du modèle cantonal ?
Les modèles universitaires français et suisses apparemment si dissemblables correspondent probablement à la réalité des deux pays jusqu’aux années 1980-1990 environ. Depuis, l’on observe des évolutions opposées qui les amènent paradoxalement à se rapprocher: le système français d’enseignement supérieur, construit comme un système national, tend aujourd’hui à se régionaliser (processus de « dénationalisation »); le système suisse, à la base une addition de systèmes cantonaux/régionaux, se nationalise progressivement (processus de « décantonalisation »).
Si l’on entre dans le détail de l’organisation du système suisse d’enseignement supérieur, on découvre des différences entre les universités romandes (francophones), davantage marquées par le modèle français « napoléonien », et des universités alémaniques (germanophones), plus proches du modèle « humboldtien » allemand. On voit aussi une différence entre trois types d’établissements d’enseignement supérieur : les dix universités, les sept hautes écoles spécialisées (HES) et les deux Écoles polytechniques fédérales (EPF) qui se caractérisent historiquement par des ancrages politiques et des financements cantonaux (régionaux) ou fédéraux (nationaux).
Aujourd’hui, ces trois types d’établissements d’enseignement supérieur (sans compter les quatorze hautes écoles pédagogiques pour la formation des enseignants) se trouvent engagés dans un processus d’harmonisation nationale sous plusieurs aspects :
– Créées en 1995, les hautes écoles spécialisées ont rejoint le système d’enseignement supérieur suisse avec une double tutelle fédérale et cantonale;
– Depuis mai 2006, les universités cantonales sont devenues en quelque sorte « copropriété » des cantons et de la Confédération (pour la première fois, la Confédération se voit accorder un rôle constitutionnellement important dans la gouvernance ou le « pilotage » du système éducatif) ;
– Pour l’instant, les Écoles polytechniques fédérales restent sous la tutelle exclusive de la Confédération mais un projet de loi actuellement en discussion au parlement n’exclut pas un pilotage conjoint des trois types d’établissement par un organe commun cantons – Confédération.
Dans ce paysage suisse des hautes écoles sur le chemin de l’harmonisation, presque chaque ville, grande ou moyenne, dispose d’une haute école du secteur tertiaire (ou, du moins, d’un établissement). Les villes de Zurich et de Lausanne sont toutefois les seules à abriter les trois types de hautes écoles (plus une HEP), ce qui leur confère un poids politique et scientifique important.
En même temps, les effectifs de l’ensemble des hautes écoles suisses ne sont pas proportionnellement aussi élevés qu’en France car l’accès à l’enseignement supérieur y est plus restrictif (même s’il est en forte augmentation avec l’ouverture des HES, 36 % d’une même classe d’âge en 2009 pour l’ensemble des hautes écoles, selon l’Office fédéral de la statistique, Etudiants des hautes écoles, universitaires 2009/10, Neuchâtel, OFS, 2010). Ils se montent à 197 000 étudiants en 2009 (deux tiers pour les hautes écoles universitaires et un tiers pour les HES).
À Zurich, la plus grande université de Suisse, compte 25 800 étudiants en 2009, auxquels il faut ajouter les 15 000 étudiants de l’École polytechnique fédérale. Les trois plus petites universités du pays comptent, elles, 2380 étudiants pour l’université de Lucerne, 2 700 étudiants pour celle du Tessin et 4 000 pour celle de Neuchâtel. Ces chiffres correspondent grosso modo à ceux de l’ensemble des universités publiques de Rome. Rappelons qu’en France, par exemple le PRES de Toulouse regroupe en 2009 environ 94 000 étudiants et la nouvelle université de Strasbourg 42 000 en 2010.
Outre la recherche qui n’est pas développée ici, l’internationalisation des hautes écoles universitaires suisses se vérifie à travers l’origine des étudiants et des personnels scientifiques. Dans les deux cas, en 2009, les chiffres sont parmi les plus élevés des pays de l’OCDE: un quart des étudiants sont d’origine étrangère, y compris ceux qui ont obtenu leur baccalauréat en Suisse (part qui monte à 48 % pour les doctorants) et 47% du total des professeurs et 52 % du corps dit intermédiaire, c’est-à-dire assistants et collaborateurs scientifiques, le sont également.
Historiquement, le caractère trilingue de la Suisse a pu contribuer à amplifier l’internationalisation du « marché académique » helvétique qui se caractérise par ailleurs par une plus faible féminisation (en particulier du corps professoral). Les travaux de la sociologue française Christine Musselin ont du reste bien montré que chaque pays a ses traditions en matière de gestion des carrières universitaires qui dépendent de la configuration universitaire nationale. En l’occurrence, le marché du travail académique helvétique se caractérise d’abord par une très grande diversité des règles locales. Liée au fédéralisme, la diversité interne du système universitaire suisse s’est donc historiquement construite en l’absence d’un modèle national de l’offre de postes académiques.
Depuis la fin des années 1990 et durant les années 2000, les universités suisses ont réformé leur gouvernance (directions plus fortes) et leurs relations avec la tutelle cantonale (développement de liens contractuels avec la haute école qui relèvent des principes du New public management : plan stratégiques contre enveloppe financière globale, pilotage par les outputs, etc.). Parallèlement, la Confédération, qui dispose de la compétence principale en matière de recherche, a développé des instruments incitatifs qui élargissent les financements conditionnés de la recherche sur projets (tendance européenne).
Ces outils ont notamment été utilisés par les décideurs politiques et académiques pour aider certaines universités à redéfinir leur profil, en procédant par exemple à des « remaniements de portefeuille ». L’université de Lausanne (Unil) (11580 étudiants en 2009) a ainsi renoncé en 2001 à rester une université généraliste en transférant ses sections de mathématique, de chimie et de physique à sa voisine l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et la pharmacie à l’université de Genève (Unige).
