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Entretien
#09
Jean Delumeau, un grand historien inspiré par la peur
RÉSUMÉ > Né à Nantes en 1923, Rennais depuis soixante ans, Jean Delumeau est un éminent représentant de l’histoire des mentalités. Ses recherches et ses livres se sont développés dans trois directions: l’Italie de la Renaissance, l’histoire de la peur et de l’espérance, la réflexion sur le christianisme aujourd’hui. À 87 ans, il prépare un livre sur la Renaissance de Rome. Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, celui qui fut professeur pendant vingt ans au Collège de France cultive la simplicité, dans son style comme dans sa vie. Il nous a reçu pour un entretien dans sa maison de Cesson-Sévigné, le 10 novembre 2010. Il retrace avec nous son itinéraire d’historien. Dans un deuxième temps (Place Publique, n°10, mars 2011), il évoquera d’une part ses bonnes relations avec Rennes où il fut professeur pendant vingt ans, d’autre part son engagement d’historien catholique préoccupé par l’avenir du christianisme.

PLACE PUBLIQUE > Vous n’êtes pas « people ». On ne vous connaît pas beaucoup. 

JEAN DELUMEAU >
C’est vrai. Aujourd’hui les romanciers racontent leur propre histoire. Beaucoup de magazines focalisent sur la vie des artistes, des écrivains. Moi, je pense que ce n’est pas absolument nécessaire.

PLACE PUBLIQUE > N’avez-vous jamais eu la tentation de raconter votre vie?

JEAN DELUMEAU >
Si. Mais j’ai toujours décliné les propositions qui m’ont été faites dans ce sens. Si un jour, mais le temps passe, je me laisse tenter, ce serait pour faire connaître mon itinéraire d’historien. C’est cela qui mériterait d’être écrit plutôt que les événements de ma vie même si mon parcours d’historien est très lié à ma personne.

PLACE PUBLIQUE > Eh bien, parlons de votre itinéraire professionnel. Comment êtes-vous devenu historien, vous, l’enfant de Nantes.

JEAN DELUMEAU >
Cela n’a rien à voir avec Nantes. Quand j’étais collégien, la matière qui m’intéressait le plus, c’était l’histoire. Elle m’a toujours plus passionné que la fiction. Encore aujourd’hui, à la télévision, je regarde surtout les documentaires, comme ces jours-ci, ceux se référant à De Gaulle.

PLACE PUBLIQUE > Le point commun entre l’histoire et la fiction, c’est le récit. Il s’agit toujours de raconter une histoire. C’est cela que vous aimez?

JEAN DELUMEAU >
J’aime le récit. Cependant, c’est la réalité de ce qui est raconté que j’aime dans le récit. Ainsi, j’écoute les nouvelles plusieurs fois par jour à la radio. J’aime savoir ce qu’il se passe. C’est pourquoi, je n’ai jamais eu de doute sur le fait que je voulais être historien.

PLACE PUBLIQUE > Quand vous étiez enfant, quelles étaient les références en la matière? C’était le Lavisse?

JEAN DELUMEAU >
Il n’y avait pas de Lavisse à la maison, cher Monsieur. Vous savez, j’ai beaucoup miséré dans mes études.

PLACE PUBLIQUE > Miséré?

JEAN DELUMEAU >
Oui, miséré, dans tous les sens du terme. Parce que la vie était extrêmement compliquée. Pas d’argent à la maison. Pas de livres à la maison. Mes parents n’étaient pas instruits.

PLACE PUBLIQUE > Dans ces conditions, comment est née votre vocation d’historien?

JEAN DELUMEAU >
Par les enseignants. Au lycée de Nice, j’ai eu un excellent professeur d’histoire avec qui je suis resté en relation très longtemps. Il m’a vraiment donné le goût de l’histoire. Ensuite, élève de khâgne et d’hypokhâgne à Marseille, j’ai eu d’excellents professeurs d’histoire ainsi que plus tard au lycée Henri IV. Ces rencontres m’ont engagé plus complètement dans cette direction.

