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Contributions
#08
Géographie subjective : des enfants dessinent leur ville
RÉSUMÉ > Quelle conscience les enfants ont-ils de leur ville? Comment en perçoivent-ils la taille, la complexité, derrière les fenêtres de la voiture de leurs parents, de l’intérieur du tram nantais ou du métro rennais? Territoires connus, aimés, usités; zones d’ombre, lieux rêvés, disproportionnés ou tout simplement imaginés, voilà toute la richesse que l’on peut découvrir dans les cartes subjectives que Catherine Jourdan s’est amusée à réaliser avec des enfants des quartiers de la Manufacture et de Bellevue à Nantes ou du Blosne à Rennes. Rencontre avec Catherine Jourdanet avec Frédéric Barbe, géographe.

    Retour sur un phénomène: en juin 2009 sur des panneaux municipaux de Nantes, en juin 2010 sur ceux de Rennes, dans un café, une maison des associations, s’affichent des plans de la ville, étranges, bariolés, ne respectant aucune des proportions habituelles que Nantais et Rennais connaissent de leur ville. Pourtant, tout (ou presque) y est: parcs de Bréquigny et des Gayeulles, mairie, métro, centre commercial Alma pour les points cardinaux; légende, orientation, titre, quant aux pré-requis cartographiques. Finition impeccable digne des cartes de l’IGN, emplacements stratégiques (gare Nord à Nantes, station République à Rennes), vente des plans à l’office de tourisme. De quoi égarer le touriste… ou le ravir, c’est selon. Une forme d’aboutissement pour les enfants et l’artiste qui voit se concrétiser ses obsessions artistiques en trois mètres par deux dans les villes qu’elle aime.

     Ces cartes subjectives dessinées par des enfants sont de véritables témoignages de leur vie, de leur sensibilité, de leur attachement à des lieux qu’ils situent souvent avec difficulté, mais peu importe. Ce sont des manières de décrire le monde, leur monde. Il manque Istanbul ou Yaoundé, territoires concrets pour ces enfants qui y retournent l’été, il faudra donc les indiquer dans un coin. Le centre ville leur paraît bourgeois, il s’appellera « la zone où il faut de l’argent ». Après des élèves de sixième de la ville d’Amiens, des enfants de Trentemoult (à Rezé, près de Nantes), des artistes berlinois et nantais réunis pour délivrer leur vision de l’autre ville, ce fut le tour de petits Nantais et Rennais en centre de vacances.  

     Mon métier d’enseignant me l’a montré: faire écrire des enfants est une activité ardue, demandant un cadre mais aussi une liberté dans l’expression. La carte étant bien une forme d’écriture, quelle est donc la méthode de Catherine Jourdan pour que les enfants osent l’exercice? Les faire observer leur quartier par des sorties, se remémorer des lieux rarement entrevus, imaginer les zones inconnues, dont on ne connaît l’existence que par ouï-dire et finalement décrire ces paysages de la ville, inventer symboles et figures.
     Tout cela prend du temps mais participe à une réelle appropriation de leur lieu de vie, de leur territoire. Une « parodie sérieuse » selon les mots de l’artiste qui sert en quelque sorte de simple catalyseur au ressenti des enfants. Elle s’appuie sur un éventail d’intervenants (Sarah Debove, illustratrice; Pierre Cahurel et Jacky Foucher, designers informatiques de l’agence Grrr; Frédéric Barbe, géographe des représentations du territoire…) et sur des dispositifs techniques (traceuse, ordinateurs et palettes graphiques, vidéo-projecteur) permettant de coller aux idées des enfants. Comme le dit Catherine Jourdan, le dispositif peut avoir des visées pédagogiques intéressantes (je pense pour ma part aux nouveaux programmes de sixième qui invitent l’enseignant de géographie à mieux faire découvrir et comprendre leur espace proche aux tout récents collégiens), mais l’essentiel reste bien de s’amuser, de manipuler cet outil que représente la carte. Jouer, expérimenter : étapes déterminantes dans l’élaboration d’un goût pour cette forme de représentation qui a même débouché pour certains enfants sur une obsession cartographique comparable à celle de l’artiste. Le rêve pour un professeur.

