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Histoire & Patrimoine
#32
La nouvelle donne politique à la Libération
RÉSUMÉ > C’est une dimension essentielle et pourtant relativement méconnue de la Libération de Rennes : comment s’est recomposé le paysage politique local, dans les mois qui ont suivi l’arrivée des troupes américaines, il y a soixante-dix ans ? Cette période charnière fait apparaître des clivages partisans et des tensions politiques qui vont durablement marquer la vie municipale de l’après-guerre.

     Le 4 août 1944, lorsque les troupes américaines entrent à Rennes et libèrent la ville, elles sont accueillies par les nouvelles autorités mises en place la veille à l’instigation de la Résistance intérieure et du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), soucieux tous deux d’affirmer la souveraineté française et d’éviter toute perspective d’administration militaire américaine. C’est l’universitaire Yves Milon, ancien membre des réseaux de résistance Johnny puis Ker, émanations de l’Intelligence Service, qui a été nommé à la tête de la délégation spéciale chargée d’administrer la ville. Il peut ainsi, en ce jour de libération, haranguer la foule enthousiaste, perché sur le toit d’un camion américain devant le balcon de l’Hôtel de ville, pavoisé du drapeau américain et du drapeau tricolore, où sont réunis côte à côte officiers alliés et représentants de la France libérée. Quelques jours plus tard, le 20 août, la venue du général de Gaulle en ce même Hôtel de ville conforte aux yeux de tous le nouveau pouvoir municipal.

Mise en place de la délégation spéciale

     Cette affirmation d’un nouveau pouvoir municipal après la longue période d’occupation ouvre un temps de transition propice à une dynamique de recomposition politique. Elle s’inscrit dans l’atmosphère de relative unité qui marque la Libération puis dans la renaissance de la compétition électorale qui accompagne le renouveau de la vie démocratique dans le pays.
    À Rennes, la délégation spéciale remplace une municipalité qui s’était longtemps incarnée dans la figure de François Chateau, élu en 1935 mais maintenu par le régime de Vichy jusqu’à ce que les menaces des autorités allemandes le poussent à s’enfuir le 14 juin 1944. Considéré comme démissionnaire d’office, il avait été remplacé brièvement par le docteur Patay, ancien responsable de l’Union nationale des combattants (UNC), nommé par les autorités de Vichy. C’est donc ce dernier qui, le 3 août, accepte de remettre sa démission aux représentants de la Résistance. La délégation spéciale présidée par Yves Milon, désormais en charge de l’administration de la ville, compte alors neuf membres, délégués des principaux mouvements de Résistance. Elle s’élargit sensiblement le 9 décembre lorsqu’un arrêté porte nomination de dix-sept nouveaux membres, parmi lesquels des représentants de formations politiques comme la SFIO ou le PCF. Cette arrivée n’est pas sans susciter des tensions au sein des organisations de la Résistance qui avaient pensé le renouvellement de la vie politique française à la Libération dans un autre cadre que celui des anciennes formations politiques. La démission, le 27 décembre, d’Albert Hec, délégué du Mouvement de Libération nationale (MLN) et membre initial de la délégation spéciale en témoigne : c’est au nom du refus « des manoeuvres démagogiques » issues du « jeu de luttes partisanes » qu’il justifie sa décision.
    Dans une ville où les impératifs de la reconstruction s’imposent, du fait des destructions liées au conflit, tandis que l’enthousiasme de la Libération se dilue dans l’attente de la fin de la guerre et les difficultés de ravitaillement, le nouveau pouvoir doit également préparer les prochaines élections municipales prévues en avril-mai 1945, première étape d’un long processus électoral.

