationaux ont explicitement encouragé les liens entre les universités et l’industrie, en faisant voter des programmes et les budgets correspondants: programme HEROBC (Higher Education Reach Out to Business and the Community) lancé en 1999; programme HEIF (Higher Education Innovation Fund) qui suivit. Pendant l’année 2010-2011, 150 millions de livres étaient disponibles (du moins avant les élections législatives) pour encourager des liens entre les universités et les industries, au niveau national.
Les Agences de développement régional ont joué un rôle important en attribuant et en administrant les fonds. Quelques agences régionales et locales ont également décidé de consacrer leurs propres finances aux activités d’enseignement supérieur, bien que ceci ne soit pas uniforme d’une région à l’autre. Le nord-ouest de l’Angleterre a créé un Science Fund (Fonds pour la science) de 15 millions de livres qui a été utilisé pour soutenir des projets universitaires dans la région en partenariat avec l’industrie. Dans la région des East Midlands, la région a soutenu une alliance de recherche entre les universités de Warwick et de Birmingham. Les villes également ont directement soutenu la création des liens plus étroits avec des universités. Manchester: Knowledge Capital et Manchester Innovation Investment Fund ont cherché à créer un milieu scientifique d’excellence et d’innovation.
Une troisième raison du développement des liens entre universités et territoires est liée à la concurrence. Les universités cherchent à développer des alliances et des collaborations en utilisant les ressources régionales, afin d’atteindre la masse critique. La région est pour elles un atout. Un certain nombre de fusions ont eu lieu ou se préparent dans les villes et les régions de pays différents : entre l’université de Manchester et l’Umist (Institut des sciences et de la technologie) comme entre Essen et Duisburg (Allemagne) ou entre Nancy et Metz.
L’autonomie relative des universités anglaises permet une grande diversité de ces relations avec les territoires. Les stratégies régionales et urbaines diffèrent selon:
– L’appui direct ou indirect donné à la recherche elle-même et non seulement pour la formation de réseaux, la construction des bâtiments ou l’aménagement des campus ;
– La manière dont ces stratégies sont orientées vers l’attraction de nouvelles industries ou secteurs de croissance ou vers le soutien des industries traditionnelles ;
L’accent mis sur l’industrie ou sur l’université, dans les questions : Quel est le problème ? Où se trouve la solution?
– Les responsabilités politiques des territoires ne sont pas identiques : les structures de gouvernance à Londres et celles des autres régions sont différentes. Également, des différences structurelles existent entre les grandes villes et les autres : par exemple Manchester et Leeds sont Statutory city-regions, c’est-à-dire des territoires choisis pour favoriser les investissements.
Selon les universités aussi, les liens peuvent être plus ou moins étroits : ils peuvent se situer à un niveau stratégique sans conséquences sur les méthodes de travail des chercheurs; ils peuvent se construire à un niveau individuel, sans rapport avec une stratégie institutionnelle.
En second lieu, la volonté de rapprocher universités et territoires n’a pas été accompagnée par une discussion claire sur les valeurs. L’excellence et l’utilité ont été considérées comme des choix exclusifs l’un de l’autre, plutôt que des fonctions liées l’une à l’autre. La discussion publique sur les rôles des universités et les besoins de la société a été écartée au profit de réponses rapides et superficielles commandées par les idéologies néolibérales dominantes.
Troisièmement, un écart existe entre ce qui est prévu par les universités et les régions et la façon dont ceci pourrait être réalisé. Les encouragements financiers de l’État, ainsi que les structures institutionnelles de l’université, continuent à mettre l’accent sur des publications académiques et la réalisation de l’excellence au niveau international. Le vrai travail de rapprochement de l’université, des collectivités et de l’entreprise ne touche pas la plupart des chercheurs.
Le statu quo reste en grande partie la règle. Les universités se battent pour la primauté. Les régions et les villes s’efforcent d’obtenir des labels tels que Silicon Valley, Knowledge Capital ou Science City. Une question reste dérangeante: l’accent devrait-il être mis sur la façon dont la science peut soutenir la région ou sur la façon dont la région peut soutenir la science? Des réponses simplistes persistent, ce qui résulte des tensions entre l’excellence et l’utilité.
Le parti travailliste avait comme objectif la décentralisation et la création d’une économie forte de la connaissance. La position du gouvernement actuel est moins claire. On est en train d’abandonner les RDAs en faveur des LEPs (Local Economic Partnerships) – la Région, comme objet administratif et politique, n’existera-t-elle plus ? Conservateurs et démocrates-libéraux ne sont pas d’accord sur les rôles, les responsabilités et les visées de l’enseignement supérieur. L’insertion des universités dans leurs territoires va être radicalement transformée, dans un contexte de fonds publics diminués. De grands défis nous attendent ; les voix contre la privatisation de l’enseignement supérieur haussent le ton…
L’avenir de l’université sera inévitablement douloureux. Nous pourrions être témoins de la fin de la politique régionale de la science et son remplacement par une politique urbaine de la connaissance. Ou peut-être ne parlera-t-on plus de l’innovation territoriale, mais des rapports entre les universités, la recherche et les défis contemporains, tels que le changement de climat ? Ce qui est certain est qu’il ne faut pas répéter les erreurs du passé. Nous avons besoin, en Angleterre comme partout, d’un débat sur les rôles des universités dans la société, y compris sur (mais non pas limité à) la signification de leur implantation locale ou régionale.