Dominique est un transfuge, bizarre, et très gentil de surcroît. Ce monsieur marche sur « trois pieds, en fait », car il est de Sainte-Thérèse où je le croise en conversation avec le vendeur de sacs. Oui, mais c’est au marché de Zagreb qu’il remplit ses cabas, il faut le croire en dépit des apparences. Il n’est là qu’exceptionnellement à Sainte-Thérèse, le panier au bout du bras et la moustache rappelant Brassens. Dominique préfère Zagreb parce qu’il est libre le samedi. Mais il y a les Lices aussi, ce jour-là ! « Pas pareil », répond Dominique, « pas pareil, mais j’y vais aussi ». C’est le casier de cidre qui détermine l’intervalle entre les incursions aux Lices, le cidre Coat- Albret, évidemment !
Pour le reste, les Lices, non, ça ne lui correspond pas. Pas son genre. Il se sent mieux avec toutes les nationalités du Blosne, plus exotique, plus mélangé, calé davantage avec ce que Dominique attend de ce moment.
À Sainte-Thérèse ou à Zagreb « ce n’est pas guindé », voilà la vérité. Et un marché, il ne faut pas qu’il le soit. À Sainte-Thérèse, les gens viennent faire leurs courses, vont chez un tel, repartent, flânent moins. Sainte-Thérèse serait le marché des utilités.
Alexis-Carrel, le marché des beaux quartiers et Betton, celui des flâneurs ? On y entre dans notre article, on sent y poindre l’épistémologie (sans garantie scientifique) du portrait des marchés que l’on veut tirer. Un dimanche de soleil et Betton, « c’est bingo », dit le marchand de paniers, qui attend ces dimanches-là car il sait que le « rendez-vous » sera réussi avec ses clients, qui sont souvent des amoureux.
Au marché, ça parle, ça cause facilement car les gens ont le mot aux lèvres qui n’est pas si loin de l’eau à la bouche. Ainsi celui-ci, il est de Chevaigné, il s’accoude pour acheter mais ne veut pas parler autrement qu’en parlant de ses moutons, de ses agneaux, de son cidre qu’il fait. Pour vendre ? « Pas question dit-il, avec un procès si les gens étaient malades ! Et sans preuves ! » Il repart, sûr de ses produits, sûr de son verger et du jus de pommes qu’il est en train d’essayer, il raconte ses greffes apprises à La Bintinais et ses pommiers encore trop jeunes pour donner. Le marché est un lieu de vente mais il s’y échange tellement de mots au mètre carré ! Sur la place du souvenir, à Sainte-Thérèse, Dominique est un causeur. De fil en aiguille, il me recommande Marie et son lexique à part, ses mots inventifs et inventés, sa parlure et ses tomates à ce qu’il paraît inouïes.
Le retour d’Henri
Mais avant d’y arriver, chez Marie, un mouvement de foule nous interrompt. Des cris, une haie se forme, que se passe-t-il ? Pas un notable à costume sombre mais un homme portant fier, canne en main et suivie de son épouse, un peu penchée vu l’âge. Qu’on se le dise et tous les marchands de le crier, Henri est revenu ! On comprend en le suivant d’un étal à l’autre que le client n’était pas venu faire son marché depuis début juin, qu’il s’est passé moult hospitalisations dans l’été avec une opération lourde, que ses quatre-vingt-seize automnes ont finalement surmonté ! Oui oui, je vais bien, j’ai de l’appétit, oui oui, Henri est ravi de l’accueil. Le charcutier lui ajoute un beau morceau d’andouilles, « comme vous aimez, Henri ! » Le producteur bio le tutoie et Henri reçoit une grappe de tomates en plus de la poignée de mains. Henri reprend son chemin, discute avec le marchand de plants, il cause de son jardin où il va moins. Henri repart à pas doux avec son épouse, ils sont tellement contents de ce bon moment, ils ont été reconnus !
Les herbes de Marie
La queue est longue et tout sourire devant l’étal herbu de Marie. Que des dames, et une marchande haute en couleurs et qui l’annonce à toutes : pas de monnaie, je garde tout ! Marie est ici mais elle va ailleurs, avec son parasol et ses tréteaux ! Ses herbes la suivent, cives ou basilics, épinards ou mille autres feuilles toutes vertes mais avec des nuances. Marie donne dix conseils à la minute, tout le monde les oublie mais d’une semaine à l’autre, ça finit par rentrer. Chaque client se voit accuser d’avoir du chlore dans l’eau de son robinet, ce qui n’est pas faux. Marie dit donc à toutes et le répète en boucle : « on ne lave rien, on met dans un bocal, on ferme le bocal, on garde mes feuilles dans l’état où je vous les vends, sinon, c’est pas la peine ! ». Marie fait rire, la file d’attente prend son temps, tout sourire. On s’aligne pour ce prénom qui déjà annonce ses saladiers remplis de salades, ses petites pousses qui transforment un repas vite fait en sommité de bouche !
