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Initiatives urbaines
#34
RÉSUMÉ > Physiquement posée en équilibre entre l’Europe et l’Asie, la capitale économique de la Turquie cultive les paradoxes et les influences. Son développement exponentiel n’obéit pas aux schémas occidentaux de la planification urbaine. Loin des visites guidées bien balisées, Gilles Cervera propose ici une plongée assez déconcertante dans les entrelacs d’une métropole fascinante, ville d’échanges et de correspondances.

     Partir, revenir. D’Istanbul, il n’est pas sûr qu’on en revienne. C’est ce qu’il y a d’initiatique — toujours — dans l’immersion au coeur d’une ville étrangère. La force de l’Orient, cet étrange magnétisme qui fait à tout instant le visiteur divisé, traversé de forces contradictoires, envahi de courants contraires.
    Comme les vents du Bosphore ou ceux de Cappadoce, comme le soleil soudain ou les pluies sans arrêt, comme les lumières crues ou la boue sans relâche, comme les brillances des coupoles ou la crasse des venelles, comme les fronts baissés des hommes si nombreux ou leurs yeux pétillants de narguilé, comme l’envie de fuir ces foules compactes et brunes, tellement masculines, ou l’envie au contraire de se confondre à ce coude-à-coude, fier de civilisations plus qu’anciennes : immémoriales.
    La ville est immémoriale, cité-porte entre Orient et Occident. Régulièrement, la place Taksim voit se jouer et se rejouer l’histoire, où s’érige encore la République. Échec, victoire, sans doute ni l’un ni l’autre. C’est une station de métro et les correspondances de bus y drainent des flux bien que la police veille : Taksim est un point de fixation.
    Le voyageur est recommencé par Istanbul beaucoup moins que l’inverse. La ville passe en nous ses flux de circulation, ses coursives, ses grimpettes glissantes, ses bistrots retirés ou ses coussins sur lesquels on ne peut tenir droits et raides : nos dos se sont courbés dans des repas sur des coussins où nous ne savons, occidentaux, comment nous tenir. Le voyageur stambouliote est traversé par les tangages d’une ville étrange. Ivresse des vents d’Asie, du froid et de l’eau, ivre des milliers d’esquifs qui semblent attendre le passage, comme des êtres vivants, comme nous : le passage, c’est Istanbul. La chaîne qui barrait le Bosphore n’est plus apparente : c’est une chaîne abstraite qui barre le monde, divise les continents, fourbit tellement de hargnes et arme tellement de folie.

     Istanbul est un commerce à ciel ouvert. Des marchés égyptiens au grand bazar, y a-t-il un endroit dont le commerce ne se soit pas emparé ? C’est un peuple marchand et il reste si peu de place pour le reste. La ville, les rues, les quais, les ponts, les porches, les couloirs, les corridors, les portes sont encombrés de stocks. Les barres d’immeubles dans les quartiers éloignés improvisent des souks sur les parkings ou au bas des tours. Les marchés vers les Indes ne regorgeaient pas, aux temps des Grands Voyages, de plus de choses et de plus de mots. L’espace est vampirisé, l’homme est partout, partie intégrante de la ville. La ville est déformée comme les ballots qui pèsent sur le dos cassé des porteurs, l’homme l’habite, à moins que ce ne soit l’inverse. Au contraire des villes américaines aux avenues sans autres ombres que celles des boîtes aux lettres ou des arbres bien coiffés, Istanbul mixe la chair et la pierre, une chimie de boue (l’hiver), de poussière (l’été) et de pas, de muscs et d’ambres.
    Les quartiers semblent à l’infini, invisitables, on ne les cerne pas, que de loin à la forêt de grues, des chantiers qui secouent d’autres chantiers. La ville est une noria d’hommes et de vacarme. Le fuel et les épices marient leurs odeurs.
    Si le voyageur se croit ivre, c’est que la ville est ellemême en état permanent d’ébriété. Le narguilé n’allume pas que les regards. Les Dolmus jaunes, petites fourgonnettes taxi, montent à l’assaut des trottoirs, les passants dépassent de partout, hérissements sans répit de la ville.
    Odeurs mixées, boucan mélangé, klaxons, cris, coups de frein, appels, sifflets, sirènes de bateaux… Imaginons, dans des temps reculés, ceux de Pierre Loti par exemple : « c’étaient alors les braiements, les hennissements, les clochettes ou les cornes de brume ! La ville explose, touche les limites sans aucune limite. D’où le dégoût, la gueule de bois. D’où le plaisir extraordinaire, sensuel. »
    Les murs gonflent, les planchers basculent, les colonnes obliquent, les vérins ploient, ne rompent pas, les marais s’envasent, les portes oscillent, les porches plient, les coupoles appellent. Le vieil Istanbul est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, mais semble décati car tout bouge autour, comme la mer contre la falaise d’argile. Ici c’est la rue, les invectives contre les murs qui oscillent.

