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Dossier
#32
Les pratiques alimentaires des Rennais à travers les âges
RÉSUMÉ > Du Moyen Âge à la période contemporaine, comment a évolué l’assiette des Rennais ? Les archives fournissent d’intéressantes informations sur l’évolution des pratiques alimentaires dans la région. Des tendances apparaissent, qui reflètent la réalité agricole du bassin rennais et les modes de l’époque. Plongée dans mille ans de cuisine locale.

     Que mangeait-on à Rennes au Moyen Âge ? À cette question, les archives n’apportent guère de réponse précise. Il y a tout lieu de croire que les pratiques alimentaires dans la région rennaise ne diffèrent guère des autres villes du duché de Bretagne. Bouillies de blé noir, d’avoine, et plus tard de froment, ainsi que les galettes de sarrasin constituent probablement la base de l’alimentation des plus pauvres. Cuite sur le feu de bois dans une grande bassine, la bouillie est ensuite déposée sur la table. Un trou est alors creusé au milieu pour y déposer du beurre, chacun se servant avec sa cuillère en bois. Il est bien cultivé des pois, navets, fèves, lentilles et autres panais, mais on consomme très peu de légumes, hormis dans la soupe, appréciée des riches comme des pauvres. Trempée avec des tranches de pain sur lesquelles on verse le bouillon, elle donnera même son nom au dîner du soir. Avec le pain on fait aussi de la panade. Plus tard, la soupe deviendra « potée » avec l’adjonction d’autres légumes, de lard, de saucisse et de morceaux de porc conservés au charnier. Au 19e siècle, ces soupes seront appelées « potages », les cuisinières des maisons bourgeoises ayant eu l’idée de « passer » les légumes au presse-purée pour les rendre plus légères et onctueuses. Providence des pays pauvres, associée au blé noir, qui est cultivé sur des terrains identiques, la châtaigne offre un complément alimentaire non négligeable. Les Rennais la consomment encore, fraîche et bouillie, accompagnée de lait ribot.
    En cet âge d’or breton, l’heure n’est pas encore aux disettes consécutives des guerres de la Ligue ou aux grandes famines de la fin du 17e siècle. Alain Bouchart, dans ses Grandes chroniques de Bretaigne (1514), nous décrit une région où les tables semblent plutôt bien garnies, évoquant « forces terres qui portent très bons bleds, les froments, seigles, avoynes, riz, safran, poix, fêves, aulx, oignons et aultres fruicts ». Les épices sont alors particulièrement recherchées et appréciées. Mais elles sont rares et inaccessibles à la grande majorité des villageois du pays de Rennes.

     Sous l’Ancien Régime, l’autoconsommation et les circuits courts prédominent encore largement. L’ordre de grandeur des distances parcourues est toujours le même : 30 à 60 km. C’est la perception quotidienne de l’espace et de la circulation des marchandises, qui s’effectuent au rythme lent des voitures attelées. Ce qui correspond, peu ou prou, au fertile bassin de Rennes, qui fournit l’essentiel des subsistances nécessaires. Hors des remparts, dans la zone périurbaine, on trouve de nombreuses tenures maraîchères ainsi que des vergers. Pas une prairie, située à proximité de la ville, qui ne soit destinée à l’élevage, fournissant ainsi les marchés en lait, beurre ou fromage. Chaque matin, des centaines de charrettes convergent vers les octrois de la ville. Un arrêt défend bien « aux aubergistes, traiteurs, pâtissiers, cabaretiers, bouchers, poulaillers, poissonniers, beurriers, regrattières de paraître par leurs domestiques dans les marchés où autres lieux où se vendent des denrées avant les neuf heures du matin », mais les fraudes sont nombreuses. De toutes ces denrées, c’est le beurre qui fait l’objet de la plus intense spéculation. Celui du pays de Rennes est particulièrement apprécié, le plus réputé étant celui de la Prévalaye. Un arrêt du 18 mars 1755 ordonne bien « que le beurre doive être exposé et vendu au Marché public avec interdiction de le tenir caché dans les auberges et de le passer à l’étranger », mais rien n’y fait. Ainsi ce 15 septembre 1766, à la barrière Saint-Just, sept barriques de beurre en provenance de Saint-Aubin-du-Cormier et à destination de Marmoutier sont saisies.

