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Dossier
#32
Les Lices, l’incontournable rendez-vous du samedi matin
RÉSUMÉ > Sur un site chargé d’histoire, la place des Lices se transforme tous les samedis matin en l’un des plus beaux marchés de France. C’est le rendez-vous incontournable des Rennais en quête de produits authentiques, aussi bons que beaux. Ils sont plus de 10 000 visiteurs à déambuler autour des étals des 300 producteurs, artisans et commerçants venus de toute la région.

     Déambuler le samedi matin entre les étals du marché des Lices, c’est aussi faire une plongée dans l’histoire de Rennes. Au Moyen Âge, c’est là, à l’extérieur des fortifications, que se déroulaient tournois, fêtes, exécutions publiques ou expositions au pilori.
    En 1622, alors que la peste sévit dans les paroisses voisines, les autorités de la Ville décident d’implanter le marché sur ce vaste champ clos, la lice, à l’extérieur des remparts, afin d’empêcher les marchands de pénétrer dans la cité. Depuis, la place a toujours conservé sa vocation commerciale. Après l’épidémie, un marché au bois s’y installe et, plus tard, en 1705, un marché aux volailles, amenant à la construction d’une « cohue », halle qui disparaît dans les flammes du terrible incendie qui ravage la ville en 1720.
    Entre 1868 et 1871, Jean-Baptiste Martenot, architecte de la Ville, fait ériger deux pavillons identiques, les halles Martenot. Leur architecture s’inspire fortement des halles Baltard, alors en construction à Paris. Matériaux anciens, granit et brique peinte, s’associent avec le fer, la fonte et le verre. Ces deux bâtiments accueillent le marché de gros au quotidien, le marché forain le samedi. Une troisième halle, moins grande, est construite en 1907 par Emmanuel Le Ray pour les maraîchers et l’inspection sanitaire, à l’emplacement de l’actuel parvis des poissonniers. Raccordé à la halle Martenot Est en 1913, ce pavillon devient une salle polyvalente qui accueillera jusqu’en 1965 des foiresexpositions, des manifestations sportives et politiques ou encore les premières éditions des TransMusicales.

     En 1976, ce témoignage de l’architecture métallique du 19e siècle, travaillé par le poids des ans, n’est plus qu’un amas de rouille. Le maire de Rennes, Henri Fréville, programme son démantèlement et la construction en lieu et place d’un grand parking. C’est la levée des boucliers… Associations de défense du quartier, des pavillons, du marché se constituent. Défenseurs de la préservation des halles et partisans de leur destruction s’affrontent. Le candidat Edmond Hervé, 34 ans alors, promet de les conserver s’il est élu… Inscrites au patrimoine architectural de Rennes, classées Monuments historiques en 1986, les halles Martenot sont conservées, rénovées à l’identique et inaugurées en juin 1989.
    Une nouvelle rébellion pour la défense des Lices éclate en 1997. La Ville demande aux producteurs de la halle de libérer la place pour les événements culturels du samedi… Un tollé général de protestations s’élève. L’histoire se répète… La place des Lices constitue une zone particulièrement sensible de l’espace urbain. On ne touche pas aux Lices !

     Dans une ville profondément endormie, les premiers commerçants arrivent vers 4 heures du matin. Ils sont talonnés par les fêtards de la nuit venus déguster la rituelle galette-saucisse matinale et suivis par le camion-grue de la fourrière chargé de dégager les dernières voitures oubliées sur l’aire du marché. Le marché s’installe progressivement…
    Les horaires cadrent, le samedi, l’activité de la place. Le stationnement y est formellement interdit de minuit à 16 h 30, les ventes doivent cesser à 13 h 30 et les lieux évacués à 14 h 30.
    À 8 heures, un fabuleux spectacle s’offre sur la place bordée d’hôtels particuliers du 17e siècle. Les étals de fruits et de légumes rivalisent de couleurs et de senteurs, de formes et de tailles : monticules de salades, de blettes aux teintes automnales, de tétragones et d’épinards ; poireaux et asperges rangés en couches superposées ; pyramides d’oranges, de mandarines ou de melons ; cagettes regorgeant de variétés anciennes de tomates ; bottes de radis, navets, betteraves, carottes, oignons nouveaux, soigneusement ficelées ; variétés à foison de cucurbitacées : courgettes, pâtissons, pommes d’or, potimarrons, citrouilles…
    Dans la quiétude de ces premières heures, les personnes âgées emplissent leurs cabas à l’abri des foules et des bousculades, les coiffeurs choisissent les plus belles fleurs qui orneront leurs salons, les restaurateurs sillonnent les allées pour dénicher avant tout le monde les produits les plus frais, les plus beaux, les plus insolites.
    Puis, s’acheminant par un dédale des petites rues pavées, la vague des chalands fidèles converge vers le marché, empruntant toujours le même trajet. On s’attarde pour discuter avec un commerçant, on s’arrête au hasard des allées pour échanger avec un collègue… Accompagnées de leur papa, les petites têtes blondes, brunes ou rousses salivent devant les fraises et les prunes, picorent les dés de fromage sur les étals des fromagers, grignotent la tranche de saucisson offerte par la femme du boucher… avant d’aller choisir le petit bouquet de fleurs pour maman.
    Progressivement, flâneurs, touristes, familles…, envahissent les allées. On vient autant acheter des légumes, qu’acheter le marché, l’ambiance, la discussion avec un voisin, les couleurs, le bruit, les odeurs… Le niveau sonore monte. La marée humaine se densifie, avance à petits pas. ballottée par des flux contraires, elle est pressée, compactée, poussée, les pieds écrasés par les roulettes des poussettes et des cabas.
     Le marché fait partie intégrante de la vie de la ville. Il n’est pas rare d’y croiser des musiciens, des enterrements de vie de célibataires, des candidats en période d’élections, des happenings politiques ou des pétitionnaires, des restaurateurs et des chefs de la région… Il est également fréquent de rencontrer des personnes proposant des chatons ou des hamsters, bien que cela soit interdit. Les touristes flânent, des visites du marché leur sont même organisées par l’Office de Tourisme.
    Arrive 13 h 30, la foule se disperse doucement laissant place aux glaneurs qui fouillent dans les étals, récupèrent des légumes, des fruits et d’autres denrées invendues. Aux Lices, tous les profils socioprofessionnels se croisent : les bobos et les bourgeois, les personnes âgées et les étudiants, tout comme les oubliés de la société.

