<
>
Entretien
#02
Jacques Lucas : président de l’Espace des sciences
RÉSUMÉ > Jacques Lucas, membre de l’Institut, professeur émérite à Rennes 1, est le nouveau président de l’Espace des Sciences. Enseignant-chercheur en chimie, il a longtemps dirigé le laboratoire Verres et céramiques de Beaulieu qu’il avait créé après des travaux remarqués en chimie des solides et où furent découverts au début des années 80 les verres fluorés. Natif de Carhaix, le professeur Lucas a noué de solides amitiés près du port de Brigneau, à Moëlan-sur-Mer. Il parle avec autant de bonheur de ses « potes » de pêche dont il dit « Ils m’apprennent la sagesse » que de la science du verre ou de la diffusion de la culture scientifique.

PLACE PUBLIQUE > Jacques Lucas, qui êtes-vous ?

JACQUES LUCAS > Un pur produit rennais ! J’avais souhaité me diriger vers la médecine. Mais un prof remarquable, Émile Levas, m’a vacciné à la chimie. Et un deuxième prof, Paul Hagenmuller, m’a vacciné une deuxième fois, cette fois à la chimie du solide, une discipline naissante où l’on créait des matériaux nouveaux qui commençaient à être indispensables pour le développement de la physique, de l’électronique, des lasers, des fibres optiques. Je me suis dit : c’est là que je dois m’éclater et j’ai présenté ma thèse d’état en 1964 – j’avais 27 ans – sur les dérivés de l’uranium. On cherchait alors des matériaux candidats à la séparation des isotopes d’uranium pour les activités nucléaires. J’ai eu la chance de faire mon service militaire à la DRME1 où j’ai travaillé sur ce sujet très secret. Cela m’a conduit à passer deux ans au CEA2 où j’ai fréquenté un matériau-clé de l’industrie nucléaire, très agressif, très bizarre, l’hexafluorure d’uranium. Là, je me suis initié à la chimie des fluorures. Je projetais alors de partir aux États-Unis quand m’est arrivée une proposition de l’université, trois en fait, pour occuper un poste de jeune professeur à Nice, à Brest, ou à Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Et vous avez choisi Rennes !

JACQUES LUCAS > J’étais Rennais ! Je connaissais le campus qui se développait ici à Beaulieu dans des bâtiments neufs.

PLACE PUBLIQUE > Et c’est là que vous avez découvert les verres fluorés.


JACQUES LUCAS > Oui, avec les frères Poulain, mes collaborateurs directs. On a une chance comme ça une fois sur cent ! Ce furent les matériaux de l’époque, portés par le monde des Télécoms. Ces verres ultra-transparents peuvent transporter la lumière sur des milliers de kilomètres et non plus sur des dizaines ou des centaines comme les fibres optiques faites avec du verre de silice. Les verres de fluorures sont devenus des matériaux-stars. Plus d’un millier de personnes ont bossé là-dessus dans le monde, dans les centres de recherche universitaires, dans les entreprises de Télécoms et aussi dans les centres de recherche militaires car ces verres étaient aussi candidats aux technologies de vision nocturne.

PLACE PUBLIQUE > Pour vous, c’était le grand écart…

JACQUES LUCAS > Je suis originaire de Carhaix. J’ai passé mon enfance dans un milieu très clos, pendant la guerre. Mon père prisonnier, j’ai été élevé par mon grand-père. Il n’était pas polytechnicien mais il avait été reçu au certif, n° 2 dans le canton. Pour moi, ça valait tout. Il m’a appris à observer la nature, les sauterelles, les hannetons. Pour pêcher la truite, il faut connaître ses habitudes. La pêche est une formidable école. Si tu n’as pas observé, tu perds ton temps, t’as rien compris.

PLACE PUBLIQUE > À la sortie du lycée, vous auriez pu faire une classe préparatoire ?