Les élections municipales d’avril-mai 1945

     Désireux d’afficher un unanimisme résistant, les forces politiques et les mouvements de Résistance représentés au sein de la délégation spéciale entendent pérenniser une union que le processus de mise en place des nouvelles institutions ne semble pas encore remettre en cause. La liste « antifasciste de la Démocratie et de la Résistance » que conduit alors Yves Milon regroupe ainsi un large spectre politique allant des républicains modérés aux communistes, en passant par les socialistes et les radicaux. C’est bien autour de la légitimité résistante que se fait l’union de cette liste. Sa dénomination dit d’ailleurs clairement tout ce qu’elle doit au contexte de la Libération, tandis qu’elle est largement composée de membres de la délégation spéciale. Elle trouve face à elle une liste de droite, menée par l’ancien maire François Chateau, et une liste de sensibilité démocrate-chrétienne conduite par Victor Janton et le docteur Le Gal La Salle. Si la première, intitulée « Union pour la reconstruction de la ville », composée de radicaux et de modérés, s’inscrit dans la continuité de la vie politique locale d’avant-guerre, il n’en est pas de même de la seconde. La liste « Entente républicaine et populaire » est, en effet, l’émanation d’une nouvelle formation politique, le Mouvement républicain populaire (MRP) qui a tenu son premier congrès national en novembre 1944 et qui s’organise alors sur le plan départemental. La présence d’une telle liste à Rennes souligne les ambitions de cette formation politique qui cherche à se démarquer de la droite traditionnelle et à affirmer, dans le contexte de l’après-guerre, la spécificité politique de la démocratie chrétienne. La présence dans la capitale bretonne du journal Ouest-France, fondé à la Libération à la place de L’Ouest-Éclair, lui fournit un soutien de poids tant ce dernier apparaît lié au MRP sans en être stricto sensu l’émanation.
    Les résultats des élections municipales d’avril-mai 1945 à Rennes s’inscrivent alors dans le contexte d’un important renouvellement municipal dans les grandes villes de la région, marqué par l’avènement de nouvelles générations de maires. La liste d’Yves Milon, largement en tête au soir du premier tour, l’emporte nettement à l’occasion du second tour, le 13 mai, sur ses deux listes concurrentes avec 55 % des suffrages, obtenant ainsi la totalité des 36 sièges à pourvoir. Le vote des Rennais vient donc conforter l’action et la légitimité d’Yves Milon qui devient alors, le 18 mai 1945, le premier maire de la capitale bretonne de l’après-guerre. La personnalité politique du maire, indépendant de toute affiliation partisane, comme la diversité politique de sa liste ne doivent pas masquer la forte présence des gauches en son sein et notamment la présence des communistes qui participent ainsi pour la première fois à la gestion de la ville. Le nouveau maire peut alors se féliciter que « les années de honte [soient] passées » et inscrire son action dans « le respect des lois laïques et républicaines ». Mais l’unanimisme résistant qui a caractérisé la composition de la liste victorieuse va être confronté aux tensions politiques internationales puis nationales qui, notamment à partir de 1947, impriment leur marque à la vie de la cité.

     La création du Rassemblement populaire français (RPF) en avril 1947 par le général de Gaulle, désormais engagé dans une opposition frontale à la IVe République, puis le renvoi des ministres communistes du gouvernement le mois suivant témoignent de la montée des tensions politiques dans le pays tandis que le monde bascule dans la guerre froide. La vie politique rennaise en subit rapidement les conséquences du fait des divergences partisanes au sein de la municipalité. Les tensions qui couvaient en son sein éclatent ainsi à l’occasion de l’annonce de la venue du général de Gaulle à Rennes à la fin du mois de juillet 1947. Pour les communistes, cette initiative qui s’inscrit dans la campagne de propagande en faveur du RPF ne peut que susciter une violente hostilité. De fait, dès le 10 juillet, la municipalité est interpellée par le Comité de vigilance pour la défense de la République, qui réunit à côté du PCF et de la SFIO, un certain nombre d’organisations qui leur sont liées, à l’instar de la CGT, de l’Union des femmes françaises ou des Jeunesses socialistes. Ce Comité lui demande de refuser de mettre à la disposition du RPF une place publique de la ville, arguant qu’il s’agit là d’un « rassemblement de factieux ». Dans ce contexte, la réunion du conseil municipal, le 11 juillet 1947, est l’occasion d’une violente crise suite à la promesse du maire d’accorder le Champ de Mars comme lieu de réunion et de manifestation aux partisans du général de Gaulle. Cette décision est violemment attaquée par les représentants du PCF qui s’offusquent de ne pas avoir été consultés et qui dénoncent vivement l’attitude du maire en cette affaire. Ils proposent alors au conseil municipal le vote d’une motion qui, constatant que « la propagande, l’agitation et les écrits du RPF ont pour but d’abattre les institutions républicaines que le peuple s’est données librement », refuse à la fois d’accorder le Champ de Mars au général de Gaulle et de le recevoir officiellement.
    La discussion qui s’ensuit montre le souci des communistes de décrédibiliser la figure résistante du général de Gaulle dont ils rappellent les pratiques autocratiques durant la guerre tandis qu’ils dénoncent la présence de nombreux « Vichyssois plus ou moins repentis » au sein de son mouvement. Dénonçant le sectarisme de cette proposition, rappelant l’éminent résistant qu’est le général de Gaulle, le maire peut compter sur l’appui des représentants du parti radicalsocialiste. Mais, quoique gênés par la radicalité de la motion et sans doute conscients de la manoeuvre politique qu’elle constitue, les représentants de la SFIO se rallient finalement au refus d’accorder le Champ de Mars au général de Gaulle. Le vote qui s’ensuit est un sérieux camouflet pour le maire puisque la décision de ne pas accorder une place publique au général de Gaulle est adoptée par 18 voix contre 7, 6 élus étant absents. Prenant acte de cette décision contraire à ses voeux, Yves Milon annonce alors immédiatement qu’il remettra sa démission au préfet le lendemain de la fête nationale du 14 juillet. Cette décision suscite un certain émoi chez les socialistes, qui n’entendaient nullement rompre l’équipe municipale ; certains d’entre eux lui réaffirment d’ailleurs publiquement leur confiance. Quant aux radicauxsocialistes, ils annoncent qu’ils suivront le maire dans sa démission. Ce sont finalement 11 élus municipaux, dont 3 adjoints, qui le rejoignent dans sa décision. À l’instigation du préfet, qui lui a demandé d’ajourner sa démission jusqu’aux prochaines élections municipales d’octobre 1947, Yves Milon accepte de rester en poste jusqu’au 17 septembre, date à laquelle il confie à son premier adjoint, le socialiste Eugène Quessot, la fonction de maire par intérim.