     Il n’y a qu’une pause : quand les mosquées se réveillent et que de tous les minarets, des voix déformées par l’amplification s’élèvent, cris syncopés qui soudain dominent la ville, la contraignent et semblent la vider. Il y a cette division, ce silence brouillé et l’on est heureux de voir qu’en bas, sur terre, au sol, au même instant, rien ne s’est arrêté : les Dolmus piaffent encore, jouent à sautetrottoir, les commerçants commercent, et les clapots de la Corne d’Or n’ont aucun remous de plus ou de moins, aucune prise en moins pour les pêcheurs accoudés aux bastingages du Pont de Galata.
    La ville est multiple, elle a des dessous, des dessus. Sans qu’aucune demande ne soit formulée, un jeune homme nous a poussés dans le labyrinthe sombre des couloirs. Nous avons passé des portes, croyant entrer dans des domaines privés, nous plongions d’un coude borgne, atteignions un palier, remontions un escalier, chaque fois nous avons hésité, notre petite troupe chaque fois encouragée par son sourire, par nos rires trop bruyants qui résonnaient entre le miel et la peur — toujours, la division, l’opposition — et puis soudain, du fond fangeux et noir, nous étions en plein ciel, sur le toit dômé de la ville, avec à nos pieds dans un délire insensé tous les appels de tous les muezzins. L’ambre gris du Bosphore sous la pluie, la Corne d’Or plissée par les vents, les mosquées aux lunes dorées, les cris atténués d’en bas et surtout le ciel d’une ville touchant au ciel, avec ce crachotis crasseux des tuyaux de poêle noirs et rouillés, marchant mieux que les silhouettes ailées des cheminées maures, insensées et inutiles.
    Et puis nous avons repris le chemin à rebours, derrière notre guide improvisé, il nous a entraînés par des voussures incertaines et noires, il prenait obligeamment la main des dames dans des escaliers aux marches invisibles, nous traversions en plein jour la nuit, dans une galerie, on retrouvait la terre ferme avec pour seul repère le crépitement d’une presse d’imprimerie et, plus loin, nous avons dû fermer nos yeux car les forgerons ici manient sous la voûte bossuée de leur ville comme ailleurs des arcs à souder.

     Istanbul n’est plus capitale depuis 1923, ça l’a d’abord vexé puis l’industrie et le commerce ont repris le dessus : 300 000 nouveaux stambouliotes chaque année apportent leur envie de boire, manger, ajoutant des boutiques aux boutiques. Quelque quinze millions d’habitants. L’une des plus grandes villes d’Europe, sa superficie équivaut à celle du département du Nord, et elle produit 25 % du produit national turc.
    Ville forgée depuis des millénaires, nous marchons à tous les étages, celui de Rome et celui de Byzance, celui de Constantinople et Istanbul est dessus, dedans, dans son ciment, dans cette incroyable sédimentation ottomane d’où tout explose. La ville ne tient pas dans ses murs, elle se déconstruit, implose, les cloisons éclatent, les dernières maisons de bois sont des masures, d’autres sont restaurées, mais le vernis est trop brillant et craque sous l’apparat. La skyline du Quartier Levent est américanophile, jaillissante, foison de verre. Ici, le business est hight tech.
    La ville s’agrippe aux reliefs, aux bras de mer, mais aussi à la ville elle-même. La pression des exodes, l’urgence, la fatigue aussi sont plus que visibles. Le plan d’occupation des sols est ici oriental : il n’y a que dans les cimetières, ces enclaves, qu’il reste du calme, au Parc Yildiz ou au Parc Gezi près de Taksim, d’où la controverse est partie en 2013 contre sa piétonisation et sa transformation en centre commercial !

     Tout déborde avec le débordement. On est entraîné dans les agitations, enrôlé parmi les flux. Est-ce médiéval ou postmoderne ? Les chaussées sont trouées, les trottoirs glissent, des nids-de-poule ou des ornières retiennent le pas : la graisse dont on se nourrit est sur les murs, sur les pores des rideaux et pourtant ça ne pue pas, les trottoirs débordent, les boues sont fréquentes et pourtant il n’y a pas d’écoeurement. Les hommes vont et viennent, innombrables passants déversés des bateaux, des marchés ou des échoppes, ils passent et ça sent moins la pisse qu’en certains recoins de Rennes ou de Paris.
     Tout est objet de négoce, c’est l’Orient au-delà de la Porte, tout se vend sauf la peau des corps.
    Sous les voiles des femmes, il semble que l’invisible se venge. L’invisible n’est pas l’inconnu, et les rêves voilés sont drapés dans l’obscur féroce et cruel : tous ces hommes venus de toutes ces femmes et qui les refoulent sont dans la peur et dans le repentir. Istanbul est une ville étudiante majeure : des centaines de milliers de jeunes poussent la ville, s’instruisent, rêvent aussi.
    Il semble que dans ces foules, l’esthétique des femmes est si absente qu’on se met à la deviner partout, sous les débordements de trottoirs, sous les ampoules des étals. Elles ne sont pas là mais leur présence est en force : elles regagneront à être vues. Leur obsession aidera les architectes. Tous ces minarets dressés sont le minerai de la sexualité : les femmes retranchées au coin des trois cents mosquées sont des fantômes actifs. Elles sont d’autant plus là que, paraissant invisibles, nos yeux ne les voient nulle part et les imaginent partout. Sous les fenêtres à jalousies, derrière les vitres sans tain des bureaux, au-delà des quartiers, derrière les arrière-boutiques, dans le crissement des enfants qui agitent les grelots de leurs ruses.
    Les femmes de l’ONG qui nous reçoivent esquivent puis craquent, disant avec les yeux ce que l’Europe a d’audace et elles, de rêves.