     Un résultat loin d’être gagné d’avance, la géographie étant une des disciplines les plus mal comprises et mal aimées du secondaire: le plus souvent, les enfants adorent le récit historique mais butent sur les complexités de compréhension du monde que représente la géographie alors qu’en France les deux matières sont associées au collège et au lycée. Pour nos élèves, réellement comprendre une carte et ses implications est souvent encore plus délicat que de comprendre un texte.
     Rien d’étonnant à ce désintérêt géographique pour Frédéric Barbe qui explique que la géographie scolaire, notamment en primaire, est très peu attractive. Trop influencée, corsetée, par les principes descriptifs hérités de Vidal de la Blache, cet inventeur, à la charnière du 19e et du 20e siècle, des très classiques concepts géographiques de milieux ou encore de paysages. Quel intérêt d’ailleurs à enseigner une géographie dynamique, plus systémique et convergente avec d’autres sciences sociales et donc plus proche de la prise de décision dans un pays où « la démocratie participative n’existe pas »? questionne Frédéric Barbe. Dans notre tradition jacobine et élitiste, la carte est bien l’outil-roi des élus et des ingénieurs, contrôlée dans sa réalisation et son utilisation par l’Institut géographique national et les sociétés d’aménagement urbain. Certainement pas un outil de l’imaginaire et de la fantaisie. Encore moins le point d’appui d’une éventuelle concertation citoyenne.

     Si la célèbre phrase d’Yves Lacoste, « la géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre »4, garde toute sa pertinence, elle a forcément pour corollaire le fait que la carte a toujours été un enjeu de pouvoir5. On peut acquiescer aux propos de Frédéric Barbe qui trouve les cartes trop peu présentes dans notre vie quotidienne, comme confisquées, alors qu’elles sont un facteur incontournable de compréhension d’un monde sans cesse plus complexe. Objets d’une richesse incroyable mais aussi banals bouts de papier à appréhender. Allez vous déplacer sans plan dans le métro de Tokyo ou même seulement celui de Paris, allez faire vos courses au Printemps, boulevard Haussmann, ou comprendre un article du Monde diplomatique si vous ne maîtrisez pas les codes élémentaires de lecture d’une carte. Outil de la vie quotidienne (pensons à l’utilisation des GPS) mais aussi geste de pouvoir, la carte est un objet magique et polyvalent.
     Séduites par la démarche artistique mais aussi pédagogique et citoyenne – les vernissages et expositions se transformant souvent en lieux de débats, de discussion sur l’avenir des villes concernées – plusieurs collectivités sont ainsi intéressées par une duplication de l’idée. Voire même pour certaines6par son inclusion dans d’ambitieux projets de transformation urbaine qui tiendraient compte des impressions et aspirations des futurs citoyens et usagers de la ville que sont les enfants. Alors, la carte subjective comme outil de renouvellement urbain; comme baromètre d’un meilleur « vivre ensemble »?
    Nous n’en sommes encore pas là. Réalisant des cartes subjectives depuis plus de quatre ans, l’artiste reste très réservée voire même méfiante vis-à-vis d’une telle utilisation. Elle assume pleinement le simple côté ludique voire légèrement obsessionnel de sa démarche. Ses envies, proprement artistiques, se tourneraient plutôt vers d’autres publics (retraités, actifs, usagers de modes de transports comme le TGV) qui seraient autant d’états des représentations du monde qui les entoure. Une ouverture vers ses autres champs d’escapade, la philosophie, la psychologie, finalement en pleine adéquation avec la large ouverture contemporaine des sciences humaines, symbolisée par les travaux de psychogéographie, de psychologie cognitive ou encore de microstoria menés depuis les années 1970.

     Site internet : http://laglaciere.over-blog.com/ext/http://www.geographiesubjective. org/