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Dossier
#17
La grande hauteur.
Une architecture incomprise et controversée
RÉSUMÉ > Les immeubles de grande hauteur sont nés à New York et Chicago au 19e siècle. Prouesse technique, ils n’apparaissent pas d’un seul coup mais sont le fruit d’une histoire toujours en mouvement dont nous racontons ici le premier acte de 1870 à 1940. La France, pourtant pays de la tour Eiffel, a toujours manifesté des réserves à l’égard de la grande hauteur.

     En architecture, la grande hauteur a toujours suscité des réactions vives, bien avant les images hallucinantes des Twin Towers de New York en flamme, le 11 septembre 2001 ; en fait, elle inquiète depuis sa naissance même, en France du moins. Elle est le produit de facteurs qui ont nourri le doute en même temps que fait la force du 19e siècle, parce qu’ils sont liés à l’apparition du machinisme dans la cité, à l’usage intensif de matériaux nouveaux (fer, verre et, surtout, acier), à l’inventivité formelle des architectes et structurelle des ingénieurs, à l’audace des commanditaires, à l’expansion du trafic, à l’essor de l’industrie de main-d’œuvre, à l’urgence de la question sociale, parfois au hasard des circonstances, bref à tous les problèmes que suscitent des sociétés où le mouvement, puis la vitesse, s’installent partout comme des données premières.

Le proto-gratte-ciel, un modèle nord-américain

     En étant schématique, on peut dire que le prototype de la tour naît de la combinaison de trois facteurs : 1. les squelettes de métal expérimentés à l’intérieur des constructions (Oxford Museum, 1855-1860) ; 2. L’invention de l’ascenseur par Elisha G. Otis (employé pour la première fois, en 1857) ; 3. Le caractère rectiligne du dessin urbain dans les villes industrielles nord-américaines, où des espaces dégagés sont prêts à accueillir des objets autoportants, sans la limite d’un gabarit strict de hauteur comme il en existe alors en Europe (5 étages à Paris). Ce système de grille est spectaculaire à New York et à Chicago où la croissance démographique est multipliée par six, entre l’incendie de 1871 qui ravage cette ville auparavant largement bâtie en bois, et 1900 (1,7 million d’habitants).

     Le gratte-ciel n’apparaît toutefois pas d’un seul coup et c’est pourquoi les deux villes s’en disputent la paternité. L’un des tout premiers « elevator buildings » (c’est-à-dire un édifice doté d’un ascenseur), livré en 1868-1870 par Arthur D. Gilman, Edward H. Kendall et George B. Post, pour l’Equitable Life Assurance Company, à New York, est de taille encore modeste (4 étages). Plus décisifs sont, en 1873-1875, le Tribune Building (Richard M. Hunt) et le Western Union Building (Post), toujours à New York, car ils mettent en place la morphologie ternaire qui s’impose pour longtemps : un ou deux étages de boutiques en bas, six à huit étages homogènes de bureaux au milieu, un étage d’amortissement en haut, le tout distingué par les ordres colossaux traditionnels reposant sur un soubassement massif et sommés d’une corniche.
    Appliquant cette formule, Henry H. Richardson, un architecte formé à Paris, et Dankmar Adler, associé à Louis Sullivan, jettent ensuite les bases de ce que les historiens nomment l’école de Chicago, le premier dans le Marshall Field Wholesale Store (1885-1887), les seconds dans le célèbre Auditorium Building (1887-1889), tous deux d’allure plus compacte. L’immeuble le plus célèbre de cette série de « proto-skyscrapers » demeure, à Chicago encore, le Rookery Building (1885-1886) des architectes Daniel H. Burnham et John W. Root, qui tente de s’affranchir avec timidité de l’ordonnancement classique d’origine.