JACQUES LUCAS > Après Carhaix, ma mère, instit’, a été nommée à Donges et je me suis retrouvé en pension au lycée de Saint-Nazaire. Quand j’ai passé mon bac, mon prof m’a dit : « Lucas, tu vas aller faire ta prépa au lycée Guist’hau à Nantes ». Alors je suis allé voir à quoi ressemblait Guist’hau. Oh là, là ! Un monastère. Je me suis dit : « Jamais ! ». Et j’ai botté en touche en disant : « Je veux aller faire médecine à Rennes ». Il y avait à l’époque une année de propédeutique qui s’appelait SPCN (Sciences physiques, chimiques et naturelles). C’était une formation très sélective mais qui donnait une ouverture formidable. C’est là que j’ai été conquis par la chimie. Mon idée c’était de rentrer dans une grande école… Mais Hagenmuller m’a dit : « Lucas, venez faire une thèse chez moi ». Bon soldat, j’ai accepté. À 22 ans, j’étais assistant et je touchais un salaire qui me paraissait énorme. Des sous, je n’en avais jamais eu. Là, je faisais ma thèse d’état et j’étais payé. Dans le même temps, Hagenmuller avait des rapports difficiles avec le recteur Le Moal. Il est parti à Bordeaux avec son équipe, en me disant : « Vous, Lucas, restez ici, je veux avoir une tête de pont à Rennes ». Il ne me restait plus qu’à monter mon labo en compagnie d’un collègue, Jacques Prigent. J’avais 29 ans.

PLACE PUBLIQUE > À quoi pouvez-vous comparer votre métier de chercheur ?

 

JACQUES LUCAS > Le boulot de chercheur, de découvreur quelquefois, c’est comme un boulot d’artiste. On est dans l’intuitif, dans le jeu, le pari que l’on essaie de maîtriser grâce à nos connaissances. On crée des matériaux, on fait des articles, des conférences. Mais le vrai plaisir, c’est d’ouvrir le four et de regarder si notre hypothèse s’est vérifiée. C’est là que se situe la vraie innovation. Ça demande un esprit d’artiste. Et en même temps, il faut de la ténacité. J’en parlais avec Bernard Jégou : c’est quelque chose qui va bien avec le tempérament breton. Mes copains de pêche, dans mon village de Malachappe, à Moëlan-sur-mer, sont très loin de la science mais ils ont des raisonnements d’une qualité scientifique étonnante. Ils font des liens entre la façon dont le soleil se lève, les algues sur l’eau, la direction du vent, les courants de marée. Ces gars-là se sont levés deux mille fois à 5 h pour aller à la pêche, ils ont appris à observer, ils ont pris le temps. On ne peut pas faire de la science trop vite. Il faut un peu de recul, beaucoup d’opiniâtreté. On trouve souvent cela en Bretagne, des gens opiniâtres capables de rester longtemps sur un travail.

PLACE PUBLIQUE > Et la direction d’un laboratoire ?

JACQUES LUCAS > Être organisateur, c’est le prix de l’indépendance. Je n’ai pas une nature de chef pour commander, mais je veux bien avoir une nature de chef pour rester maître de la conduite de ma PME. J’ai eu la chance de partir d’un petit labo, au début des années 70, et de l’avoir dirigé pendant plus de trente ans. J’ai fait partie de comités nationaux, sans jamais avoir la réputation de passer mon temps dans des réunions ou dans les couloirs du CNRS. Quand il était au top, ce labo employait 80 personnes. On ne peut pas imaginer arriver le matin à 8 h sans avoir un problème humain à résoudre. On fait l’assistante sociale une heure par jour. C’est un travail indispensable. La mission d’un laboratoire, c’est la découverte, le voyage dans l’inconnu. Pour cela il faut de la volonté, de la motivation, de la synergie. Ça passe par la création d’une ambiance, d’une atmosphère.

PLACE PUBLIQUE > En quoi, une bonne ambiance de travail est-elle propice à la découverte ?

JACQUES LUCAS >
Une découverte, c’est souvent une remise en cause. Il faut être prêt à l’accueillir. Quand les verres de fluorures sont sortis du four, Michel Poulain a fait la grimace : « Ça ne vaut rien. Ce n’est pas même pas cristallin. À jeter ! » Pour ne rien rater, nous avons rapidement fait un peu de bibliographie et nous nous sommes aperçu qu’aucun article n’en parlait. Ce matériau n’existait pas ! Et il était en complète contradiction avec notre culture de base. Nous, nous cherchions des cristaux dans lesquels l’adjonction de terres rares aurait permis de faire des petits lasers très compacts. Là, il fallait se remettre en cause. Du verre, c’était quelque chose de marginal, trop banal peut-être pour intéresser. Au fil des années, beaucoup d’autres découvertes ont jalonné la vie du laboratoire. Dans tous les cas, ces percées se sont faites dans un environnement de vie excitant avec les thésards, les artilleurs de pointe de nos laboratoires, et en collaboration avec nos amis opticiens industriels ou universitaires qui nous ont bien aidé à comprendre cette discipline.

