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Dossier
#16
L’OSC ou l’histoire d’une utopie fondatrice
RÉSUMÉ > L’Office Social et Culturel de Rennes (OSC) a joué un rôle prépondérant dans la construction de la vie sociale rennaise. Créée au début des années soixante sous la municipalité Fréville, transformée en 1977 sous la municipalité Hervé, dissoute en 2004, cette structure a constitué une expérience partenariale Ville-associations unique en France. Elle a contribué tout au long de son histoire à fonder un véritable pacte social, culturel, éducatif, au bénéfice de la nouvelle ville et de la qualité de vie dans les quartiers.

     Depuis le milieu des années 1950, la ville de Rennes est engagée dans un développement sans précédent qui en moins de vingt ans va complètement la transformer1. De nouvelles et grandes entreprises, comme Citroën, s’implantent sur son territoire même et sur sa périphérie immédiate, les grands ensembles urbains commencent à être construits à Cleunay puis à Maurepas. Villejean et la ZUP du Blosne sont programmés pour les années 60 et 70. En même temps des vieux quartiers du centre de Rennes disparaissent pour laisser place à d’importants ensembles de constructions nouvelles à Bourg-L’Évêque, Saint-Hélier, Le Colombier… L’université accueille une population croissante d’étudiants. De 3 000 à la Libération, ils passent à 11 000 en 1965. Coincés dans la ville des 18e et 19e siècles, ils migrent dans les années 60 vers les campus neufs de Villejean et de Beaulieu.

Un grand moment initiateur pour les associations

     Rennes devient une ville moderne. Les associations et mouvements d’éducation populaire, les associations d’étudiants, les associations d’accueil d’une nouvelle jeunesse ouvrière, comme les Amitiés Sociales, sont sensibles à ces transformations. Mais cloisonnées entre elles, enfermées dans leurs propres activités, elles n’ont pas de projets collectifs pour prétendre tenir dans ces transformations le rôle auquel elles aspirent confusément. Cette situation va changer rapidement à l’initiative de l’Ager (Association générale des étudiants de Rennes) et de quelques autres associations, qui vont fonder en 1958 le Clojep (Comité de liaison des organismes de jeunesse et d’éducation populaire). Ce dernier réussit d’emblée à regrouper les grandes familles d’associations (confessionnelles, laïques, loisirs de plein air, scoutisme, folkloriques, étudiantes…).
     Entreprenant, revendicateur et inventif, le Clojep va préfigurer le futur Office Social et Culturel. Ainsi il cherche à obtenir de la municipalité une politique plus juste et plus cohérente dans l’attribution des subventions. Il réclame des subventions d’investissements et la construction d’une Maison des mouvements de jeunesse. Le projet ne verra pas le jour mais aboutira à la réalisation de la Maison du Champ de Mars dans la décennie suivante.

     La nouvelle équipe municipale dirigée par le chrétien- démocrate Henri Fréville est préoccupée par l’accueil d’une population croissante et nouvelle, particulièrement dans les grands ensembles. Il ne suffit pas de loger ces nouveaux habitants, il faut aussi répondre à ses besoins par des services de proximité et organiser sa vie sociale et culturelle. Les élus, militants sociaux, affirment des valeurs humanistes et chrétiennes-démocrates. Soucieuse de politique sociale, reprenant les idées et l’esprit du Clojep, l’équipe Fréville, sous l’impulsion de Michel Leroux, crée en 1960 l’Office Social et Culturel (OSC) avec pour objectif de structurer le mouvement associatif rennais.

     Depuis la Libération, le débat sur la démocratisation culturelle, c’est-à-dire l’accès pour tous à la culture, a pris de l’ampleur. Rennes fait partie avec Grenoble des premières villes à mettre en place une politique culturelle. Elle se dote notamment d’une Maison de la Culture. Mais comment articuler les projets et les activités de cet important établissement avec ceux et celles des associations, surtout si l’on veut atteindre les différentes catégories de population ?
     L’action socio-culturelle trouve toute sa légitimité dans cette perspective. Les mouvements d’éducation populaire soutiennent que la culture ne doit pas rester la « propriété » des grands établissements traditionnels (théâtres, opéras…) ou nouveaux comme les Maisons de la Culture. Ils se considèrent comme les mieux placés pour mettre la culture à la portée de tous et donner voix aux aspirations des différents milieux sociaux et des jeunes. Cette époque est de toute évidence le moment fondateur de l’ambition socioculturelle rennaise. L’OSC est le creuset de cette action qui sera poursuivie, approfondie et élargie sous les mandatures d’Edmond Hervé, dans le cadre de l’OSCR, à l’instigation de son adjoint à la culture, Martial Gabillard.