     À ces dates qui, chacun le remarque, coïncident avec l’expérience de Gustave Eiffel à Paris pour l’exposition de 1889, l’explosion des besoins et une spéculation foncière forcenée provoquent, à Chicago, un bond qualitatif et quantitatif, qui, en quelques années, consacre la grande hauteur, proprement dite. Dans le Reliance Building (1890- 1894), Burnham et Root atteignent déjà 14 étages, débarrassés de la lourde maçonnerie d’avant, sorte de cage légère posée sur une base indistincte, tandis que les façades où s’encastrent les « Chicago windows », sortent de la structure, annonçant le mur-rideau. Alors que les recherches plastiques continuent dans un standard stabilisé, la course à la hauteur reprend néanmoins de plus belle, mais à New York : Robert H. Robertson passe à 28 étages au Park Row Building (1896-1899). Cette fois, il apparaît que la rupture avec l’échelle européenne est bel et bien consommée.
    On réduit souvent cette aventure au squelette de métal de William Le Baron Jenney (autre architecte américain formé à Paris) pour le Home Insurance Company Building (1885), à Chicago, haut de 42 m – il est vrai remarquable –, qui rappelle la cage autoporteuse du moulin Menier à Noisiel (1872, Jules Saulnier). Mais les choses ne sont pas aussi simples. La complexité des problèmes initiaux à résoudre pour bâtir en hauteur (fondations en radier, contreventement des parois, lutte contre le feu, répartition des charges, résistance des matériaux, contrôle de l’oscillation, unité stylistique) aboutit à de nombreux tâtonnements, tant matériels que formels, qui font que l’apparition du gratte-ciel n’est pas une marche linéaire triomphale vers un type d’architecture, dûment maîtrisé, porteur d’emblée d’une nouvelle valeur symbolique.

Après 1918, la compétition entre le réel et le phantasme

     Il faut l’entre-deux-guerres pour en venir à bout, dans la période de croissance qui précède le krach de 1929, aux États-Unis, où les idées de l’avant-garde messianique européenne font peu recette. Ces images américaines ont fait le tour du monde. Sans la moindre gêne, Manhattan se hérisse d’un manteau de rêve, très éclectique, où se distingue la proue solitaire, revêtue d’un habit classique, du Flat Iron Building (Burnham, 1909). En 1916, pour préserver l’ensoleillement et l’aération des rues, le règlement de zonage de New York impose, au-delà d’une hauteur maximale, un retrait qui donne aux tours suivantes la forme de ziggourats. Cass Gilbert réinterprète alors les piliers et les flèches du gothique perpendiculaire anglais dans le Woolworth Building (1917).
    Mais les générations d’après trouvent le moyen de se libérer de ces redents obligatoires en éloignant l’immeuble de la rue, comme le font Louis Skidmore, Nathaniel A. Owings et John O. Merrill dans la Lever House (1952) ou Ludwig Mies van der Rohe, un des maîtres des grands monolithes lisses, dans le Seagram Building (1958).
    Pour lors, c’est le concours pour le siège du Chicago Tribune qui, en 1922, stimule l’imagination des architectes, appelés à produire, sur une parcelle plus ample, une icône du génie américain. Deux Européens s’y distinguent. En vain. Adolf Loos, propose de convertir le fût entier du gratte-ciel en une gigantesque colonne dorique posée sur une base à redents. Eliel Saarinen imagine, lui, une forme télescopique dont la linéarité, allégée en hauteur par des retraits successifs, fait école, malgré l’échec du projet classé second. Mais les vainqueurs, Raymond M. Hood et John M. Howells, à nouveau un transfuge de l’École des Beaux-Arts de Paris, préfèrent garder une enveloppe néo-gothique, dont les trois parties canoniques résolvent avec habileté les contraintes du programme, tout en imposant la plastique d’une cathédrale moderne.
    La critique européenne s’étrangle à cette vision « réactionnaire ». Le directoire du journal n’en a cure : il voulait un lieu qui fonctionne et une vigie symbolisant son ambition morale de s’élever au-dessus des miasmes de la cité. Il l’a. De là, le malentendu s’installe entre les deux rives de l’Atlantique. Le Corbusier le résume, à sa manière, dans Vers une architecture (1923), en disant : « Écoutons les conseils des ingénieurs américains. Mais méfions-nous des architectes américains. » Le réalisme de ces derniers s’embarrasse d’autant moins de scrupules que la grande hauteur chamboule l’économie de la construction : la modeste agence d’architecture à l’européenne est remplacée, outre-Atlantique, par des groupements de praticiens qui prennent vite la taille de grosses entreprises pérennes, puisque certaines d’entre elles existent toujours aujourd’hui, longtemps après la mort de leurs fondateurs, dont elles gardent le nom.