PLACE PUBLIQUE > Dites-moi, Nantes, Nice, Marseille, pourquoi ces migrations ? Vos parents étaient voyageurs ?

JEAN DELUMEAU >
C’est un des sujets que je n’aime pas aborder. Disons qu’ils ont eu une vie très difficile et que nous avons mangé beaucoup de vache enragée.

PLACE PUBLIQUE > On vous imagine toutefois en élève brillant ?

JEAN DELUMEAU >
Pas tout le temps. J’avais des hauts et des bas qui étaient liés, précisément, à ces changements de localisation, à nos conditions financières difficiles, à une vie familiale compliquée. De sorte qu’il a fallu que je compte très tôt sur moi-même.

PLACE PUBLIQUE > Quelles études d’histoire avez-vous suivies ?

JEAN DELUMEAU >
Quand j’étais en khâgne et hypokhâgne à Marseille, il était difficile de préparer en même temps une licence d’histoire à l’université, donc j’ai passé une licence de lettres. Ensuite, quand je suis entré à l’École normale supérieure, on m’a encouragé à suivre mes goûts, donc à recommencer une licence d’histoire en Sorbonne. Comme à l’ENS, nous étions nourris et blanchis, le souci financier qui m’avait taraudé dans les études auparavant n’existait pratiquement plus. J’ai donc fait cette licence normalement, puis l’agrégation…

PLACE PUBLIQUE > Et après ?

JEAN DELUMEAU >
Je savais qu’il existait une École française de Rome1. Je me suis dit, pourquoi pas moi ? Seulement, sur quel thème? Les Normaliens y allaient surtout pour le Moyen Âge ou pour l’Antiquité. J’avais remarqué qu’il y avait un blanc sur la Renaissance. J’ai posé ma candidature et j’ai été retenu. C’était l’après-guerre. J’ai dû attendre un an comme enseignant à Bourges avant de rallier Rome en 1948. Là, nous avons passé deux ans avec ma femme et notre petit garçon qui est d’ailleurs devenu plus tard enseignant médiéviste à l’université de Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Quel était votre sujet d’étude à Rome?

JEAN DELUMEAU >
Jusque-là, en France et ailleurs, on avait surtout étudié l’aspect artistique. En revanche, la vie économique et sociale de cette période était négligée. C’est l’un de mes professeurs de Sorbonne qui m’a donné cette très bonne idée: puisque vous allez là-bas, étudiez la vie quotidienne à Rome au 16e siècle. Ce fut donc le sujet de ma thèse.

PLACE PUBLIQUE > Comment passez-vous de Rome à Rennes ?

JEAN DELUMEAU >
Durant deux ans, j’ai accumulé les notes et beaucoup de microfilms de textes en latin ou en italien. Même en travaillant tous les jours, deux ans cela passe très vite. Après, il a fallu trouver un travail en France. J’ai posé ma candidature pour un poste d’assistant à l’université de Rennes. À Rennes, pour la raison très simple que j’avais connu à Paris une étudiante en médecine qui est devenue ma femme et qui était Rennaise. Je ne l’ai jamais regretté [rire].

PLACE PUBLIQUE > À Rennes, pourtant, vous n’intégrez pas tout de suite la Faculté des lettres.

JEAN DELUMEAU >
Je n’ai pas pu obtenir tout de suite un poste d’assistant. En revanche, un poste de professeur de khâgne au lycée Chateaubriand se trouvait libéré par le départ d’Henri Fréville. J’ai donc été pendant quatre ans professeur de première supérieure au lycée Chateaubriand, aujourd’hui Zola. J’en conserve un très bon souvenir. J’ai passé ma thèse en 1955, après avoir obtenu une bourse d’un an du CNRS. À l’époque, la thèse donnait directement accès à un poste de professeur à part entière. Il se trouvait qu’un poste était vacant à l’université. C’est là, place Hoche, que j’ai enseigné jusqu’en 1967. Cette année-là, nous avons déménagé à Villejean, où j’ai enseigné trois ans. Ce qui, au total, fait vingt ans d’enseignement à Rennes, de 1950 à 1970.

