À la fin du 19e siècle, un trafic important anime le canal d’Ille et Rance entre Rennes et Saint-Malo. L’un des premiers bateaux à transporter des marchandises entre les deux villes est le chaland de Rance. Construit spécialement pour assurer le commerce sur le canal d’Ille et Rance et sur la Rance maritime jusqu’à Saint-Malo, en Rance maritime, il reste l’emblème de cette navigation fluvio-maritime très particulière.
En réalité, deux types de ces bateaux en bois furent construits dans des chantiers navals situés en bord de Rance : d’une part les petits chalands de Rance. Ces deniers, de construction très rustique, ont une longueur qui avoisine les 12 mètres. Ils sont destinés au transport du sable et de la tangue. Ils possèdent une voile au tiers sur un mât non haubané, très facile à démonter. Deux petits chalands peuvent entrer ensemble dans une écluse. L’autre catégorie est celle des grands chalands. Ils mesurent entre 20 et 26 m de long pour 4,50 m de large. Il sont ajustés au plus près au gabarit des écluses, lesquelles mesurent 27,10 m de long sur 4,70 m de large, et 1,60 m de profondeur. Ils s’y encastrent à tel point que les charpentiers de marine prétendent qu’ « un bouchon entre le mur et le bateau suffisait à le coincer ». Certains chalands sont pontés et d’autres non, selon les marchandises transportées.
L’originalité de ces chalands réside dans le fait qu’ils doivent répondre à une double adaptation mer-canal. À partir de Saint-Malo et jusqu’à l’écluse du Châtelier, la navigation dans l’estuaire de la Rance est de type maritime, d’où les deux grandes voiles au tiers et la forme particulière de la coque. Celle-ci, arrondie à l’avant et à l’arrière ainsi que dans les fonds avant de rejoindre une forte quille, rappelle celle des bateaux de mer.
À l’écluse du Châtelier à Saint-Samson-sur-Rance, après avoir abattu la mâture et déposé ses voiles, le chaland est tiré par des hommes au tout début de la navigation sur le canal, puis halé par des chevaux, un ou deux quand les eaux sont fortes. Sur le canal, l’équipage est formé de deux hommes, le patron et le matelot.
Ces bateaux transportent toutes sortes de marchandises non périssables. Il leur faut cinq à six jours pour effectuer le trajet entre Rennes et Saint-Malo. Parfois plus, car une fois passée l’écluse du Châtelier, venant de Rennes, les chalands sont soumis au vents et aux rythmes des marées avant d’atteindre Saint-Malo.
À Rennes, à partir de 1850, les bateaux du canal déchargent et chargent entre le quai d’Ille et Rance au sud et le quai Saint-Cast au nord dans ce qui allait être plus couramment appelé le « quai des Malouins ». C’est aussi à cet endroit que les chalands nantais passent le relais aux chalands de Rance.
Une grande particularité des chalands de Rance est qu’ils possèdent un rôle, une taxe est exigée pour naviguer sur une certaine partie du domaine maritime. Les hommes d’équipage sont donc des inscrits maritimes. C’est à partir 1816 que ces rôles d’équipage sont délivrés aux bateliers naviguant dans l’estuaire de la Rance. Du fait de leur inscription maritime, ces marins doivent verser déune cotisation à la caisse des Invalides (caisse de retraite) qui leur permet, après avoir cotisé pendant 300 mois, de bénéficier d’une retraite. Toutes les personnes inscrites sur le rôle de chaque bateau doivent verser cette cotisation sinon les embarquements effectués ne comptent pas pour leur retraite. De même chaque fois que le bateau quitte les eaux maritimes, le rôle est déposé et la navigation fluviale accomplie ne compte pas pour l’obtention d’une demi-solde.
En 1842, un affichage avertit les propriétaires et les patrons de chalands qu’ils doivent obligatoirement se munir d’un rôle d’équipage pour pouvoir continuer à naviguer. Ceux qui n’en possèdent pas et ont juste un permis de circulation, ne peuvent pas naviguer dans les eaux de la Rance. La frontière entre le domaine fluviale et le domaine maritime est le vieux pont de Dinan. Cependant, il existe une tolérance qui permet aux chalands, n’ayant pas de rôle, de franchir le vieux pont de 30 à 40 mètres, de passer dans les eaux maritimes, dans le port de Dinan et de profiter des avantages qui s’y trouvent, pour transborder les marchandises étant donné qu’il n’existe pas de cale avant le pont.
En raison du manque de crédits pour l’entretien du canal, les usagers doivent supporter des droits importants de navigation et de péage. Dès l’origine, la Compagnie des Quatre Canaux qui finance la construction, instaure des droits si élevés, qu’à eux seuls, ils rendent difficile la fréquentation des voies canalisées. Entre Dinan et Rennes par exemple, la taxe pour 1 000 kg de grains transportés dans les années 1840 est de 5,70 francs alors que le fret ne coûte que 3 francs.