     Amoureux de la qualité des produits du bassin de Rennes, ils sont un noyau de chefs rennais et des environs à célébrer le marché des Lices, suivant ainsi les traces de leur maître à tous, le regretté Marc Tizon, disparu en 2010. On peut ainsi y croiser au détour des étals Sylvain Guillemot (L’Auberge du Pont d’Acigné), David Etcheverry (Le Saison), Pierre Legrand (Aozen), Jacques Faby (Le Cours des Lices), Christophe Gauchet (L’Arsouille), et bien d’autres encore…
    La plupart échangent les adresses de leurs fournisseurs favoris : Annie Bertin (maraîchère), Marie-Christine Gernigon (productrice d’herbes aromatiques), Gérard Lemeur (producteur de choux-fleurs et d’artichauts), les familles Bocel (maraîchers), Chantal et Paul Simonneaux (producteurs de jus de pomme et de farines), Jean-François Hervé (producteur de pommes), Paul Renault (volailler), Loïc Berthelot (cidrier), Louis Collet (maraîcher), Gildas Macon (maraîcher), Tony Divot (paludier), Valérie Le Dantec (fromagère), Etienne Gouffault (fromager), Sylvie Frelaut (armatrice), Jean-Marc Olivier (boulanger), Sébastien Lorand (horticulteur). Tous produisent et vendent du bon, du beau, de l’authentique.
    Marc Tizon était le très connu chef du restaurant Le Palais, situé place du Parlement, avant d’officier aux fourneaux de la maison LeCoq-Gadby. On le surnommait « le père des Lices » : « la fraîcheur des produits des Lices a joué un grand rôle dans ma vision de la cuisine », nous confiait-il. De ses vacances, Marc Tizon revenait les poches pleines de graines. Il arrivait à convaincre les producteurs de les cultiver pour ses recettes. On lui doit également d’avoir contribué au sauvetage de la poule grise de Rennes, la fameuse Coucou (lire page 29 l’interview de Jean-Luc Maillard à ce sujet).
    C’est avec Marc Tizon que David Etcheverry – 1'étoile au guide Michelin –, alors second en cuisine au Palais, découvre la technique, la pureté en cuisine et l’exigence de la matière première. Sylvain Guillemot (2 étoiles au guide Michelin), du temps de son apprentissage au Palais, s’était fait le serment : « Demain, je veux lui ressembler avec son exigence, son charisme, sa clarté ».

     Pierre Legrand, successeur de Marc Tizon au piano de Lecoq-Gadby en 2008, est encore aujourd’hui impressionné par la qualité et les goûts des produits des marchés de Rennes. « Quand on a la chance d’être directement au contact du producteur, on ne peut que respecter encore mieux le produit. Ici, quand je travaille un produit, je perçois la présence du producteur, de l’artisan, de l’homme ». Il en est de même pour Christophe Gauchet qui se faufile derrière les étals pour se servir lui-même et n’achète que les produits qui lui « parlent ». De quoi susciter la jalousie des restaurateurs parisiens et d’ailleurs !
    Comme beaucoup de marchés, les Lices sont un lieu d’échanges ancré dans l’histoire de l’agriculture et dans l’histoire de la ville. La proximité des producteurs et des consommateurs a la vertu de transformer l’acte d’achat en un moment de convivialité. Pour tous, producteurs, restaurateurs, chalands, le marché est le gardien du lien avec la société, c’est un lieu de contact, de débats, de remise en question.
    Aujourd’hui, certains habitués évoquent avec nostalgie les « anciens » du bas des Lices, les derniers retraités autorisés à vendre sur les marchés. Ceux que les Rennais appelaient affectueusement « l’âme des Lices » ont déserté leurs étals au fil des ans. Avec eux, s’est définitivement tournée une page de l’histoire du marché.