Marché Jeanne d’Arc, jeudi matin. Le boulevard Alexis- Carrel s’interrompt, en haut le giratoire du parc de Maurepas, en bas la terrasse quand il fait beau nous dit que c’est jeudi. Les marchands y font une pause, les chalands se retrouvent avant ou après. La typologie des marchés avance d’un cran important avec le marchand de café. Son enseigne est olfactive, on y va les yeux fermés ! Torréfacteur depuis presque trois décennies, il a une vision précise des choses et des gens. Marcel est « un indépendant », pas seulement statutairement parlant, mais de caractère ! Cela qu’il voulait, se mettre à son compte, ne dépendre que de lui, et tant pis pour la retraite dont lui parle la cliente, une coiffeuse honoraire, qui en sait quelque chose des marchands du marché : « c’est dur, dit-elle, le matin de très bonne heure, l’hiver et les jours de froid. Un métier difficile et pour ce que ça rapporte ! »
Marcel ne dit pas cela, c’est que la machine à brûler lui tient chaud et devant lui les habitués : « à Jeanne d’Arc, ça stagne, mais c’est bien comme cela ». L’enquête sociologique avance à grandes enjambées car Marcel va aussi aux Lices, à Sainte-Thérèse et donc ici. Le quartier des habitués. « D’abord, en première heure, les femmes au foyer qui ont conduit les enfants à l’école. Elles ont des maris avec des professions intéressantes mais il n’y a qu’un seul salaire. Ce sont des clientes économes et pour une augmentation de cinq centimes, oui ça râle un peu ». La coiffeuse qui était encore là, dit que les « gens, ils râlent tout le temps, c’est pour ça que le métier est si dur ».
Circuit balisé
Marcel nuance. Il aime « les retraités de dix heures, ils reviennent, ils ont leur méthode, vont d’un marchand à l’autre, savent qu’ils ne se feront pas rouler ». Le marchand de pommes de terre ici, le marchand de fruits là ou d’oeufs – mais pas de ces oeufs pris chez le grossiste avant d’être vendus par quelques « petits vieux qui ont du succès moins pour leurs produits que pour le folklore de leur bonne tête ». Marcel décrit le circuit que font les gens, balisé, organisé, tant mieux si son café se retrouve sur leur parcours. La coiffeuse est repartie et voilà une cliente, australienne peut-être, américaine sans doute dont l’accent remarquable réclame un peu de chaque, du Colombie, du Moka, 50 grammes de chaque et mélangé ! Marcel conseille des sacs à part, la cliente oublie sa commande et repart avec 100 grammes. Elle n’a pas dû repérer les tarifs car lui donne beaucoup d’argent, cela coûte peu et il rend sur cinquante !
Rituels de marché
Marcel torréfie aussi aux Lices. Il y gare sous l’horloge sa remorque entièrement bricolée maison. Sa troisième, de plus en plus rationnelle, qu’il installe en deux temps trois mouvements, le tour est joué, le barnum monté, moins de cinq cents kilos pour cette brûlerie sur essieu et ses sacs de jute passés par Le Havre. Pas pareil le marché des Lices ! Beaucoup de jeunes, avec une « espérance de vie de chalands » nettement plus importante ! Et en plus les « jeunes ménages et les trentenaires, ça cause » ! Ça fabrique des rituels d’avant marché, d’après marché, il n’y a qu’à voir les terrasses avec les huîtres et le muscadet ! Les trentenaires, le secret de leur secret, c’est qu’ils n’en ont pas et se passent le mot ! D’où vient ton café et ça suit comme une traînée de marc…
Les Lices, pour Marcel, qui se refuse à boboïser la question, « car il se pourrait que j’en sois », sont formidables ! Les gens peuvent y avoir des professions au plafond, des statuts stratosphériques avec les revenus qui vont avec, c’est possible, mais c’est week-end et ils sont détendus ! Du coup Marcel y travaille à la chaîne, le logiciel de sa mémoire précède les gens dans la file, deux mokas pour lui, trois expressos pour elle, le moulin broie et le cerveau mouline. Sainte-Thérèse, c’est une autre paire de manches. Beaucoup plus compliqué de s’y implanter, plus lent de s’y faire une clientèle. Sainte-Thérèse c’est difficile, mais c’est devenu formidable « après la claque de septembre 2013 » ! Les rythmes scolaires ont brutalement influé sur l’affluence !