PLACE PUBLIQUE > On a beaucoup de mal à se représenter les phénomènes optiques…

JACQUES LUCAS > Peut-être bien. J’ai eu, il y a quelque temps, à parler des verres et de l’optique devant les gens de l’université du temps libre de Lannion. Des gens simples, des retraités, une salle pleine à craquer. Il y avait au premier rang, deux personnes âgées, mari et femme, bras dessus bras dessous. Je les sentais gourmands de connaissances. Eh bien, ma conférence je l’ai faite pour eux. J’ai fait un très gros effort de vocabulaire, d’utilisation d’images pour faire passer le message de l’optique, j’ai parlé des photons, des grains de lumière, de longueur d’onde. La lumière que l’on perçoit, c’est tout petit, mais il y a aussi des infrarouges, ce qui est de la chaleur, et les ultraviolets. L’énergie que transporte l’ultraviolet est à peu près du même ordre de grandeur que les liaisons chimiques des biomolécules qui constituent les cellules de la peau. Si tu t’exposes trop, tu casses des liaisons, autrement dit tu te brûles. Nos grands parents, quand ils avaient fait bouillir la lessive, mettaient les draps en plein soleil. Les UV purifiaient tout ça pendant le séchage. Ils disaient aussi : « Si tu laisses ton linge trop longtemps au soleil, les couleurs vont passer ». Parce que l’énergie des UV a la capacité de « tuer » les pigments. Ça c’est compréhensible par tout le monde et c’est de la chimie. C’est pour cela que l’Espace des Sciences m’intéresse. L’effort pour faire passer un message compréhensible, c’est une pédagogie passionnante.

PLACE PUBLIQUE > C’est quoi le message ?

JACQUES LUCAS > C’est celui de l’esprit critique, de la remise en cause. La science nous apprend la modestie, la rigueur, l’anti-dogmatisme, l’anti-rumeur. Le scientifique est constamment renvoyé à son niveau de base. Mais en même temps, c’est excitant, pas du tout triste.

PLACE PUBLIQUE > La recherche rennaise est-elle assez internationale ?

JACQUES LUCAS > Les éléments d’évaluation d’un laboratoire ne peuvent être que de niveau international. C’est sûrement le secteur où la globalisation par l’échange des idées existe depuis très longtemps. Sur les 20 doctorants qui sont ici, plus de la moitié sont étrangers, ce qui résulte d’échanges avec de grands laboratoires, américains, chinois, japonais… On a aussi un laboratoire international qui est enfin sorti de la paperasse avec un financement conjoint du CNRS et de l’université d‘Arizona à Tucson : quatre ou cinq étudiants rennais et autant d’Américains y préparent leurs thèses en passant plusieurs mois dans chaque université. Ils présentent leurs travaux selon les règles en vigueur dans les deux pays. Allison Wilhelm, une Américaine, a passé sa thèse aux États-Unis et un mois après, en juillet dernier, elle l’a défendue devant un jury français, un jury de choc je peux vous le dire ! Elle est donc docteur de l’université de Rennes 1 et « PhD » de l’université d’Arizona. Une étudiante rennaise, Gaëlle Delaizir, avait fait la même chose en 2007. Ce sont les deux premières thèses internationales du laboratoire.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez encore des projets en la matière ?

JACQUES LUCAS > Je vais bientôt profiter d’une série de conférences en Inde pour essayer d’accrocher des étudiants Indiens. Il y a là-bas du très haut de gamme. Je veux les situer. J’aimerais bien avoir un labo international avec eux comme celui créé récemment par mon collègue René Grée. Avec un souci très pratique : les réserves d’étudiants scientifiques à Rennes 1 sont limitées ; 40 étudiants en maîtrise de chimie pour une dizaine de labos… La moitié de notre potentiel de recherche est ailleurs. Mais l’internationalisation ne se décrète pas. Les verres fluorés, c’était international trois ou quatre ans après la découverte. Si vous continuez à bien travailler, vous devenez alors le labo de référence, celui sans lequel un congrès ne peut se tenir.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez organisé le congrès mondial sur les verres fluorés en 1985 à Rennes.

