Loïc Berthelot a le sens de l’étiquette et sait se faire mousser. Sur les bouteilles de cidre Coat-Albret, le bonhomme barbu qui trinque en rigolant sous son bonnet, c’est lui ! Ancien crêpier, passé par la maçonnerie et le travail social, il a fondé la cidrerie Coat-Albret à Pleumeleuc, près de Bédée, en 1983, pour mettre en pratique le slogan « vivre et travailler au pays ». « À l’époque, le cidre était en perte de vitesse, les banquiers n’y croyaient guère ! », raconte ce militant breton, qui revendique le beau titre d’artisan-cidrier. Une trentaine d’années plus tard, son cidre s’est fait une place de choix sur les cartes des crêperies bretonnes et chez les amateurs, d’ici et d’ailleurs. Et celui qui fut durant une quinzaine d’années le président du syndicat des cidriers de Bretagne n’a pas son pareil pour raconter l’épopée du cidre du Pays de Rennes. « Savez-vous que Rennes est sans doute la ville au monde où l’on consommait le plus de cidre au début du 20e siècle ? », lâche-t-il, sûr de son effet. « Selon les chiffres officiels de l’octroi, on recensait 304 litres de boisson taxée par personne et par an. Or la consommation réelle était certainement supérieure, si l’on tient compte des volumes non déclarés ! À titre de comparaison, à la même époque, la consommation de cidre à Cherbourg était inférieure à 50 litres ! », souligne Loïc Berthelot (lire à ce sujet l’article de Kristian Hamon sur les habitudes alimentaires des Rennais, page 35).
Comment expliquer ce record rennais ? Sans doute tient-il à la taille de la ville, et peut-être également au fait qu’à l’époque, certains médecins hygiénistes préconisaient de boire du cidre en milieu urbain plutôt qu’une eau non potable, source de nombreuses maladies. Il s’agissait souvent de cidres un peu rallongés, et donc faiblement alcoolisés.
Toutefois, cette tradition populaire n’a pas échappé aux évolutions culturelles et sociales. « Ainsi, au retour de la guerre de 1914, les Poilus, abreuvés au pinard dans les tranchées, rapportent le vin rouge sur les tables familiales », raconte Loïc Berthelot. Le vin fait ainsi son entrée dans les villes et les villages. Jusqu’en 1945, le cidre demeure toutefois la boisson principale dans le pays rennais. Mais un autre conflit va bousculer les habitudes : « durant la guerre d’Algérie, les conscrits découvrent la bière. Au début des années soixante, elle déboule dans les bars bretons, et les cidriers, alors très atomisés, ne réagissent pas. Ils ne parviennent pas à contrer l’offensive marketing et commerciale des brasseurs », précise encore Loïc Berthelot. Quelques années plus tard, un autre phénomène, administratif celui-là, va pénaliser encore un peu plus les producteurs. La fin de l’alcool d’État sonne le glas de nombreux vergers locaux. On désignait ainsi l’alcool de pommes acheté par l’État à des fins industrielles, dans le cadre de la fabrication très réglementée de la poudre à canon. Mais les procédés technologiques ont changé, et cette manne publique a disparu. « En contrepartie, des primes ont été versées pour financer l’arrachage des pommiers destinés à l’alcool d’État, mais certains en ont profité pour arracher aussi les pommes à cidre », déplore Loïc Berthelot. Et voilà comment, en quelques années, une bonne partie de la ressource a disparu. « Dans les années soixantedix, l’argent des pommiers arrachés servait à moderniser les installations agricoles, à construire des hangars », se souvient le cidrier, qui mentionne également un autre facteur négatif, psychologique, celui-là : « Avec l’exode rural, les Bretons partis à Paris ne voulaient pas traîner derrière eux l’image d’une boisson de ploucs, et ils se sont détournés du cidre. »
Dans pareil contexte, on imagine sans peine que la reconquête a été longue pour redonner au cidre ses lettres de noblesse et le transformer en boisson « tendance ». À cet égard, Loïc Berthelot reconnaît que les offensives marketing menées ces dernières années par la marque Loïc Raison ont porté leurs fruits et ont permis de rajeunir l’image de la boisson. Cette ancienne cidrerie familiale de Domagné avait été rachetée par le géant Pernod-Ricard dans les années quatre-vingt, avant de tomber en 2003 dans l’escarcelle du numéro 1 français, la coopérative Agrial (propriétaire des marques Écusson, Raison, Kerisac…). La publicité pour la marque a également bénéficié à l’ensemble des producteurs, en « déringardisant » la boisson.
Contrairement à d’autres régions cidricoles, le pays de Rennes a finalement plutôt bien résisté aux difficultés. Berceau traditionnel de la pomme à cidre, on y trouve des variétés locales appréciées des connaisseurs. Ironie de l’histoire, certains de ces vergers ont peut-être été sauvés par l’ancien ennemi héréditaire, l’Allemagne ! « Confrontés à des difficultés d’approvisionnement, les fabricants allemands de jus de pommes étaient d’importants acheteurs de pommes à cidre rennaises : ils les payaient plus cher pour en garantir la qualité », explique Loïc Berthelot. Autour de Rennes, les gares situées sur des grandes lignes facilitaient les expéditions par le train… Ainsi, la gare de Montfort possédait un quai spécial pour le chargement des pommes. À L’Hermitage, la cidrerie Tillon était directement raccordée au rail. Cette situation explique que de nombreux petits vergers organisés aient subsisté dans la campagne rennaise, à Parthenay, Clayes, Montfort, Breteil, contrairement au sud du département, où ils ont pratiquement tous disparu.
Lorsqu’il a créé sa cidrerie en 1983, Loïc Berthelot a souhaité s’appuyer sur un réseau de producteurs de proximité et c’est ce qui l’a poussé à s’installer à Pleumeleuc, près de Bédée et de Montfort-sur-Meu. Aujourd’hui, Coat-Albret s’approvisionne auprès de 110 fournisseurs de pommes, situé dans un rayon de 15 kilomètres autour de Bédée, de L’Hermitage à Plélan-le-Grand. « Cela permet de bénéficier d’une réelle cohérence dans l’approvisionnement, avec des crus de pommes bien identifiés, comme la Bedan, très fréquente dans l’est de la Bretagne, le Locard-vert, le Pied-long. Cette dernière variété était en voie de disparition, nous l’avons sauvée, c’est une variété tardive qui résiste bien au gel », précise Loïc Berthelot. Il faut l’écouter parler de ses crus comme d’un bon vin : « Le cidre, ça se déguste ! J’ai mis des noms sur les sensations : certains crus ont un goût « garçon coiffeur », vous savez, cette odeur caractéristique de cheveux mouillés, ou encore de géranium ! », s’amuse Loïc Berthelot, qui défend la « signature » Coat-Albret, grâce à la régularité de ses approvisionnements.
Cet ancrage local ne l’empêche pas de voir loin : même si la moitié de sa production (350 000 bouteilles par an) est vendue dans un rayon de 150 kilomètres, sans passer par la grande distribution – mais il est présent chaque samedi matin au Lices –, on retrouve son cidre ailleurs en France et même à l’export, jusqu’à Toronto, par l’intermédiaire d’un crêpier d’origine bretonne ! Et la relève paraît assurée : sa fille Morgane se prépare à reprendre la cidrerie. Un beau signe de confiance dans un produit à forte identité qui ne demande qu’à pétiller encore longtemps.