     Pour la plupart des habitants de cette époque, l’aliment de base reste le pain ; la viande n’étant que le companage. Il faudra attendre le siècle suivant, malgré les efforts de La Chalotais, pour que se répande la pomme de terre mettant ainsi fin aux disettes. Nous ne disposons pas de statistiques sur la consommation de la viande. Quoi qu’il en soit, les contraintes religieuses sont telles, avec l’alternance entre jours gras et jours maigres, qu’elle est interdite pratiquement la moitié de l’année ! Le poisson, dont la nature froide interdirait « l’incendie de la luxure », s’impose alors comme la nourriture d’abstinence. Idéalement située au confluent d’un fleuve et d’une rivière, la ville dispose de nombreuses pêcheries qui fournissent des anguilles, carpes et autres poissons d’eau douce. Les monastères et les couvents ont leurs viviers. Les rigueurs du carême sont donc moins dures pour les riches qui peuvent s’offrir ces poissons frais. Les pauvres se contenteront de poisson conservé, comme la morue, séchée ou salée, en provenance de Brest. La sardine prédomine, conditionnée en barriques, mais la qualité laisse souvent à désirer. Le hareng, poisson médiéval par excellence, est très apprécié. Appelés « gendarmes », ces harengs bouffis étaient encore en vente il y a quelques années, suspendus à la porte des épiceries. Cette tradition de jour maigre est encore bien ancrée dans les habitudes alimentaires des Rennais. Les étals des poissonneries sont particulièrement bien garnis le vendredi et les crêpières font chauffer leurs tuiles à galettes.

     La vigne est alors partout présente. On en trouve intramuros, dans les couvents et monastères, mais aussi dans les paroisses alentour, comme à Bruz ou Saint-Laurentdes- Vignes. Ce vin blanc pétillant, proche du gros-plant, est très apprécié. Les nobles et bourgeois de la ville consomment plutôt des vins de Bordeaux ou des pays de Loire débarqués au port Saint-Louis, appelé « Port-au- Vin ». La vigne entame pourtant son déclin. Le vin se démocratise bien sûr, grâce à l’arrivée du chemin de fer en 1857, qui permet au négoce de se développer, mais la boisson la plus populaire est sans conteste le cidre, dont la consommation ne cesse de croître. Dans son enquête sur l’utilité des octrois, l’ancien maire Ange de Léon indique qu’elle est passée de 220 litres par Rennais en 1856, à 342 litres en 1869 : « Progression magnifique, lumineux symptôme de l’aisance et de la propriété publique. » Encore un peu de patience et le Rennais épongera ses 500 litres à la fin du siècle ! Ce cidre fournit également une eau-de-vie qui permet d’arroser le café, le fameux « mic », qui est bu à toute heure du jour.

     Ces chiffres de l’octroi sont de précieux indicateurs pour connaître les tendances alimentaires des Rennais. D’après une statistique établie par le ministère du commerce en 1841, la consommation moyenne annuelle de viande par habitant est, en France, de 20 kg, y compris environ 9 kg de porc et 6,76 de boeuf et vache. À Paris, elle est de 53,75 kg, dont près de 30 kg de viande bovine. Là encore, et les chiffres de l’octroi le confirment, Rennes se distingue par une consommation moyenne de 73,33 kg de viande. C’est une des plus fortes de France. On serait tenté d’expliquer ce record par une surconsommation de viande de porc. Il n’en est rien. En poids de viande nette, il est en effet consommé : 830 000 kg de veau ; 576 000 kg de boeuf ; 468 000 kg de vache, 429 000 kg de mouton et 252 000 kg de porc. 376 000 têtes de volailles diverses sont passées à la rôtissoire en 1853. Le poisson frais arrive également l’octroi, mais il est rare et à plus d’une journée de transport hippomobile. Poissons fumés, salés ou d’eau douce prédominent donc encore largement.
    Sous le Second Empire, où la misère du prolétariat est si grande, cette forte consommation de viande ne manque pas d’intriguer. Ne serait-elle pas révélatrice d’une ville encore très bourgeoise, avec ses nombreux commerçants, fonctionnaires, ecclésiastiques et militaires ?