De la munificence des styles à l’exigence de la fonction

     En dépit de la crise, la « théâtralité consumériste », comme la qualifie William J. R. Curtis, ne faiblit donc pas dans les 259 m du Chrysler Building de William van Allen (1928-1930), justement fameux pour son élégance expressionniste, saturée d’allégories (l’aigle américain, le chevron de la firme automobile), et le luxe de ses matériaux. Mais celui-ci est vite surclassé par l’Empire State Building de Richmond H. Shreve, Thomas W. Lamb et Arthur L. Harmon (1931), le plus haut du monde (381 m), véritable ville verticale dont les quartiers sont distribués selon leur fonction. Puis vient le complexe babylonien du Rockefeller Center (1931-1940), achevé après la mort de Hood, son superviseur, dont les batteries d’ascenseurs sont relayées par un réseau de rues et de galeries desservant ses différentes tours, mais en sous-sol.
    Après le cliché romantique de la ligne d’horizon (« skyline »), celui, rationaliste, de l’arbre, comme l’invoquait l’un des pères de la modernité américaine, Sullivan, lui-même auteur du Wainwright Building, à Saint- Louis (Missouri, 1890-1891), pour exprimer le rassemblement du savoir-faire technologique, de la force financière et de la rigueur managériale, ne pouvait pas être mieux représenté. Dépassant dès lors l’image idéalisée de la verticalité, les architectes américains décodent peu à peu les complexités de ce qui est enfin devenu un type : l’emboîtement des niveaux horizontaux, la diffusion de la lumière sur des plateaux rayonnants, le rôle du noyau central, la division des niveaux, la mixité des fonctions (car l’unité de l’immeuble de bureaux d’autrefois doit être revue), la maîtrise des circulations, la membrane des façades.
    Une première synthèse entre le réalisme états-uniens et les idées du mouvement moderne, intégrant cette complexité, se fait jour, en 1926-1932, dans le Philadelphia Savings Fund Society, de George Howe (à nouveau un ancien des Beaux-Arts de Paris) et William E. Lescaze (formé, lui, à Zurich), qui s’affirme, dissymétrique au possible, pour concilier, dans une structure dynamique, les volumes écrasés de son piédestal (agence bancaire), verticaux de son corps principal, à l’avant, équipé de l’air conditionné, et de sa colonne d’ascenseurs, à l’arrière. C’est ce que l’on appelle bientôt, à la suite d’une exposition du Museum of Modern Art à New York, en 1932, le « style international ». L’architecture étant revendiquée comme volume plutôt que masse, le modèle de la tour s’apprête, après la guerre de 1939-1945, à assimiler cette improbable synthèse entre le vieil idéalisme et l’industrialisation de masse. C’est une autre longue histoire.

L’origine des réticences françaises

     Alors qu’elle a formé les meilleurs architectes du Nouveau Monde, la France réagit à l’émergence des tours en fonction de la relation ambiguë – historique et culturelle – qu’elle entretient avec les États-Unis. La grande hauteur n’est certes pas absente du débat hexagonal. Mais, sans remonter jusqu’aux prémices du 19e siècle, elle existe peu dans les faits et beaucoup sur le papier. Peu après le déballage public qui a opposé les intellectuels français sur la tour Eiffel, aux arguments souvent navrants, l’exposition universelle tenue à Chicago en 1893 donne aux visiteurs internationaux l’occasion d’une confrontation objective avec les réalisations américaines.
    Les Anglais et les Allemands reconnaissent alors l’audace locale. Le regard des Français est plus sceptique, car l’architecture leur paraît toujours plus un art qu’une entreprise. Il est plus condescendant aussi, malgré la surprise devant le rythme des chantiers, les techniques de construction et l’importance des paramètres économiques. Les professionnels discutent les bénéfices du gratte-ciel « américano-roman », voient comment il articule le tissu urbain, optimise l’usage du sol, distribue les espaces, permet de chauffer de vastes volumes. Mais leurs idées ne sont pas nettes, lorsqu’ils taxent l’immeuble de bureau de « maison haute ». Quant à l’ossature métallique, elle ne convainc pas, quand, plus tard, on la confronte au béton.