Les nouveaux quartiers, objectif majeur

     Dès sa fondation, les intentions de l’adjoint Michel Leroux et des élus apparaissent clairement. L’OSC ne sera pas réservé qu’aux associations. La Ville comprend que l’enjeu principal est l’organisation sociale des nouvelles populations et des nouveaux quartiers HLM. Elle passe donc une convention avec la Caisse d’allocations familiales dont les centres sociaux implantés dans les quartiers proposent déjà des activités culturelles et de loisirs pour les nouveaux habitants. Cette convention scelle un partenariat entre la Ville et la Caf. En visant un « développement global » des quartiers, elle déclenche et élargit au sein de l’OSC une concertation avec l’ensemble des équipements sociaux et culturels. Dans le même esprit, la Ville exige la présence dans l’OSC des constructeurs d’HLM et des directeurs de service public concernés questions sociales et culturelles.

     Organisme autonome, l’OSC est financé par la Ville, mais aussi par la Caf, les organismes HLM, et… les cotisations des adhérents. En 1964, un directeur est recruté. Il s’agit de Jean Verpraet, un homme du Nord, issu des mouvements de jeunesse catholique et d’« Économie et Humanisme ».
     À la fin des années soixante, l’OSC compte environ 300 associations : confessionnelles (les Patronages), laïques (le Cercle Paul Bert et la Fédération des OEuvres laïques), de jeunesse (Les Maisons de jeunes et de la culture, Auberge de jeunesse, scouts..), folkloriques (Kevrenn, groupe Gallo-Breton, Cercle celtique…), étudiantes (Ager-Unef, Mnef), Amis de la nature, associations d’amateurs (photo, théâtre, musique…)

     Première innovation, la Ville institue un dispositif original de subventions, à l’époque unique en France. Elle attribue une masse financière, dit « les fonds globaux », à l’OSC, lequel répartit cette dotation entre les associations. Différentes commissions spécialisées discutent et préparent cette répartition qui est validée par les instances dirigeantes de l’OSC. Des fonds « finalisés » sont également mis à disposition des associations qui veulent réaliser des opérations importantes (construction de locaux) ou singulières (des événements). Ces dispositifs donnent un souffle aux associations rennaises, désormais incitées à mieux penser leurs projets et à dépasser leurs différences afin d’élaborer ensemble des propositions d’intérêt public.

     Mais l’OSC n’est pas qu’un organe à distribuer des subventions. Seconde innovation, grâce à différentes commissions, l’Office devient un lieu d’échange et de réflexion. Il y en a deux au départ : la commission technique culturelle et la commission des actions socio-éducatives. D’autres s’y ajouteront : la commission enfance, la commission sociale, la commission quartiers… On y participe en nombre. Plaisir, enjeux et « petites habitudes » motivent les membres des commissions, heureux de s’y retrouver. Chacun se trouve engagé comme à son insu dans un mouvement de construction d’une culture commune. On apprend à se connaître. On apprend à établir des liens entre les volontés, les projets, et les moyens financiers.

Ce qu’on appelle le « modèle rennais »

     Pas question d’esquiver les contradictions entre les associations, les partenaires, la Ville. Ceux qui ont vécu cette expérience peuvent confirmer que l’OSC était un lieu de conflits permanents, de disputes parfois houleuses, mais un lieu où ces conflits pouvaient, par le débat, évoluer et devenir source de propositions.
     Grâce à ces commissions, on peut dire que l’Office Social et Culturel a constitué une expérience fondamentale de transformation d’un bien commun (les intérêts des différents partenaires) en bien public (projets concernant ou pouvant concerner toute une population).
     La clé de ce que l’on a appelé par la suite le « modèle rennais » fut de créer un espace d’autonomie par rapport au politique, même s’il revenait à ce dernier d’effectuer les arbitrages (le président de l’Office était l’adjoint à la culture) et de faire les choix en ce qui concerne les financements alloués à l’OSC, l’implantation et les missions des équipements, ou les politiques sociales à mettre en oeuvre.