PLACE PUBLIQUE > Durant ces vingt ans, aviez-vous l’idée d’aller un jour plus loin et ailleurs ?

JEAN DELUMEAU >
Je ne vous le cache pas, je voulais aller plus loin. Je visais la Sorbonne quand le moment serait venu. Des membres de mon jury de thèse m’y poussaient, notamment l’un d’eux, Victor-Lucien Tapié, spécialiste de la civilisation italienne et Nantais d’origine5. Néanmoins, j’ai refusé à deux reprises un poste à la Sorbonne, cela pour des raisons familiales. Ma femme, gynécologue-accoucheur, avait choisi d’être médecin scolaire pour s’occuper de nos trois enfants. J’ai attendu qu’ils soient grands, en 1970, pour accepter un poste à la Sorbonne.

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi vous réclamait-on en Sorbonne et comment cela s’est-il passé?

JEAN DELUMEAU >
À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de spécialistes du 16e siècle en France. Il était donc assez logique que j’aboutisse à la Sorbonne. Mais les quatre ans que j’ai passé là-bas m’ont déçu. D’abord, les conditions matérielles de travail étaient mauvaises. D’autre part, à Rennes, j’avais beaucoup sympathisé avec mes étudiants et mes collègues. Je m’attendais à trouver à la Sorbonne un niveau nettement supérieur. Or, ce ne fut pas le cas. De sorte que j’aspirais à autre chose. Fernand Braudel, mon vrai guide dans les études du 16e siècle, m’encourageait à entrer au Collège de France. Je me suis donc présenté et là, la Bretagne est revenue sur le tapis, parce que mon présentateur Maurice Le Lannou avait enseigné la géographie au lycée Chateaubriand où je l’avais un peu connu. Au Collège, on est coopté et il faut un présentateur du dossier. J’ai été élu en 1974, ma leçon inaugurale a eu lieu en février 1975. J’y ai fait vingt années universitaires, jusqu’à ma retraite en 1994.

PLACE PUBLIQUE > Le Collège de France est une institution un peu particulière. Vous êtes libre de votre enseignement ?

JEAN DELUMEAU >
Très libre. On choisit soi-même son titre. J’ai proposé: « Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne ». J’allais au-delà de la Renaissance, tout en restant fidèle à la ligne qui avait été la mienne depuis le départ, c’est-à-dire étudier la vie quotidienne, mais dans ses plus larges dimensions, notamment dans la religion, qui était importante, surtout autrefois. À l’intérieur du cadre de cette chaire, je choisissais absolument ce que je désirais faire. Mais attention, on ne peut jamais reprendre le même cours que l’année précédente. La formule du Collège de France depuis sa fondation, c’est l’enseignement de la recherche en train de se faire. Si d’une année sur l’autre, les auditeurs voient ou entendent les mêmes choses, ils ne viendront plus. Par conséquent, il faut innover chaque année. Sur vingt ans, croyez-moi, ce n’est pas évident.

PLACE PUBLIQUE > Cela dut être un stimulant fort utile puisque que la majeure partie de votre oeuvre est née durant ces vingt ans…

JEAN DELUMEAU >
En pratique, les livres que j’ai écrits, depuis La Peur en Occident jusqu’à L’Histoire du Paradis, sont issus de cet enseignement au Collège de France. Je faisais cours jusqu’à midi, il me restait un quart d’heure pour discuter avec les auditeurs : ces échanges d’informations et les questions posées m’ont été très utiles. Mon public était très fidèle, j’avais beaucoup de monde…

PLACE PUBLIQUE > Vous étiez très couru? Comme Roland Barthes ou Michel Foucault ?

JEAN DELUMEAU >
Ah, oui, oui. Un peu dans la même dimension.