JACQUES LUCAS > C’est un boulot épouvantable ! Et puis, on n’est pas très bons à Rennes, en tout cas à l’époque, avec des capacités hôtelières limitées. Il faut aller à Saint-Malo, au Palais du Grand Large. En 85, j’ai eu de l’argent de partout. Mais pour loger 500 pèlerins, c’est la galère ! On n’a pas de grands hôtels type Sheraton, comme les Américains… Ici, c’était juste folklo et sympa : j’avais recruté des jeunes pour faire des sandwiches baguette-saucisson et verser le vin rouge aux congressistes. Ils ont adoré ça. Ils m’en parlent encore !

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les pôles d’excellence de la recherche rennaise ?

JACQUES LUCAS > Je ne me sens pas habilité à en parler mais dans un article de L’Express l’an dernier figuraient les laboratoires d’excellence français. Quelques-uns étaient rennais. Les mathématiques sont réputées. La chimie est très forte, le fruit d’un travail de 30 ans. Je la place dans le top-five de France. Elle a la taille critique, 300 à 400 personnes. Pour le reste j’ai du mal à me prononcer.

PLACE PUBLIQUE > La taille est importante ?

JACQUES LUCAS > Oui, il faut être visible et si possible très diversifié. Les succès des uns aident à la visibilité des autres.

PLACE PUBLIQUE > D’autres secteurs ?

JACQUES LUCAS > L’électronique, l’informatique sont dans les tous premiers en France. Je pense que la physique s’organise et monte en puissance.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez été chercheur mais aussi enseignant. Quelle fonction avez-vous préférée ?

JACQUES LUCAS > J’ai adoré enseigner. Mais j’avais les mêmes charges, cinq heures de cours par semaine, que quelqu’un qui n’a pas de labo, et en même temps je créais deux entreprises. C’est ça l’ambiguïté de notre fonction. On est payés seulement comme enseignants. Moi, je n’ai pas été payé pour faire de la recherche mais j’ai fait une carrière rapide parce que j’avais un très bon dossier de recherche. Quel paradoxe !

PLACE PUBLIQUE > Mais l’enseignement est un passage nécessaire ?

JACQUES LUCAS > C’est indispensable de mettre de l’ordre dans ses idées pour faire passer les bons messages aux étudiants. Sinon vous ne les recruterez pas comme chercheurs. La recherche est à l’origine et à la fin de tout. D’ailleurs, il y a des contre-exemples. Tous ces grands instituts un peu soviétiques créés en région parisienne après la guerre, avec deux cents ou trois cents chercheurs permanents, mais sans contact avec l’Université. Eh bien ! Quinze ans après, c’était la ruine. La source était tarie. Pour faire de la recherche, il faut échanger, être capable de parler aux autres. L’enseignement, c’est ça ! En plus, par curiosité et pour toucher un autre public, j’ai enseigné pendant une dizaine d’années, sur le campus de Beaulieu, aux élèves-ingénieurs de l’École nationale supérieur de chimie. Et j’ai accepté aussi des cours à Normale Sup, rue d’Ulm, ou j‘ai enseigné la chimie du solide à quelques-uns des meilleurs étudiants de France. Ce sont des expériences très enrichissantes

PLACE PUBLIQUE > Vous jugez parfois que les étudiants bretons manquent d’ambition. Qu’entendez-vous par là ?


JACQUES LUCAS > Ma référence, c’est encore mon village de Malachappe. J’y croise des gens qui n’ont pas été obsédés par la réussite intellectuelle. Leur rêve, c’était d’être sous-mariniers, commandos de marine, de faire un métier de marins. Ils se sont dit : à 50 ans, je serai en retraite, je prendrai un petit boulot. Et je resterai dans mon coin, je jouirai de la beauté des paysages. Why not ? Entre ça et être polytechnicien en banlieue parisienne… Mes copains de pêche ne sont pas des ambitieux. Si t’es fils de pêcheur ou d’agriculteur, tu ne connais d’ailleurs pas d’autre milieu, tu n’en as pas les codes. J’apprends beaucoup avec ces gens-là. Ce sont des sages.

