<
>
Entretien
#32
RÉSUMÉ > À 67 ans, l’entrepreneur Daniel Jeulin a eu plusieurs vies. Celui qui a démarré comme vendeur de photocopieurs à Rennes est devenu promoteur immobilier – il est le fondateur des Espaces Performance et du complexe commercial Cap Malo –, mais aussi organisateur d’un Marathon ! Pour Place Publique, il revient sur son parcours et partage sa vision du territoire. Parfois critiqué pour ses choix d’aménagement, l’homme d’affaires, en tout cas, sait faire preuve d’un indéniable flair et d’un sens du commerce à toute épreuve. Tout en restant fidèle à ses racines rennaises.

PLACE PUBLIQUE : Daniel Jeulin, votre parcours est indissociable de Rennes.
DANIEL JEULIN :
Oui, je suis né rue Saint-Hélier, en 1947, dans un milieu ouvrier, je suis l’aîné de cinq enfants. Mon père était cheminot, et ma mère, Odette, était secrétaire à la coopérative La Ruche ouvrière. Elle a créé ensuite le Télex consommateur près du parc Oberthur, avant l’arrivée des grandes surfaces. Les gens faisaient la queue dans le garage de mes parents pour venir acheter le poisson, les pommes de terre, le vin ! C’est sans doute de là que me vient le virus du commerce !

Vous êtes un autodidacte, et fier de l’être.
Je n’étais pas très bon dans les études, c’est vrai. Je perdais mes moyens à l’oral et j’ai passé trois fois mon bac ! Je suis rentré rapidement dans la vie active, juste après mon service militaire à la Lande d’Ouée. J’allais travailler à Ouest-France la nuit, pour gagner ma vie. À l’époque, je faisais beaucoup de sport, dont du hand-ball à un haut niveau, au poste de gardien. À la fin de mon service, j’ai été embauché à la Banque Populaire, mais je n’y suis jamais allé ! Car entre-temps, j’ai postulé pour rejoindre les équipes de vente d’Agfa-Gevaert, le spécialiste des photocopieurs, qui me proposait le même salaire, avec une voiture et des primes en plus ! C’était un poste dans la Sarthe, j’y suis parti, un peu sur un coup de tête, en logeant chez un oncle qui habitait dans la région. Et j’ai un peu rusé avec la Banque Populaire, en leur demandant de conserver ma candidature quelques mois, au cas où… Mais ils ne m’ont jamais revu !

Vous voilà vendeur de photocopieurs au Mans…
Oui, et ça marche tout de suite très fort. En un an et demi, j’étais devenu l’un des meilleurs vendeurs de France, c’est une formidable école de terrain. C’est comme cela que j’ai démarré dans la vente. Ce qui me plaisait, ce n’était pas le produit, mais la relation commerciale. J’ai souhaité rapidement revenir à Rennes. Agfa m’a confié un territoire assez difficile, la campagne au nord du département et la Manche. Ils pensaient que je me planterais, mais j’ai réussi, en gagnant des clients au grand concurrent de l’époque, Xerox, chez les notaires, dans les facultés… Vous savez, je suis sur ce territoire depuis plus de 40 ans. C’est sans doute ce qui a fait ma force.

Comment le vendeur de fax s’est-il transformé en entrepreneur ?
C’est une longue histoire. J’ai toujours eu envie de me remettre régulièrement en question. J’avais fait le pari de repartir à zéro comme vendeur, avec Canon. Puis en 1979, je rejoins Minolta, en suivant mon père spirituel, Jacques Ravion, l’ancien patron d’Agfa Gefaert, qui venait de lancer Minolta en France. Je crée alors ma propre affaire, Repro Conseil, avec cinq collaborateurs, pour être distributeur exclusif des photocopieurs Minolta sur la Bretagne et les Pays de la Loire. J’ai su bien m’entourer, avec une équipe soudée et compétente, dont Rémy Brunet, qui, 35 ans plus tard, est toujours à la tête des équipes commerciales ! Il en est de même de Jane Chaussy, qui a été mon bras droit financier durant toutes ces années.