     Les activités de l’OSC ne se limitent pas au mouvement associatif. Dès 1960, le premier comité directeur de l’OSC s’est assigné trois tâches principales: déterminer les besoins en équipements socio-culturels, gérer des centres sociaux, élaborer une politique des « locaux collectifs résidentiels ».
     Retenons deux exemples d’actions innovantes. Tout d’abord l’invention des Locaux Collectifs Résidentiels (LCR) née d’une idée ayant germé aux Amitiés Sociales, de gérer des « mètres carrés sociaux ». La formule consiste à encourager les promoteurs publics et privés à réserver dans les immeubles qu’ils construisent des locaux destinés aux activités des habitants. Rennes fut pionnière de cette expérience, systématisée par une circulaire ministérielle de 1967 sur les « Locaux collectifs résidentiels » (LCR), obligeant les constructeurs à aménager des espaces devant « favoriser la vie sociale et culturelle » des habitants.
     L’OSC exploita une autre idée née de la concertation : transformer ces locaux en participations financières à la réalisation d’équipements collectifs de proximité, à usage social et culturel.

     Pour l’OSC, les années 1970 sont cependant marquées par une crise permanente. Jean Verpraet, le directeur, Jean- Pierre Delauney de la CAF, et le président Gérard Pourchet, (maire-adjoint) portent l’Office à bout de bras et le sauvent momentanément. Mais l’OSC a perdu sa raison d’être initiale. Ses partenaires ont beaucoup évolué face aux nouvelles réalités urbaines. De son côté, la Ville ne peut plus accepter de soumettre à l’OSC des questions qui relèvent de sa compétence et de sa souveraineté, et de sa capacité à gérer et à articuler l’ensemble des univers culturels et socioculturels rennais. La Ville a besoin de son propre organisme. Les HLM continuent de construire, mais doivent gérer désormais un parc immobilier important avec des problèmes spécifiques. La Caf assure de plus en plus orientée vers l’action sociale ne peut plus accepter d’être, au sein d’un même organisme, sous la coupe des associations. Celles-ci inversement supportent mal le poids des puissants partenaires de l’Office. Mais surtout, la différenciation des associations va bon train. Les grandes associations traditionnelles de la ville, comme le Cercle Paul Bert et les Patronages, les grandes fédérations comme les MJC et Léo Lagrange, ont accru leur puissance. Leur implantation dans les quartiers les a conduits à toucher de nouvelles populations et à étendre leurs activités.

     Dans ces conditions, les différents partenaires n’ont plus de défis communs à relever, d’aventure collective à partager. Leur séparation est inévitable. Elle va constituer le point de départ d’une nouvelle époque fondatrice de la vie culturelle et sociale rennaise.
     En 1977, la nouvelle municipalité de gauche, sous l’impulsion de l’adjoint Martial Gabillard, engage une profonde réforme qui aboutit à la création de trois organismes différents:
     -La Direction du développement culturel créée pour gouverner, à l’intérieur de l’administration municipale, l’ensemble des politiques culturelles et socio-culturelles de la Ville.
     - L’Apras, association pour la promotion de l’action et de l’animation sociale, qui rassemble les partenaires publics de l’action sociale où est transférée en particulier la gestion des centres sociaux. La direction en est confiée à Jean Verpraet, puis Jean Lemesle.
     - Enfin, l’OSCR, l’Office social et culturel rennais, qui tout en gardant partiellement le nom devient une structure très différente de l’OSC. Le nouvel office n’est plus qu’un organisme purement associatif.

     Présidé par Jacques Ruellan et dirigé par Jacques Faucheux, l’OSCR devient un acteur marquant de cette période refondatrice de l’action socio-culturelle et associative locale, avec environ 400 associations adhérentes. La méthode des « fonds globaux » est complètement revue pour être mieux adaptée à la diversité des associations. Des groupes de réflexion se réunissent sur tout ce qui touche la vie locale : l’habitat et la vie sociale, la délinquance, le Tiers Monde, les handicapés, le théâtre amateur, l’information, l’audio-visuel, la consommation, les conventions…
     « S’y ajoutent des groupes de travail opérationnels : festival de la chanson, mois des arts plastiques, prisons dans la ville, semaines de la petite enfance, carnaval, échanges ville-campagne, semaine du Nicaragua… Au total, 26 groupes qui se réunissaient régulièrement, engageaient des actions urbaines, bâtissaient des projets collectifs, jouaient un rôle d’interlocuteurs permanents des pouvoirs publics. Les groupes s’éteignaient quand les missions étaient accomplies, ou lorsque l’actualité s’était éloignée, mais d’autres groupes apparaissaient », témoigne Martial Gabillard dans son livre.