PLACE PUBLIQUE > Il y a du bonheur à pratiquer cet exercice?

JEAN DELUMEAU >
C’est vrai. Ces jours derniers, j’écoutais De Gaulle à la télévision: c’était vraiment un acteur extraordinaire. Alors, je ne vais pas prétendre que je suis un acteur comme lui, néanmoins je retiens qu’il savait accrocher son public. Ce qui, pour moi, se fait par la simplicité.

PLACE PUBLIQUE > On vous connaît comme auteur mais vous êtes aussi un professeur. Ce geste d’enseigner vous a toujours tenu à coeur ?

JEAN DELUMEAU >
J’ai toujours aimé enseigner et à tous les niveaux. Dans le secondaire, j’avais la khâgne, mais aussi des 4e. Donc, j’ai aimé enseigner. Et encore aujourd’hui, puisque la semaine prochaine je vais répondre à des questions dans un café de Paris, un café qui s’appelle « Thucydide » où je parlerai de mon dernier livre À la recherche du Paradis. J’aime le contact avec le public. Il m’est même arrivé de parler devant de grands auditoires. Un jour à Lourdes, j’ai parlé de Rassurer et protéger devant 6 000 personnes lors d’un pèlerinage du Rosaire.

PLACE PUBLIQUE > Revenons à vos livres. Votre premier gros « pavé » est La Peur en Occident. Dans l’introduction, vous évoquez deux terribles souvenirs d’enfance, liés à la peur de la mort. Le premier concerne le décès d’un voisin: un soir, il rend visite à vos parents, le lendemain, vous apprenez qu’il est mort dans la nuit. Un vrai traumatisme pour l’enfant que vous étiez.

JEAN DELUMEAU > Je dois dire que pour différentes raisons, j’ai toujours été, je ne dirais pas « fragile », psychologiquement parlant, ce serait trop dire, mais sensible, très sensible. Au malheur des autres ou au mien propre.

PLACE PUBLIQUE > L’autre souvenir, c’est lorsque vous étiez chez les Salésiens : chaque mois, on vous contraignait à lire une prière exposant une vision terrifiante de la mort, juste punition infligée à ceux qui ont péché.

JEAN DELUMEAU >
L’exercice revenait le premier vendredi de chaque mois. En final, il y avait la prière pour « celui d’entre nous qui mourra le premier ». Un jour, lors d’une conférence en Belgique, alors que je lisais cette prière, une femme m’a dit: « Mais vous avez survécu? » [grand éclat de rire].

PLACE PUBLIQUE > Ces deux souvenirs expliquent-ils votre choix d’entreprendre un travail sur la peur ?

JEAN DELUMEAU >
Disons que quelque chose m’a accompagné toute ma vie: c’est d’essayer d’occuper un créneau négligé par les autres. Quand j’étais encore à Rennes, je me suis aperçu qu’il n’existait pas d’histoire de la peur. À part des ouvrages ponctuels comme La grande peur de 1789, il n’y avait pas de livres plus généraux, plus anthropologiques. C’est une fois que j’ai eu fait ce choix, me demandant pourquoi j’avais repéré cette lacune, que m’est revenue la prière du premier vendredi du mois, chère aux Salésiens.

PLACE PUBLIQUE > De quelle façon avez-vous enclenché ce travail inédit sur la peur ?

JEAN DELUMEAU >
J’ai démarré sans contrat. Puis un jour, l’historienne Georgette Elgey, directrice de collection chez Fayard, me demande un livre sur François 1er. Je refuse en disant que je suis occupé. Elle me demande: « Si je ne suis pas indiscrète, sur quoi travaillez-vous? » Je lui dis: « Sur une histoire de la peur ». Elle est intéressée. Et c’est ainsi que je me suis lancé dans une aventure dont je n’avais prévu ni la dimension ni la durée. J’ai travaillé sur la peur et ses suites: la culpabilité, la sécurité, la confession et l’espérance du Paradis, de 1972 à 2000. Reste que c’est le premier volume, LaPeur en Occident, qui a été mon plus gros succès, traduit d’ailleurs en quatorze langues.