On comprend bien le fil conducteur de votre première partie de carrière, dans la vente de matériel de bureau. Mais, en 1990, vous vous lancez dans l’immobilier d’entreprise, avec Espace Performance. Ça n’a a priori rien à voir !
À l’époque, il y a le fameux salon de l’informatique et de la bureautique, le Sicob, à la Défense à Paris. On parlait alors des mécanographes, qui proposaient tout l’environnement du matériel de bureau. Moi, je ne faisais que du copieur, et j’ai eu l’idée de réunir les professionnels en région, pour monter des petits salons dans l’Ouest. Les Bureautiques de l’Ouest, organisés par Repro Conseil, permettaient aux clients des uns de devenir les clients des autres ! Pour en revenir à l’immobilier, lorsque j’ai créé Repro Conseil, j’ai construit un siège social à Nantes, avec un partenaire, Seritel, et ça m’a tout de suite intéressé. À Angers, je cherchais un terrain à bâtir. À l’époque, en 1990, les premières technopoles apparaissent. J’ai l’idée d’une technopole dédiée aux entreprises de services, avec des aménagements professionnels spécifiques conçus pour ces activités. Le maire d’Angers, Jean Monnier, envisage aussi de créer un parc d’affaires dédié aux entreprises informatiques, au lac de Maine. Je lui propose mon concept, sous le nom d’Espace Performance. Trois bâtiments de 5 500 m2. C’est comme cela que j’apprends l’immobilier, avec Colette Tanviray, qui m’a accompagnée durant 25 ans, et qui est devenue mon épouse !

L’Espace Performance de Saint-Grégoire arrivera ensuite.
Tout à fait. Pour la petite histoire, j’avais contacté Jean Normand, qui était alors adjoint au maire de Rennes en charge des affaires économiques, pour lui présenter mon idée, et il m’avait proposé le terrain sur lequel a été édifié ensuite l’hôtel de Rennes Métropole ! Mais c’était à la fois trop petit et trop cher. À l’époque, j’avais installé les bureaux de Repro-Conseil à Montgerval, dans les anciens locaux de Babcock. C’est là que je fais connaissance avec Jean-Louis Tourenne, alors maire de La Mézière, nous en reparlerons.

Vous ne partagez pas forcément ses orientations politiques…
Le débat ne se pose pas en ces termes ! Jean-Louis Tourenne est un homme qui a toujours respecté les gens qui tiennent leurs engagements dans la durée. Moi, je ne fais pas de politique, et je m’entends aussi bien avec des gens de gauche qu’avec des gens de droite. Je travaille d’ailleurs sans doute davantage avec des collectivités de gauche, c’est l’écosystème local qui veut cela ! Revenons à Espace Performance : j’en parle à Jean-Yves Guyot, à l’époque adjoint au maire de Saint-Grégoire, Paul Ruaudel, en lui présentant ma vision d’un espace dédié aux entreprises. J’imagine un centre de remise en forme, un mini-centre de congrès, une poste privée, des bâtiments connectés (Internet n’existait pas !). C’était de l’économie circulaire avant l’heure !

Mais là, vous changez d’échelle…
Oui, j’imagine un centre d’affaires de 30 000 mètres carrés, avec un hôtel, un centre aquatique, alors que le secteur était en crise. Je construis cet hôtel, je réalise un tunnel sans avoir l’assurance à l’époque de pouvoir construire l’Aquatonic avec les Thermes de Saint-Malo. Sur la place de Rennes, tout le monde s’attend à ce que je me casse la figure. Mais j’avais anticipé, en allant démarcher les entreprises qui étaient locataires à Rennes, en leur proposant un concept d’acquisition de bureaux de 150 m2, à prix maîtrisés. Je modifie le modèle économique immobilier en restant rentable.

Et les investisseurs vous suivent ?
Il me fallait 15 millions de francs pour lancer l’opération, et je ne les avais pas. J’ai pu rencontrer des financiers qui m’ont fait confiance. Entre-temps, en 1992, je vends Repro Conseil à Minolta. Les Japonais acquièrent la totalité du capital, mais je reste président et je conserve mes autres activités dans l’immobilier, le mobilier de bureau, la vente par correspondance… J’y suis resté 22 ans, jusqu’en juin dernier, en ayant toujours la confiance de Jean-Claude Cornillet – un Breton ! – président de Konica Minolta France et du cluster Sud (Italie, Espagne, Portugal). C’est un motif de fierté. Le groupe a grandi, l’emploi a été préservé, nous avons transféré à Rennes des fonctions nationales et européennes. La société vient de fêter ses 35 ans, elle emploie 150 personnes.