     Après 1918, la grande hauteur est pourtant expérimentée dans le quartier dit justement des gratte-ciel, à Villeurbanne (1927-1931), vaste ensemble à usage d’habitat social bâti par Môrice Leroux dans la banlieue ouvrière de Lyon. On y remarque deux tours, de 19 étages, techniquement inventives (pour leur chauffage notamment), érigées en gradins sur une structure de métal qui n’est pas sans rappeler l’exemple américain.
    Peu auparavant, la grande hauteur a été agitée comme une sorte d’épouvantail par les deux papes de l’entredeux- guerres : Auguste Perret et Le Corbusier. Le premier dessine une avenue bordée de tours pour l’habitation, vaguement éclectiques, partant des anciennes fortifications de Paris, vers la banlieue. Il publie cette planche dans L’Illustration du 12 août 1922, mais se démarque aussitôt de l’influence nord-américaine dont il juge les gratte-ciel trop élevés et les rues trop étroites.
    À la même époque, lui-même rétif à cette influence, Le Corbusier prépare un schéma de ville pour 3 millions d’habitants qu’il transpose, peu après, dans le plan Voisin de Paris, dévoilé lors de l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, en 1925. Il place sur la rive droite de la Seine, d’immenses artères de circulation pour la reine automobile, cantonnées de dixhuit tours cruciformes qui annihilent le tissu antérieur, ne gardant du passé que quelques marqueurs. Cette provocation déclenche, on s’en doute, un tollé.

    Aussi, lorsque survient le concours pour l’aménagement de la voie monumentale partant de la porte Maillot (1930), où s’exprime une timide forme d’américanisation, les projets de tours (par Henri sauvage, Robert Mallet-Stevens, entre autres) sont-ils recalés. C’est pourtant l’année où Paul Morand publie New York. Mais on se souvient des éructations de Louis-Ferdinand Céline (alias Bardamu), y débarquant au petit matin et découvrant, avec horreur, dans Voyage au bout de la nuit (1932), une « ville debout, (…) pas baisante du tout, raide à faire peur » !
    Le premier chantier français de la grande hauteur ne débute, en définitive, qu’en 1933 à la cité de La Muette (Eugène Beaudouin, Marcel Lods), à Drancy : 5 tours de 14 étages, ponctuant des immeubles parallèles, en bande, de 4 étages, autour d’une immense cour, au destin funeste puisqu’elle est transformée, pendant la Seconde Guerre mondiale, en camp de transit pour les Juifs, avant leur déportation vers les camps de la mort.
    Au-delà de cet usage terrible par les nazis, La Muette est davantage tenue, à juste titre, comme l’ancêtre de nos grands ensembles. Il est vrai qu’elle a peu en commun avec les expériences américaines. Tout y est différent : matériau, objectif, technologie, emprise au sol, rapport à la ville, sécurité, idéologie, financement, etc., en sorte qu’il y a, depuis ce temps, une confusion française typique, entre tour et grand ensemble, entre tour de bureaux et barre de logements.

     Or, si l’on veut, au regard de ces faits, prendre les moyens d’un jugement raisonnable sur les tours, pour les besoins de notre temps, il faut se libérer de quelques clichés. Résumons quelques points clés. La tour n’est pas un type unique, caractérisé par sa seule hauteur (plus de 10 étages), loin de là. Elle ne se réduit pas à un objet hors norme, une icône d’autant plus agressive pour l’environnement qu’elle est isolée, spectaculaire et innovante. Ses parties hautes sont moins déterminantes que sa base, car c’est celle-ci qui commande son insertion dans la ville : parvis, podium, jardin, dalle, place, etc., ne se ressemblent pas.
    Le site d’implantation conditionne donc la taille et le profil architectonique des projets, non l’inverse, puisque la tour n’est pas dévoreuse d’espace au sol. Elle s’accommode au contraire de parcelles cadastrales assez modestes et est compatible avec la topographie des îlots historiques. D’où la variété des lieux et des échelles possibles dont dépend l’approche de la densité, de l’énergie, de la durabilité et des circulations.
    Les auteurs d’un récent (et remarquable) Manuel de la grande hauteur distinguent ainsi plus de vingt combinaisons entre « le monument en coeur d’îlot » et la « mégastructure de tours ». Les aménageurs pourraient en tirer d’utiles leçons pour l’avenir.