PLACE PUBLIQUE > Comment les livres se sont-ils enchaînés, partant de la peur, pour aboutir au paradis? On a le sentiment d’une logique implacable conduisant du négatif au positif.

JEAN DELUMEAU >
C’est absolument vrai. Ce n’était pas prémédité, mais en même temps, dès que j’ai commencé La Peur en Occident, je m’étais fait l’engagement à moi-même de ne pas en rester là, de dépasser la peur. Seulement, avant d’arriver à l’étape « paradisiaque », je me suis aperçu que je n’avais pas encore tout dit sur la peur en Occident. Car, si j’avais étudié la peur collective, je n’avais pas encore pris en compte la peur individuelle telle qu’on l’a longtemps éprouvée dans notre civilisation, la peur de soi-même comme pécheur. D’où Le Péché et la Peur, mon plus gros livre qui fut aussi le plus difficile à rédiger.

PLACE PUBLIQUE > Cette peur-là, c’est la peur de la faute, c’est la honte, c’est la maladie du scrupule, née de la culture chrétienne?

JEAN DELUMEAU >
Oui, d’ailleurs le sous-titre en est La culpabilisation en Occident. Je dois dire que, dans ce travail difficile, j’ai été aidé et soutenu par des prêtres, notamment par les Rédemptoristes de Paris chez qui j’avais pris une chambre. Ce n’était pas des curés défroqués. C’étaient des gens fidèles à leur vocation religieuse, mais qui savaient ce que c’était. Ils m’ont apporté de la documentation, ils m’encourageaient: « Il faut que vous l’écriviez, parce que vous, vous pouvez le dire en toute liberté, mais pas nous ».

PLACE PUBLIQUE > Après avoir examiné la peur, vous traitez dans le livre suivant des remèdes que nos sociétés ont inventés pour l’apaiser.

JEAN DELUMEAU >
Lucien Febvre avait écrit un article sur les assurances au 19e siècle où il posait la question: comment se fait-il qu’il n’y ait pas d’histoire de la sécurité, du sentiment de sécurité? Je me suis dit, ça y est, c’est mon sujet. Ce fut un gros livre, intitulé Rassurer et protéger, que j’ai beaucoup aimé faire. Il étudie ce qu’était la sécurisation religieuse mais aussi ce que fut la laïcisation de la sécurité à partir des 17e et 18e siècles, l’usage croissant des assurances maritimes, la naissance des Llyod’s, etc. Une partie de mon travail est devenu ensuite un petit livre séparé, L’Aveu et le Pardon, une histoire de la confession, laquelle a aussi pour objet de rassurer.

PLACE PUBLIQUE > Au bout de cette chaîne, le Paradis va bien finir par arriver. Comment ?

JEAN DELUMEAU >
Un collègue médiéviste à la Sorbonne, Michel Mollat, me dit un jour : « Delumeau, quand est-ce que vous ferez une histoire de l’espérance? » C’est ainsi que je suis passé à l’histoire du Paradis qui était mon projet lointain. Seulement, je n’avais pas prévu qu’il y aurait trois tomes.

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi une telle profusion d’histoire autour du Paradis ?

JEAN DELUMEAU >
Parce qu’il y a plusieurs étapes dans l’espérance. Au départ, elle est l’histoire d’une nostalgie. La nostalgie du Paradis perdu qui a tenu une place importante dans l’histoire des mentalités chrétiennes. Mais, une fois que l’idée d’un Paradis terrestre a disparu, est arrivée une autre espèce d’espérance paradisiaque, celle d’un Paradis terrestre dans l’avenir. Cela m’a amené à me plonger dans le millénarisme, qui s’enracine dans le chapitre 20 de l’Apocalypse16. Ensuite, la postérité du millénarisme a conduit au socialisme.