     En ce début du 20e siècle, le département pourvoit à sa consommation pour tous les produits agricoles. Il exporte même du froment et du seigle. L’arrivée du chemin de fer permet au négoce de connaître un développement considérable en profitant de délais de livraisons plus courts et d’une réduction des coûts. En élargissant l’aire d’approvisionnement, le train permet une diversification des denrées alimentaires – 80 tonnes d’oranges et citrons à l’octroi en 1901 – et une démocratisation de produits jusque-là réservés à la bourgeoisie. C’est ainsi que le poisson frais en provenance des ports de la côte est plus abondant, mais son transport souffre de l’absence de wagons frigorifiques.
    On assiste également à un changement des pratiques alimentaires. La consommation de viande bovine diminue. Elle est pratiquement la même en 1901 qu’en 1841, alors que la population a doublé. Cette diminution est compensée par la viande de porc, dont la consommation passe de 252 000 kg en 1841, à 660 800 kg en 1901 ; à laquelle il convient d’ajouter 110 477 kg de charcuterie et 74 364 kg de lard salé. La viande blanche est de plus en plus présente lors des repas du dimanche : la fameuse « casse » avec sa fraise de veau et le « gros pâté » à la couenne de porc ; la rouelle de veau aux pruneaux ; le poulet de grain de Janzé ou la poule Coucou.

     La première guerre mondiale fait aussi sentir ses effets sur l’alimentation des Rennais. Cette ville de l’arrière – voir le dossier de Place Publique n°30 (juillet-août 2014) – est en état de siège et « L’oeuvre du ravitaillement gratuit » sert 3 000 soupes par jour aux réfugiés. Des bons de repas et de lait sont distribués aux familles nécessiteuses. Conséquence de l’inflation, le prix des denrées augmente, obligeant la Municipalité Janvier à prendre des mesures pour enrayer cette hausse. On autorise ainsi le colportage du poisson, des fruits et des légumes, sur la voie publique. La criée municipale a été rétablie avec obligation de mettre en vente une certaine quantité de poisson. Le pain, la viande et le beurre voient leurs prix maxima fixés par la Mairie. Le 3 février 1919, il sera même décidé de créer une beurrerie municipale ouverte au public tous les matins. Plusieurs produits viennent à manquer. La consommation de lait a baissé d’un 1/3 sur la ville, et de nombreuses personnes en ont abandonné l’usage. Certaines familles aisées, adoptant la manière anglaise, mélangent une petite quantité de lait avec une plus grande de thé et affirment s’en trouver fort bien. Le 1er mai 1918, les cartes d’alimentation font leur apparition.