Les élections municipales d’octobre 1947

     C’est dans ce climat tendu à la fois sur le plan national et sur le plan local que se déroulent les élections municipales de 1947 où, pour l’essentiel, quatre listes se disputent les suffrages des Rennais. Quoique sans appartenance partisane, l’ancien maire Yves Milon s’est rallié à la figure du général de Gaulle qui incarne toujours pour lui les espérances et l’unanimité de la Résistance. Il prend donc la tête d’une liste « de concentration républicaine pour le Rassemblement du Peuple Français » dont la composition va des radicaux-socialistes au RPF. La tonalité très politique de la profession de foi de cette liste, où la dénonciation du tripartisme se mêle à l’évocation de la menace communiste, montre que les enjeux municipaux sont alors largement transcendés par le contexte de guerre froide. Les attaques contre le tripartisme et l’évocation des « trois partis totalitaires » révèlent d’ailleurs qu’à cette date les relations entre le RPF et le MRP sont singulièrement tendues du fait d’une concurrence exacerbée sur l’électorat conservateur. Pourtant, tout en rappelant la décision du maire et de ses colistiers socialistes et communistes d’exclure le MRP de toute participation à la vie municipale en avril 1945, du fait de leur refus de fusionner les listes au lendemain du premier tour, les représentants de la liste d’Entente républicaine populaire, émanation de ce parti, se singularisent en centrant leur campagne sur les enjeux purement locaux. À gauche, en revanche, l’entrée en guerre froide détermine, de la même façon que pour le RPF, la tonalité de la campagne. La liste de la SFIO dénonce conjointement le RPF et le parti communiste qui constituent tous deux, selon elle, « des risques de guerre civile et un danger de dictature ». Quant à la liste d’Union républicaine et résistante présentée par le PCF, elle dramatise à l’envi l’enjeu de ces élections en appelant « le peuple à faire front contre le danger que font courir à la paix les impérialistes étrangers ».
    Le scrutin municipal d’octobre, à la proportionnelle, rebat sensiblement les cartes de la scène politique rennaise en accordant une large victoire à la liste du RPF menée par Yves Milon. Un succès qui s’insère dans la grande vague RPF qui caractérise ces élections municipales dans le pays. Avec plus de 43 % des suffrages exprimées, sa liste emporte 16 sièges sur 37 à pourvoir et devance largement la liste du PCF qui obtient 8 sièges, et celles du MRP et de la SFIO qui obtiennent respectivement 7 et 6 sièges. Si le MRP a subi durement, à l’échelle nationale, la concurrence du RPF, il a mieux résisté dans l’Ouest, bastion catholique, même si les résultats à Rennes sont pour lui une relative déception. Parmi les élus de ce parti, on remarque déjà la présence d’Henri Fréville, universitaire, arrivé en troisième position sur sa liste. À l’issue de ce scrutin, la liste d’Yves Milon, quoique victorieuse, reste néanmoins minoritaire et doit composer avec les élus des listes concurrentes pour s’assurer la direction de la ville. Hostile à toute politisation excessive de la gestion municipale, Yves Milon cherche à constituer la majorité la plus large pour le mandat à venir. S’il se heurte à l’hostilité du PCF, il réussit à s’assurer le soutien du MRP et de la SFIO pour composer la nouvelle municipalité. Le 26 octobre, il est alors élu pour un nouveau mandat à la tête de la capitale bretonne.

     À cette date, le processus de recomposition politique entamé depuis la Libération a déjà produit des effets notoires. Une partie des forces politiques constitutives de la vie politique municipale d’avant-guerre est ressortie considérablement affaiblie de la période de l’Occupation à l’instar des radicaux, longtemps installés à la tête de la municipalité rennaise. Parallèlement, l’émergence puis l’affirmation du MRP ont sensiblement changé la donne à droite, concrétisant la percée de la démocratie chrétienne dans la ville, berceau de Ouest-France, au détriment des droites traditionnelles – il est vrai relativement effacées dans la capitale bretonne – discréditées par le régime de Vichy. Enfin, le PCF, auréolé de sa contribution à la Résistance, s’est affirmé comme la principale force à gauche, dépassant la SFIO lors des principales échéances électorales. La victoire d’Yves Milon, en 1947, marque alors le début de la mainmise politique des droites rennaises sur la capitale bretonne, ce que l’élection d’Yves Fréville en 1953 confortera pour longtemps (voir Place Publique N° 26). Pour autant, le clivage droite/ gauche reste alors brouillé par le contexte spécifique de la IVe République et de la guerre froide qui voit les socialistes accepter de s’allier avec la droite dans la gestion municipale et s’éloigner d’un parti communiste engagé dans la voie de l’isolement de par sa défense inconditionnelle de l’Union soviétique.