PLACE PUBLIQUE > C’est le paradis sur terre, par et pour les hommes.

JEAN DELUMEAU >
Le fondateur du mot « socialisme » est, semble-t-il, Pierre Leroux, l’amant de George Sand. Il avait écrit textuellement: « Le Paradis viendra sur terre ». Pour lui, le socialisme devait amener le bonheur sur terre.

PLACE PUBLIQUE > Ce paradis-là est hérité de la Révolution française?

JEAN DELUMEAU >
De bien avant. La notion de progrès est née fin 17e sous la plume du philosophe allemand Leibniz, qui était par ailleurs un luthérien convaincu. Le progrès est devant nous, le bonheur va venir, grâce à la science, à la technique, à l’amélioration de l’instruction et à la morale. Ce sont les idées sur lesquelles nous avons vécu jusqu’à aujourd’hui. D’où le second volume que j’ai intitulé Mille ans de bonheur. Et puis, tout de même, je n’allais pas laisser le paradis chrétien de côté. Ce fut donc le troisième tome, Que reste-t-il du paradis? aimanté par, ou dirigé vers, une espérance de bonheur au-delà de la mort.

PLACE PUBLIQUE > Mais là, ce sont vos convictions chrétiennes qui parlent ?

JEAN DELUMEAU >
Je suis chrétien et je ne l’ai jamais caché. Mais j’ai toujours dit qu’un agnostique aurait tout aussi bien pu écrire le même livre et les mêmes lignes que moi. Car il s’agissait d’étudier en historien ce qu’est devenu, dans la vie quotidienne, dans les mentalités, le thème du Paradis : Paradis terrestre, d’abord; paradis terrestre futur, ensuite; paradis dans l’au-delà, enfin.

PLACE PUBLIQUE > Aux trois tomes sur le Paradis, vous venez juste, dix ans après, d’ajouter un quatrième intitulé À la recherche du Paradis.

JEAN DELUMEAU >
C’est une synthèse à destination du grand public demandée par Fayard. J’ai laissé l’érudition de côté, mais j’y ai passé quand même deux ans. C’est une réécriture avec des interventions personnelles et des éléments de réflexion sur le pessimisme actuel. J’ai allégé cette histoire de façon à ce que l’on sente mieux la ligne continue de ma recherche, du paradis terrestre au paradis définitif.

PLACE PUBLIQUE > À partir de 2000, une fois « épuisé » le Paradis », vers quoi orientez-vous votre recherche?

JEAN DELUMEAU >
Un jour, Marguerite Yourcenar m’avait confié qu’elle préparait un roman sur Campanella, personnage que je connaissais peu. Quand j’ai eu terminé le Paradis, je m’y suis mis, non pas pour faire l’éloge d’un personnage qui ne m’est que très modérément sympathique, mais pour savoir qui il était. Car sa vie fut un véritable roman que j’ai reconstitué sans rien inventer. Ni ses trente ans de prison, ni l’interrogatoire où il a échappé à la peine de mort en feignant la folie, ni le fait qu’il ait écrit presque tous ses livres en détention, ni qu’il ait été à la fois astrologue et admirateur de Galilée. Qu’emprisonné à Rome, il fut convié par le pape Urbain VIII à venir le voir en secret pour qu’il fut son astrologue. Puis sa fuite en France où il fut recueilli par Richelieu et devint son astrologue!

PLACE PUBLIQUE > Comment fut accueillie par le public cette « parenthèse Campanella »?

JEAN DELUMEAU >
Mes lecteurs habituels ont été un peu déroutés. Qui c’est celui là? En France, personne n’a entendu parler de Campanella. En plus, sur la couverture que j’avais choisie, on avait mis un visage un peu inquiétant, qui est le seul portrait authentique que l’on ait de lui. Quoi qu’il en soit, cela n’a pas été un succès.