Revenons à l’immobilier. Que se passe-t-il après l’ouverture d’Espace Performance à Saint-Grégoire en 1992 ?
J’ouvre Nantes-Carquefou en 1999, et c’est aussi l’année du lancement du projet Cap Malo, à La Mézière. Ce n’était pas la localisation d’origine, car j’avais été approché par la direction immobilière du groupe pétrolier Elf, qui voulait me rencontrer car le concept Espace Performance les intéressait dans le cadre d’un projet de revitalisation du bassin gazier de Lacq, à Pau. Je pourrais vous raconter de nombreuses anecdotes sur les contacts que j’ai eus à l’époque avec Elf et le maire socialiste de Pau, André Labarrère, qui viendra en jet privé à Rennes visiter l’Espace Performance de Saint-Grégoire. C’était un sacré personnage ! Le dossier était très bien engagé, les terrains avaient été trouvés, mais il capotera brutalement en raison de la fusion Elf-Total, fin 1999.

C’est lors de ces négociations avortées que vous rencontrez les multiplexes CGR…
Exactement, je fais la connaissance de leur patron, Georges Raymond. Je planchais sur l’idée d’un Village des marques sur le bassin rennais. Il me convainc que la locomotive de ce type d’espaces, c’est le cinéma. Il fallait que je trouve des terrains. Mais le maire de Rennes Edmond Hervé s’était toujours opposé à l’arrivée des multiplexes sur le territoire métropolitain. Jean-Louis Tourenne, de son côté, se montre intéressé, et il me parle des terrains de La Mézière, le long de l’axe Rennes/Saint- Malo, qui étaient des espaces agricoles, situés en dehors de Rennes Métropole.

Vous avez dû faire face à l’opposition de Rennes Métropole ?
Ce n’était pas facile. L’agglomération lance un projet concurrent, à Betton, avec Gaumont. On l’a joué David contre Goliath, et on a finalement obtenu le feu vert à Paris de la Commission nationale des équipements commerciaux (CNEC).

Dix ans après son ouverture, en 2004, où en est le modèle Cap Malo ? On dit qu’il est à la recherche d’un second souffle, qu’il n’a pas vraiment atteint ses objectifs…
J’ai lu cela ! Je vous rappelle que nous sommes une zone de loisirs avec des commerces liés au loisir. Nous n’avons pas d’alimentaire. Nous ne sommes pas un centre commercial classique. Les cinémas, le bowling et les restaurants fonctionnent bien, le golf compte 400 adhérents, des enseignes comme Fête ci Fête çà ou Alinea marchent très bien. Mais d’autres ont plus de mal en semaine, c’est vrai. Nous sommes une destination spécifique, pas quotidienne. La concurrence n’est pas avec le centre-ville, comme on l’entend souvent, mais avec les autres centres commerciaux de la périphérie.

On accuse pourtant les grandes surfaces commerciales de périphérie de tuer le « petit commerce ».
Que répondez-vous ? Il faut des grandes et des moyennes surfaces. Le centreville piéton est indispensable à l’attractivité d’une métropole. Mais pour les achats volumineux, les centres commerciaux périphériques sont imbattables.

N’est-ce pas oublier un peu vite les mutations du commerce, et notamment sa dimension numérique, avec Internet, les livraisons à domicile ?
L’e-commerce, c’est bien évidemment l’avenir. C’est ce que je suis en train de préparer à Cap Malo, mais je ne peux pas en parler en détail pour l’instant. Je peux juste vous dire que nous allons frapper fort ! Ça créera sans doute de la polémique, une fois de plus, comme à l’époque du Village des marques ! Sans déflorer le sujet, je peux vous dire que nous devrions faire des propositions innovantes dans le domaine des loisirs, de l’équipement de la maison, etc. Le numérique va remodeler en profondeur nos pratiques commerciales. On va mêler de plus en plus loisirs et commerce. On a déjà commencé à installer des bornes numériques qu’on fait tourner dans les commerces de Cap Malo, on a ainsi permis à un jeune couple de gagner un voyage à Las Vegas !

Quel regard portez-vous sur l’offre commerciale du bassin rennais ?
Je pense qu’on n’est pas au bout de nos surprises. Le projet Rive Ouest, annoncé à Pacé, devrait contribuer à redynamiser l’offre commerciale du nord de Rennes. Ils annoncent de nouvelles enseignes… Mais ce n’est pas facile à rentabiliser.

Vous êtes également à l’origine du Marathon Vert dont la quatrième édition s’est déroulée le 26 octobre dernier. Pourquoi avoir créé cet événement ?
Le Marathon vert a vocation à réunir Cap Malo et la métropole, dans un esprit de promotion de la « Destination Rennes » auprès d’un large public, c’est à la mode ! Dans cette aventure, je suis rassembleur, hors politique. J’ai réuni le monde associatif et le monde de l’entreprise, avec 85 partenaires, alors on me dit que c’est le Marathon des riches ! Moi je veux bien, mais on fait comment si les entreprises ne sont pas là pour créer de la valeur ?