Espace des sciences, Maison de la consommation…

     De grands projets voient le jour. Parmi les plus marquants : le Centre culturel islamique, inauguré en 1983, le collectif d’associations des handicapés. D’autres organismes émergent parmi lesquels la Maison des relations internationales, l’Union des associations bretonnes du pays rennais (UPRACE), Skeuden Bro Roazhon, le Comité local d’insertion sociale (CLPS), la Maison de la consommation, l’Espace des sciences, les premières radios locales, le Centre régional de la chanson, le Centre rennais d’information des femmes, la Boutique de gestion. L’Office assure aussi des animations : festival de la chanson, mois des arts plastiques, mois sur la santé, expositions… À noter que certaines de ces associations comme la Maison des relations internationales, la Maison de la consommation, l’Espace des sciences vont s’affranchir de l’OSCR, lorsque le projet de leur constitution aura abouti.

     Cette période est aussi très marquée par la réalisation d’un maillage d’équipements socio-éducatifs sans égal en France. On passe de 17 000 m2 en 1997 à environ 49 000 en 2008 ! Chaque équipement est conçu par les élus et les services municipaux en concertation avec les associations vouées à en assurer la gestion. L’adjoint Martial Gabillard invente entre 1977 et 1979 une formule innovante de conventionnement entre la Ville et les associations gestionnaires d’équipements pour une durée de six ans.
     Une évaluation effectuée entre 1989 et 1991 révèle l’importance prise par les 33 équipements concernés qui touchent directement plus de 200 000 personnes. Ces équipements n’attirent pas seulement les usagers des activités proposées, ils accueillent aussi des publics venant des associations environnantes, des rassemblement familiaux. L’évaluation démontre que les « équipements résidentiels », comme on les appelait, sont devenus des centres actifs de l’animation culturelle dans les différents quartiers de la ville. L’enquête confirme aussi que ces équipements ont complètement transformé le système socio-culturel et le mouvement associatif rennais.

     Nouvelle étape, avec le développement des équipements de quartier et leur conventionnement avec la Ville, avec la prise d’indépendance de certaines associations, l’OSCR arrive au terme de son oeuvre. Comme l’OSC jadis, il perd sa raison d’être. Vers 1995, il se meurt, malgré les efforts de sa directrice Madie Pierret et de la Ville pour le relancer. Une évaluation de l’OSCR démontre que l’Office n’a plus alors aux yeux de la plupart des associations les ressorts et les moyens de ses ambitions, que ses missions sont devenues floues et peu mobilisatrices. Les associations elles-mêmes se montrent peu attachées à s’investir dans des « objectifs collectifs ». L’OSCR, même après que lui furent confiées la gestion et l’animation de la Maison du Champ de Mars, allait vers sa fin. Il fut dissout en 2007 remplacé à nouveau par de nouvelles institutions.
     Au fond, l’OSCR est mort de sa réussite, comme acteur indispensable dans le maillage et la consolidation des institutions culturelles, socio-culturelles, socio-éducatives, qui font aujourd’hui l’exception rennaise.

     Ce qui marque toujours la réussite d’une telle aventure, c’est le rôle de ceux qui la portent. Diriger, animer, orchestrer, promouvoir cette entreprise ne pouvait se faire qu’avec des personnages d’exception. Citer, ne serait-ce que les plus importants qui ont jalonné cinquante années de l’histoire rennaise serait injuste à l’égard de tous ces « faiseurs de cité », ces générations successives de leaders et de militants, avides d’idéaux démocratiques, fous de projets, qui ont bâti avec et grâce à leurs différences, comme les héros de Ken Follett, les « cathédrales » de leurs rêves.
     Cette longue histoire de l’OSC et de l’OSCR est celle de la construction et de la refondation permanente du contrat social, débattu, partagé, éclairé de réflexions incertaines, ou d’assurances fragiles de chercheurs. Finalement, cela a été une histoire simple entre personnes ayant appris, dans le respect réciproque, les exigences du dialogue, et les passions maîtrisées du conflit.

     Cette histoire nous donne une leçon qu’il serait périlleux d’oublier : la vie commune de la cité exige de bien la connaître, de remettre constamment en cause ce qu’on croit savoir d’elle, de refonder en permanence les mesures, les institutions créées à un moment pour de bonnes raisons, mais que le temps de l’histoire érode. Le constat fréquent aujourd’hui est que nous sommes entrés dans une autre époque, celle où il faut apprendre à concevoir et conjuguer les associations et les institutions de proximité à l’échelle des quartiers et à l’échelle de la métropole. Elles ne se feront pas ou ne trouveront pas leur pertinence sans qu’elles soient pensées collectivement. C’est l’exigence d’une tradition rennaise. Elle devrait, en bouleversant bien des certitudes et des suffisances, éclairer l’avenir.