PLACE PUBLIQUE > Abordons la question de votre style: vous avez l’art de communiquer vos recherches au plus grand nombre avec une écriture…

JEAN DELUMEAU >
… aussi limpide que possible. C’est volontaire. Mais, j’ai eu des maîtres. L’école française d’histoire est une école qui écrit pour le grand public. Ce n’est pas le cas dans les autres pays. C’est Voltaire qui a donné le signal avec des livres comme Le Siècle de Louis XIV. Cela s’est poursuivi avec des Guizot, des Michelet. Et puis l’École des Annales. Quand j’étais étudiant, un livre m’avait enchanté: La société féodale, de Marc Bloch. C’était de l’histoire des mentalités telle que je la concevais, cherchant à saisir l’homme dans toutes ses dimensions et dans tout son environnement. Or Marc Bloch écrivait très bien, tout comme Fernand Braudel, qui fut un maître pour moi. Ces historiens avaient la volonté de maintenir une tradition. Je m’inscris dans cette ligne. Je pense aussi m’être amélioré: j’écris mieux maintenant que lors de mes premiers livres.

PLACE PUBLIQUE > Comment vous êtes-vous amélioré?

JEAN DELUMEAU >
J’ai travaillé de plus en plus mon écriture. Dans la mesure où j’aimais enseigner, j’aimais aussi être simple. En outre, j’ai bénéficié d’une leçon lorsque, dans les années 60, j’ai rédigé le livre Naissance et affirmation de la Réforme. Après avoir lu la première mouture, le directeur de collection, professeur à la Sorbonne, a été impitoyable. Il a barré tout ce qui était inutile. Il m’a rendu un grand service. Aujourd’hui, je rature énormément. C’est facile avec l’ordinateur. Par exemple, ce que j’ai écrit aujourd’hui, je vais le relire demain matin. Et je vais évidemment retrancher pour aller dans le sens de la clarté. Je pense à mes lecteurs. J’écris pour eux. Et c’est assez émouvant de pouvoir toucher les gens…

PLACE PUBLIQUE > N’avez-vous jamais été tenté par la littérature? On sent chez vous une potentialité d’écrivain.

JEAN DELUMEAU >
On m’a dit quelquefois : mais pourquoi n’écrivez-vous pas un roman? À quoi j’ai répondu deux choses. La première, c’est que, dans l’histoire, il y a plus de roman que dans tous les romans. En second lieu, je pense que j’ai eu plus de lecteurs en trente ou quarante ans par l’histoire que je n’en aurais eu par le roman.

PLACE PUBLIQUE > Malgré tout, vous pourriez être tenté par la littérature, par quelque chose de plus émotionnel?

JEAN DELUMEAU >
Écoutez, on ne peut pas dire que je sois en peine d’expression personnelle. Mon Ce que je crois, tiré à 50 000 exemplaires, certes, ce n’est pas du roman, mais c’est quand même très personnel. Ainsi que mes deux autres livres de conviction religieuse que sont Le Christianisme va-t-il mourir ? ou Guetter l’aurore. Voilà trois ouvrages personnels . Alors, pourquoi ne pas rester dans le créneau où je suis le plus à l’aise? Écrire un roman, c’est un métier aussi. Ce qui m’aurait vraiment tenté, cela aurait été de faire des films.

PLACE PUBLIQUE > Quel genre?

JEAN DELUMEAU >
J’aurais bien vu un film sur Campanella. Ou encore sur les séditions millénaristes du 15e et 16e siècle en Bohême et en Allemagne. Ce sont des sujets très impressionnants.

PLACE PUBLIQUE > En cette fin 2010, que préparez-vous ?

JEAN DELUMEAU >
J’écris un livre qui s’appellera La Seconde Gloire de Rome, ou comment Rome qui, au Moyen Âge, ne comptait plus que très peu d’habitants, est devenue aux 16e et 17e siècle une ville peuplée, florissante, rayonnante. J’y travaille actuellement au rythme de quatre à cinq heures par jour. Le livre devrait paraître dans deux ans.