PLACE PUBLIQUE > Et vous, vous êtes à l’Académie des Sciences… Comment y rentre-t-on ?

JACQUES LUCAS > On n’est jamais candidat à l’Académie. On y rentre – pour moi, c’était en 2004 – parce que des collègues, ou la rumeur ou d’autres facteurs font que vos confrères estiment que vous méritez d’être parmi eux. C’est une procédure très compliquée qui se termine par une élection. À ce niveau de sélection, le relationnel peut jouer. Moi, je ne suis pas dans la logique de réseau. J’ai toujours fonctionné en électron libre.

PLACE PUBLIQUE > Que fait-on à l’Académie ?

JACQUES LUCAS >
On se réunit tous les mardis. Quai Conti à l’Institut de France, c’est la journée réservée à l’Académie des Sciences. On y fait de l’expertise pour le gouvernement, on nous demande notre avis, on fait des rapports. L’Académie a aussi pas mal d’argent dédié à des prix scientifiques. Nous avons à sélectionner de très bons candidats.

PLACE PUBLIQUE > Il y a tout un cérémonial aussi…

JACQUES LUCAS > Ah oui ! L’habit vert, l’épée, les gardes républicains… Mais seulement pour les cérémonies officielles et, deux fois par an, pour les rentrées solennelles. C’est impressionnant. Je ne voudrais pas que cela disparaisse. Il y a dans les ors de la République une grande beauté, tout un symbolisme. Un peu de poussière aussi, bien sûr. Mais je suis un grand défenseur de ces symboles.

PLACE PUBLIQUE > Vous êtes fier d’appartenir à l’Académie ?

JACQUES LUCAS > (Brève hésitation…) Oui, ce serait mentir que de dire le contraire. Oui, ça m’a fait plaisir. Et puis, ça fait du bien au labo, à l’université et sans doute à la ville. Ça veut dire qu’il s‘est passé quelque chose à Rennes. Un autre Breton est récemment rentré à l’Académie, l’informaticien Claude Berrou, de Brest. Nous sommes les seuls représentants de l’Ouest. Autant dire que nous nous serrons les coudes.

PLACE PUBLIQUE > L’Espace des Sciences sera plus consommateur de temps que l’Académie ?

JACQUES LUCAS > J’ai prévenu Paul Tréhen, l’ancien président, et Michel Cabaret, le directeur, que j’avais des tas de choses sur le feu. Si j’ai accepté la présidence, c’est que nous sommes tombés d’accord sur un mode de fonctionnement : on fera les réunions quand je serai là. Je serai aidé par un secrétaire et un vice-président qui aiment leur boulot… C’est jouable. Surtout quand les gens s’entendent bien, comme à l’Espace des Sciences. J’ai été bluffé par le professionnalisme du personnel, par son enthousiasme. Cela fait plaisir de voir un système fonctionner aussi bien. Les gens se sentent tellement concernés.

PLACE PUBLIQUE > C’est nécessaire aujourd’hui d’avoir une culture scientifique ?

JACQUES LUCAS > Oui ! Et ça deviendra de plus en plus indispensable de faire le tri, de clarifier la science, de montrer qu’elle n’est pas inaccessible, que ce n’est pas de la magie, de barrer la route aux gourous et mystificateurs de toutes sortes. L’Espace le fait très bien avec les scolaires. Il les met en appétit. Sa force, c’est le mariage de professionnels de la communication, de la médiation et du monde de la recherche. Il ne balance pas d’informations douteuses, il ne fait pas de racolage, il ne donne pas dans le sensationnel. On peut croire ceux qui y travaillent.

PLACE PUBLIQUE > Mais simplifier les connaissances pour mieux les faire comprendre, n‘est-ce pas les dénaturer ?

JACQUES LUCAS > Un message simplifié, c’est un message amputé, c’est clair. Mais il faut prendre ce risque-là. Sinon, rien ne passe. Il vaut mieux ça que le fantasme ou l’ignorance.

PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il des actions que vous souhaitez favoriser ?