     Avec la fin du conflit, les Rennais retrouvent le goût des loisirs. En flânant sur le halage du canal d’Ille-et- Rance, on peut rejoindre le faubourg de la Robiquette et son auberge, réputée pour sa charcuterie et ses galettessaucisses, que l’on déguste sous les tonnelles, accompagnées de bolées de cidre. Celles de l’auberge de Mi- Forêt, accessible par les TIV, sont également très prisées. Les amateurs de gastéropodes préféreront les guinguettes de Cesson-Sévigné, très appréciées pour leurs savoureux « Petits-Gris », à ne pas confondre avec leurs homonymes cucurbitacées du pays de Rennes !
    Jusqu’alors, les modes de distribution alimentaire n‘ont pas réellement changé. Les ménagères s’approvisionnent sur les marchés qui se tiennent chaque jour sur la voie publique ou dans la toute nouvelle halle centrale. C’est encore le règne de la boutique et de l’épicier. Pourtant, on assiste à un véritable bouleversement avec l’arrivée des premiers magasins à succursales multiples de l’emblématique société rennaise « L’Économique », qui a eu l’idée de grouper un certain nombre d’épiceries et de les transformer toutes sur le même modèle. Ces grossistes-succursalistes ne se contentent pas de stocker puis de distribuer les marchandises. Ils conditionnent également de nombreux produits d’épicerie, souvent sous leur propre marque. On peut désormais faire ses courses en « libre-service » au Prisunic du quai Lamartine. Prémices des nouvelles habitudes alimentaires des « Trente Glorieuses » d’après-guerre.

     Mais en 1940, Rennes replonge dans la pénurie. Une nouvelle fois en effet, la ville doit faire face à un afflux massif de réfugiés, 26 000 en juillet 1940. Les cartes d’alimentation sont distribuées en septembre. Commence la litanie des « jours sans ». Il faut s’inscrire chez son détaillant pour obtenir des oeufs, du fromage, des pommes de terre, de l’huile, etc. Au mois d’avril 1941, les Rennais subissent une véritable disette de viande rouge, avec une ration de 400 grammes par mois et par personne ! Toutefois, sur présentation d’un certificat délivré par le prêtre, un supplément de 2 kg sera attribué aux familles ayant un enfant faisant sa première communion solennelle… À toutes fins utiles, il est bien précisé que cette mesure ne s’appliquera pas pour la 2e communion ou la confirmation !
    Comme beaucoup de citadins de l’époque, les Rennais, notamment les adolescents, ont souffert de malnutrition et de privations de toutes sortes. Signe de l’extrême pénurie, le 17 octobre 1942, les enfants des écoles sont invités à amener leur récolte de châtaignes au centre de stockage ouvert par la mairie rue de Viarmes. Le beurre est introuvable, sauf au marché noir. De 9 francs le kg en 1940, il passe à 74 francs en 1944 ! Dans ces conditions, suspicion et délation vont bon train. Beaucoup de Rennais ont le sentiment – trop souvent justifié – que certains commerçants profitent de la situation pour s’enrichir sur leur dos.
    Pour qui n’a pas vécu l’Occupation allemande, cela peut paraître choquant. Mais, comparée à d’autres villes occupées, Rennes n’a pourtant pas été la plus mal ravitaillée. Privés d’automobiles, les Rennais ont en effet renoué avec les bons vieux TIV. Tombés en désuétude, ceux-ci n’ont jamais connu une telle affluence de citadins soucieux d’aller se rappeler au bon souvenir de quelques lointains parents paysans…

     Après la Seconde Guerre mondiale, les bouleversements s’accélèrent. Les octrois de la ville sont supprimés, permettant ainsi la libre circulation des marchandises. Les grossistes-succursalistes introduisent les meubles réfrigérés dans leurs points de vente, ce qui constitue un progrès considérable en matière de conservation des denrées qui deviennent moins périssables. Les habitudes alimentaires se modifient, les produits frais industriels font leur apparition dans les premiers magasins en libreservice. Face à l’essor démographique de la ville, les supérettes de quartier remplacent progressivement les Alimentations générales. Dans les années soixante, les vieilles rues populaires de Saint-Malo, de Nantes ou de Brest sont détruites. Avec elles disparaissent les boucheries, charcuteries, triperies, restaurants ouvriers et cafés servant encore le cidre à la pompe.
    Signe des temps, il y aura bientôt 30 ans, le 8 juillet 1986, le premier Mc Donald’s ouvrait au centre commercial Colombier. Comme un symbole de l’uniformisation croissante des pratiques alimentaires, de New York à Singapour, en passant par Rennes !