Cette opération, probablement inédite dans la période récente en Europe, a dégagé des ressources budgétaires à l’Unil (environ 22 millions d’euros) pour se redéployer dans deux domaines de spécialisation, les sciences du vivant et les sciences sociales et humaines (avec pour conséquence que ce qui se perd dans les classements généralistes se regagne dans les classements par domaines).
Toutefois, il faut relever que, au nom de la coopération, la suppression de doublons dans certains domaines scientifiques n’empêche pas nécessairement certaines institutions, au nom de la concurrence, d’en produire d’autres en fonction d’intérêts stratégiques supérieurs. Autrement dit, les finalités politiques, financières ou stratégiques de la spécialisation scientifique peuvent être contredites par les intérêts d’une institution concurrente qui cherche à se positionner dans un même domaine porteur au niveau de l’offre de ressources aux niveaux national ou international.
De la part des autorités fédérales, il y avait certainement, à l’époque, la volonté politique de généraliser ce modèle coopératif à l’ensemble des hautes écoles suisses. Mais, les logiques de concurrence ont continué de coexister avec des stratégies de collaboration en expansion. En fait, durant ces vingt dernières années, les comportements coopératifs des institutions universitaires se sont manifestés dans deux contextes assez différents et contradictoires :
1. Dans les années 1990, les coopérations interinstitutionnelles apparaissent plus contraintes que souhaitées par les universités, elles sont clairement guidées par les restrictions budgétaires des collectivités publiques cantonales et fédérale.
2. Dans les années 2000, on assiste à un changement de paradigme politique, centré désormais sur l’investissement dans les politiques et l’économie de la connaissance (formation, recherche, innovation). Les coopérations deviennent alors le produit de « coalitions de croissance » scientifiques qui réunissent des « entrepreneurs » scientifiques et de politiques publiques. Autrement dit, les hautes écoles ont été amenées à réfléchir à leur profil scientifique dans un contexte successivement de crise puis de croissance budgétaire (et d’étudiants). Mais les régimes de coordination universitaire mis en place dans les deux périodes n’ont pas rencontré le même succès : les institutions universitaires s’y sont réellement engagées lorsque le discours politique et les moyens financiers ont changé. Réformer sans investir n’a pas abouti. Par contre, le régime de coordination en période croissance des investissements publics et privés est parvenu à amalgamer un ensemble d’acteurs qui ne s’étaient pas mobilisés selon la même configuration dans la période précédente de restrictions budgétaires.
Aujourd’hui, le discours et les pratiques de spécialisation se poursuivent sous la quadruple pression de la hausse des effectifs étudiants, de la compétition internationale, des enjeux financiers et des instruments de la politique de la recherche (création de Pôles de recherche nationaux en Suisse ou de Pôles de compétitivité régionaux en France): cette logique libérale amène les hautes écoles à toujours plus afficher leurs priorités et leur positionnement national et international. Le renforcement des pouvoirs des directions d’universités est mis au service des capacités à fixer des priorités scientifiques et à trouver les moyens financiers pour les mettre en oeuvre: les coopérations sont menées là où la compétition internationale le justifie (par exemple, par la mise en commun d’équipements onéreux comme des ordinateurs de haute puissance) ou quand les effectifs étudiants baissent (par exemple en mettant les facultés de théologie en réseau en Suisse romande).
Deux leçons principales peuvent être tirées de la présentation succincte du cas suisse:
– La Suisse dispose d’un maillage assez serré de hautes écoles de petite taille en comparaison internationale, ce qui ne les empêche pas d’être présentes sur la scène universitaire internationale (comme aurait pu le dire Napoléon, « la petite taille n’a rien à voir avec la grandeur »!). Dit autrement, la petite taille n’empêche pas a priori des politiques de niche, de visibilité et d’excellence internationales. Sur la carte scientifique nationale ou internationale, il y a potentiellement une place pour toute institution qui voudrait promouvoir une capacité forte d’interfaçage local/international dans un domaine de spécialisation particulièrement pointu. Mais, pour mener un tel projet, les volontés scientifiques ne sont rien sans les volontés politiques et économiques de les appuyer fortement.
– Les changements d’échelles de l’activité et de la compétition scientifiques modifient les représentations des territoires, des problèmes et des solutions. Les cadres territoriaux de l’action publique ont changé : de nouvelles dynamiques territoriales se sont développées dans la tension permanente entre coopération et concurrence. De nombreuses universités sont progressivement devenues des institutions-stratèges en lien avec un environnement multi-territorial et multi-acteurs. Désormais, la plupart des parties prenantes (stakeholders) cherchent à participer au développement stratégique des universités. La mise en oeuvre de ces stratégies passe notamment par deux canaux principaux : le développement de capacités de recrutement de personnels scientifiques de haute qualité sur des marchés internationaux hyperspécialisés – sans toutefois assécher les filières locales de carrière académique – et des coopérations avec les milieux politiques, économiques et sociaux régionaux. La concentration de compétences de toutes sortes dans un lieu et un domaine donnés attire les spécialistes (nul besoin d’être une mégapole), comme le montrent les exemples de Minatec à Grenoble ou des biotechnologies dans le bassin lémanique.
Mais, revers de la médaille, face à ces processus complexes, de nouvelles hiérarchies universitaires au niveau international produisent aussi de la différenciation à de nouvelles échelles, non plus celle des pays ou des continents mais de plus en plus celle des territoires infrarégionaux voire intra-urbains. Aux inégalités sociales traditionnelles de l’enseignement supérieur, elles en ajoutent ainsi de nouvelles au niveau territorial et institutionnel.