JACQUES LUCAS >
Il y a tellement de choses en cours… J’aimerais bien que l’Espace aille un peu plus à l’international. Dans un réseau international de villes, par exemple, comme le réseau malouin « Si tous les ports du monde ». Une grande exposition vient de se tenir à Gênes qui fait partie de ce réseau. Si nous avons un jour la bonne idée pour faire de Rennes un phare international, nous ne la laisserons pas partir.

PLACE PUBLIQUE > Les universités rennaises conservent un patrimoine scientifique méconnu, des collections de géologie, de zoologie, des planches de botanique. Que faudrait-il faire pour le mettre en valeur ?

JACQUES LUCAS > Ce patrimoine doit être maintenu coûte que coûte. Le problème, c’est l’animation. On sait bien que les gens ne vont plus au musée… même quand il pleut. Il faut que le musée aille vers eux, dans les endroits passants, au stade rennais, à la préfecture, à la mairie, à la gare, dans le métro, les centres commerciaux. Il faut surprendre les gens, leur vendre de la science pendant quelques minutes. Je défends l’idée d’une fête de la science permanente.

PLACE PUBLIQUE > Que pensez-vous des dispositifs de valorisation de la recherche, vous qui avez créé deux entreprises ?

JACQUES LUCAS > Je ne suis pas un grand admirateur de tous ces organismes, générateurs de paperasses et de réunions stériles. Il est très facile dans une ville comme Rennes de savoir où se trouvent les labos innovants qui souhaitent tenter l’aventure de la valorisation. Il faut ensuite admettre que ces opérations sont très coûteuses, d’abord en argent public puis en investissements privés. Il y a quelques décennies, le CNRS avait créé un département de valorisation qui n’a pas survécu en raison de ses coûts de fonctionnement. L’exploitation industrielle réclame des professionnels qui travaillent selon les règles du business. Rennes-Atalante est un excellent exemple de réussite mais faut-il déjà respecter des conditions. Si je fais une découverte intéressante, ça ne me gêne pas de la confier à des gens dont le métier est de fabriquer des produits et de les vendre. L‘université ne doit intervenir que pour payer des professionnels des brevets. Dans la propriété industrielle, la valeur, ce n’est pas à nous de la créer. Malheureusement, les grandes boîtes sont aujourd’hui pilotées par des « golden boys » dont l’objectif est le retour sur investissement en trois ans. En clair, ils ont tiré un trait sur l’innovation et la création de petites boîtes performantes devient la priorité absolue. Les Américains l’ont bien compris en développant les Sbir (Small business innovative research). Croire que des fonctionnaires arriveront à résoudre ce problème très compliqué, c’est du pipeau intégral. Je ne veux pas avoir à expliquer trois fois comment marche la machine à café.

PLACE PUBLIQUE > N’aurait-il pas mieux valu se tourner vers l’université de Nantes, plutôt que de bâtir un Pres breton ?

JACQUES LUCAS > C’est une question complètement d’actualité. Il y a 100 km entre Nantes et Rennes, exactement la même distance qu’entre Berkeley et Stanford. Caen n’est guère plus loin. Ces trois universités ensemble auraient probablement donné naissance, dans certaines disciplines, la chimie, les matériaux par exemple, à l’un des trois meilleurs pôles français avec Grenoble et Orsay, l’équivalent du MIT américain. C’est un peu tard maintenant. Ce sera dur à rattraper. Je suis convaincu que le duo Rennes-Nantes pouvait en matière de recherche et d’enseignement lutter à armes égales voire supérieures avec Montpellier, Bordeaux, Marseille, Toulouse et d’autres. Je pense que l’on souffre d’un excès de logique régionale.

PLACE PUBLIQUE > L’UBO et l’UBS n’ont-elles pas répondu a des objectifs d’aménagement du territoire, de proximité ? Aurait-il fallu faire bande à part ?

JACQUES LUCAS >
Dès que l’on veut bâtir une université fondée sur la recherche, il faut voir bien au-delà de l’aménagement du territoire. La recherche est une denrée internationale. Les sanctions sont internationales. Si on veut faire de l’enseignement, très bien, c’est justifié. Cela répond à des exigences de proximité. Mais pour faire de la recherche compétitive, mieux vaut se grouper. Les collaborations, même si elles ne décrètent pas sont plus efficaces sur un même site.