     L’Asie est à portée de ponts, dont l’immense trait lancé il y a peu, pour tenter de décongestionner le trafic au-dessus du Bosphore. D’un côté et de l’autre, c’est un même territoire symbolique où rien ne diffère dans l’alphabet des choses.
    Les mots d’Istanbul n’aident pas à la mémorisation car ils chantent sur d’autres registres que les nôtres : est-ce Galata ou Caneta, est-ce Sultanahmet ou Sultanette ? Est-ce le Pont de Galata ou celui au nom malaisé dans nos bouches d’Atatürk-Köprüsü ? Il y a la poésie des mots incongrus dans nos bouches comme les aubergines farcies ou les goûts inconnus des fruits et des épices. On se souvient mieux de Topkapi car on dirait un jeu pour les bambins.
    Ce qu’il nous faut consentir à Istanbul, c’est d’être pris par Istanbul, tiré par ses repères, ses rites et ses codes inhabituels. Les petits voleurs ne savent pas tout ce qu’ils nous rendent. Toutes ces petites mains tendant des mouchoirs en papier, ces mains qui proposent des services innombrables, guides touristiques, cartes postales, des briquets, ou du feu, simplement du feu, tous ces gestes sont cotés, ont un prix, qu’il faut payer : nous sommes obligés de voir cela en n’étant vus, comptés, comptabilisés que comme des porte-monnaie ou des recettes et appointements. Cela est plus léger que les lourdes charges que les portefaix transportent. Ils ploient sous les fardeaux, l’équilibre est précaire et l’on rend grâce aux pentes de leur raccourcir le pas mais d’approcher d’eux le centre de gravité du portage. Afghans qui ne font que passer, Iraniens qui paient leur rançon, Mongols ou Pakis sur la route de Londres arrêtés au péage, les filières ont ici des plaques tournantes et un sous-prolétariat qui ajoute aux travailleurs des travailleurs.
    Plus le peuple est appauvri, plus il sait qu’il va s’enrichir, il compte et recompte, il est savant dans le coût des monnaies, la valeur des changes et le cours. Plus nous vivons dans le confort indolore des nantis, plus ces notions sont éloignées de nos catégories et plus, face à elles, nous sommes démunis. Les Stambouliotes de la rue, mais ceux du tertiaire aussi, pensent et comptent dix mille fois plus vite que nous, transforment immédiatement la marchandise dans ses multi-valeurs : dollars, euros, lires ou livres, roubles. Nos pudeurs empêchent de parler argent. Ils pensent comme ils parlent et trouvent dans toutes nos monnaies leurs langues étrangères les plus familières et les plus intéressantes.
    Nous ne comprenons pas grand-chose non plus aux armées aux aguets quoique Vigipirate change nos habitudes : sauf à Taksim, l’armée reste peu visible. C’est mon voisin d’avion qui m’a prévenu… au retour que les soldats guettent et que notre résidence comme celle de la ville entière était surveillée. L’ONG qui nous a reçus semblait apaisée et notre présence paraissait plutôt les réjouir. C’est que nous n’avons rien vu de la minute quotidienne de manifestation, quand les étudiants descendent dans la rue ou qu’ils éteignent tout à tous les étages, tous les soirs, pour défendre la République et la laïcité. Ici, par la force des choses, les modes d’insurrection ont des codes singuliers.
    Le petit bar après le bazar égyptien aux épices multicolores où nous nous sommes reposé des pluies et des boues semblait intact depuis le passage de Loti : hormis la mauvaise télé en noir et blanc arrimée au mur, les hommes assis près du poêle chauffé à blanc sirotaient un thé auburn et leurs jeux semblaient un répit avant que ne s’élève l’échauffourée des appels au-dehors. Ils se sont levés dans un seul crissement de chaises, sont sortis, nous laissant avec le patron martial et le faiseur de thé collé à ses torchons, à l’art des petits verres et leur cube de sucre posé sur la soucoupe en couvercle. En arabe, Taksim signifie distribution, mais aussi division.