Ce Marathon, c’est une grosse machine ?
C’est un budget de l’ordre de 800 000 euros, avec une soixantaine d’encadrants, des retraités, qui préparent l’événement toute l’année. Car ça ne s’improvise pas : le jour J, nous avons 1 200 bénévoles sur le terrain, c’est énorme !

Vous venez de le dire, le Marathon vert fait le lien entre les territoires. C’est une façon de vous rabibocher avec vos détracteurs des débuts ?
C’est une course qui n’existait pas. Elle ne fait pas concurrence avec Tout Rennes Court, comme certains le craignaient au départ, bien au contraire ! Le but, c’est qu’en 15 jours, on réunisse 20 000 coureurs à travers les deux événements sur le bassin rennais. On parcourt 6 communes de Rennes Métropole, mais on part du Val d’Ille. On défend une approche environnementale et sociétale, avec le principe d’un arbre planté en Éthiopie par kilomètre parcouru. Nos partenaires japonais de Konica Minolta sont très sensibles à cette dimension verte. Cette année, on vise la plantation de 85 000 arbres ! Avec le Marathon vert, on réunit de nombreuses valeurs.

Est-ce que vous ne surfez pas sur la mode du développement durable, voire du green washing ?
Il ne faut pas se raconter d’histoires : il faut sensibiliser les gens au développement durable. C’est pourquoi on établit le bilan carbone sur les déchets avec le groupe Veolia, par exemple. On organise les transports en commun avec le conseil général pour faciliter les accès au départ de la course. Le monde universitaire s’est rapproché de nous pour créer le marathon relais des universités. Dans les entreprises partenaires, la course crée un vrai brassage, du lien entre les équipes et les salariés. On encourage aussi la création artistique, on soutient le monde du handicap, avec les courses en joëlette pour les enfants handicapés, c’est formidable !

Ce défi sportif a-t-il un impact positif sur les relations entre les collectivités ?
J’aimerais bien ! Les oppositions entre les différentes structures territoriales sont une réalité. Prenez la question des transports, par exemple. À Cap Malo, nous sommes pénalisés, mais avec les communes de la Communauté du Val d’Ille, nous réfléchissons à la mise en place de liaisons en bus pour les jeunes qui n’ont pas de moyens de transport. Le conseil général a créé une ligne qui relie toutes les demi-heures Saint-Grégoire à Cap Malo en passant par Montgerval. C’est important pour l’emploi, tout le monde n’a pas une voiture !

Vous allez rebaptiser dans quelques semaines la zone commerciale Cap Malo Family Fun Place, on va certainement vous reprocher cet anglicisme !
Peut-être, mais Cap Malo est aussi situé sur la route des Anglais qui arrivent à Saint-Malo, et puis on travaille pour l’avenir ! C’est une nouvelle signalétique qui doit relancer la communication.

À ce propos, quel regard portez-vous sur la relation entre Rennes et Saint-Malo ?
Saint-Malo, tout le monde le situe sur la carte, comme le Mont Saint-Michel. Fougères ou Redon, c’est moins évident ! C’est pour cela qu’en tant que chef d’entreprise, je n’ai jamais voulu quitter le nord, alors que j’habite à Bruz ! C’est l’axe de la mer, celui des transhumances estivales. Le nom même de Cap Malo indique bien qu’on va vers Saint-Malo ! Ça fonctionne parce qu’on est du bon côté de la route ! C’est aussi positif pour les Malouins.

Vous attirez une clientèle malouine ?
Bien sûr, on attire même des clients de la Manche. Cela dit, l’offre commerciale malouine s’est également enrichie, un peu sur le même modèle avec le parc Cézembre, à l’entrée de Saint-Malo. Pour moi, cet axe est vraiment porteur.

Finalement, à 67 ans, qu’est-ce qui vous fait encore courir ?
Sans doute l’envie de partager ma vision de la vie, en faisant des choses qui ont du sens. D’une certaine manière, le Marathon vert est devenu un catalyseur de l’écosystème rennais, en associant de très nombreux acteurs publics et privés. Et pour moi, c’est une réelle satisfaction personnelle qui s’ajoute à mes différents engagements professionnels, et qui est partagée par mes proches, mes collaborateurs et de nombreux partenaires.