L’exploitation du bois constitue une ressource importante pour les campagnes. C’est le combustible le plus largement utilisé dans les familles. Tout ceci explique que le bois, qu’il soit de charpente ou de chauffage, est la marchandise la plus transportée sur l’ensemble des voies d’eau intérieures de Bretagne. Sur le canal d’Ille et Rance, pour la période 1860-1864, on envoie 4072 tonnes de bois vers Saint-Malo et 5255 tonnes vers Rennes. On observe une légère croissance du trafic jusqu’à la fin du siècle, avant une chute assez marquée après 1900. Les tronçons sont roulés sur des rances (traverses de bois) disposées au sol perpendiculairement au chaland.
Signes de la mutation industrielle de la fin du 19e siècle, les produits chimiques commencent à générer un trafic non négligeable et en croissance. En 1908, les arrivages de houille et de bois représentent pour l’usine d’extraits tanniques de Montreuil-sur-Ille ou pour la fabrique de méthylène de Betton, une valeur de près de 15 000 tonnes.
Autre matériau transporté, le sable. Il provient principalement de Saint-Servan, en face de la statue de la Vierge de Bizeux. Très fin, il convient aux maraîchers ou aux maçons pour les enduits.
Quant aux pommes des bords de Rance, elles sont réputées pour la fabrication du cidre. Et il se trouve que Rennes est une grande consommatrice de cidre. Des navires transportent les pommes également jusqu’à Jersey, Londres, Exeter ainsi que dans les principaux ports des Côtes-d’Armor. Certaines pommes à cidre sont même produites spécialement pour « la vente aux barques ». Résistantes au transport, au chargement et déchargement, elles ne pourrissent pas, telles « la Toupie » de Pleudihen et « la Marchande » de Plouër.
L’ardoise angevine prend très vite le monopole du marché breton. Importée jusqu’à Rennes par les Nantais, elle est ensuite chargée sur les chalands de Rance. Les ardoises sont chargées une par une et nécessitent un soin particulier dans leur placement. Ce type de transport implique plus de manutention et donc plus d’hommes.
En 1837, on relève un premier chargement de marne transporté jusque dans les landes de Tanouarn, au-delà de Hédé. En 1875, 38 000 tonnes de marne sont ainsi déposées par les «chalandiers» le long du canal, des cales sont aménagées à cet effet au Châtelier, à Lyvet, Chantoiseau, Mordreuc et Plouër.
La chaux est un engrais qui s’obtient à partir de la calcination de la pierre calcaire, il est utilisé pour amender les terres acides. Son utilisation se développe en agriculture grâce au canal dont le trafic ne cesse de croître dans la seconde moitié du 19e siècle. En 1841, trois fours à chaux sont construits le long du canal : à Dinan à la Grande Vigne, à la Ville-aux-Oliviers et au Quiou où se trouvent des sablons coquilliers. Vers 1862, quatre fours se trouvent à Quenon, en Saint-Germain-sur-Ille et sept au Bois-Roux en Saint-Aubin-d’Aubigné.
Pour encourager l’utilisation des engrais et des amendements, l’ingénieur Legraverend demande la suppression des taxes, ce qui permettrait d’en diminuer le coût. En 1908, on relève 13014 tonnes d’engrais et amendements entre Rennes et Saint-Malo.
Les carrières de Saint-Germain-sur-Ille, Saint-Médard, Hédé, Boutron, Le Quiou, Lehon et Vaugray ont largement participé au transport de la pierre sur le canal.
Le développement urbain de Rennes et la construction de ses égouts au cours de la décennie 1880-1890 ont été les éléments moteurs de l’essor de ces carrières de Saint-Germain-sur-Ille et de Melesse. À l’époque, la route, le canal et le chemin de fer participent à cet essor. Mais le mode de transport le plus pratique est sans conteste la voie d’eau car le moins onéreux.
Le charbon est pris à couple de bateaux à Saint- Malo. Son transport sur le canal permet l’approvisionnement des particuliers pour le chauffage mais aussi des entreprises diverses avoisinant ses rives. Le charbon est chargé en vrac par brouettes sur le chaland. C’est l’un des frets les plus importants du canal en raison des besoins pour l’arsenal, les villes, les usines et particulièrement l’Usine à Gaz de Rennes. Il faut de 5 à 7 jours à un chaland pour acheminer 50 à 70 tonnes de houille jusqu’à Rennes (100 tonnes dans la seconde moitié du 19e siècle).
Au début du 20e siècle, le train met trois heures pour relier Saint-Malo à Rennes alors que les chalands continuent à mettre 4 à 5 jours selon les marées. Malgré cette différence énorme, en 1914, le canal d’Ille et Rance reste le vecteur des principales marchandises à la remonte (vers Rennes), surtout pour le charbon minéraux, les matériaux de construction, les engrais, les amendements et le bois de chauffage. D’ailleurs, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, sur la voie d’eau, le chaland de Rance ne subit pratiquement aucune concurrence. Mais déjà on constate que les chalands nantais s’aventurent au-delà de Rennes. Petit à petit, ils vont prendre le monopole du trafic. Puis, dans les années 1930, l’apparition du moteur mettra fin au règne du fameux chaland de Rance. Les automoteurs remplaceront ces majestueuses péniches qui seront elles-mêmes remplacées par les pénichettes de la plaisance, seules embarcations fréquentant aujourd’hui le canal.