Sociologie d’observation
Sainte-Thérèse fait la jonction entre la ville « des instits et des éducs », du mercredi, la ville des retraités et celle des quartiers sud, la ville des lointains. Un client turc au début, un seul avec le moulin à mouliner au plus fin, bien entendu. Suit le bouche-à-oreille et s’ensuivent dix Turcs les semaines d’après, puis les Musulmans grands buveurs de café. Non seulement Marcel torréfie le café, mais aussi réifiet- il aussi une sociologie d’accueil, une sociologie de conviction et une sociologie d’observation : « l’écolo ne boit pas beaucoup de café et le jardinier en cote bleue des rues de Vern, lui, il ne fait plus le marché ». « Les habitués », c’est ce qu’il appelle « un marché stagnant ». Il aime ça autant que « le renouvellement perpétuel des Lices ». Nouveaux clients, bouche-à-oreille, crise de 2009 et cours du café qui s’envolent, Marcel algorithmise tout cela et vend, pince-sans-rire, un mot pour chacun, on l’entend à peine, c’est sa force de vente le client qui tend l’oreille ! Car ça rajoute au mystère ! Le moulin à café ou le café qui tourne soufflent, cliquettent et couvrent un peu de sa voix. Trente ans de métier et le torréfacteur sonne toujours trois fois : à Sainte Thérèse, aux Lices et à Jeanne d’Arc.
Villejean, c’est vendredi. Tho et Lucien y ont installé le même parasol bleu qu’à Sainte Thérèse l’avant-veille et au Blosne le lendemain. Les trois marchés où ils vendent leur production de Goven.
Tho et sa famille viennent du Laos. Au pays, ils ont pris le goût des graines et des plantes. Le beau-frère de Tho a bénéficié d’une « petite aide » quand son usine rennaise a fermé. Il ne voulait plus repartir vers La Janais, il a donc pris l’aide et fait chercher par Tho et Lucien les annonces du 35 ou de Ouest-France. « Vous savez lire, écrire et compter, vous trouvez un petit terrain et moi je cultive ». Simple répartition des tâches. C’est à Goven que ces Rennais, habitant d’entre Clémenceau et Alma, ont acheté trois puis cinq hectares. Dans cette terre nettoyée comme il faut que profitent les pastèques – 16 kg, celle qui est partie ce matin, « vous ne pourrez pas la prendre en photo ! » – les carottes et tous les autres légumes dont les noms et les variétés ne se disent pas dans notre langue. Son beau-frère a d’abord été regardé en coin, « les Asiatiques sont des voleurs », voilà ce dont se souvient Tho de ce que les gens ont d’abord dit. Puis le président des chasseurs « a acheté cinquante melons d’un coup » et c’est par tous les chasseurs qui les ont trouvés tellement bon que la méfiance à Goven est tombée. Tho rajoutant que son beau-frère a quand même dû construire une petite cabane au beau milieu du champ où il va dormir parce qu’un jour tout a été volé. Une catastrophe pour la famille, et pour la réputation de Goven, que « les Asiatiques y soient volés ».
Courgettes asiatiques
Tho et Lucien vendent leurs récoltes. Quand il n’y a plus rien qui pousse sur les terres de Goven, ils font la pause. Huit mois de commerce et quatre mois d’arrêt en attendant que la terre se réveille, que les germes repoussent et que reviennent les courgettes asiatiques. « Il faut les éplucher mais elles sont meilleures que les françaises parce qu’elles restent fermes. » Durant les quatre mois d’hiver, quand ne resteraient plus que des pommes de terre à vendre, Tho et Lucien arrêtent tout. Tho raconte l’histoire de ses tréteaux et de tous ces gens qui, au fur et à mesure de la conversation, lui réservent « quatre poivrons pour la semaine prochaine » ou cette autre dame qui revient sur ses pas : « vous me gardez la botte car je viendrai tard vendredi prochain ». Tho est obligée de noter sur son cahier, stoppée dans son flux de parole, obligée de répondre aux clientes qui réclament telle ou telle feuille qui était là la semaine dernière mais absente aujourd’hui : cliente déçue. Cueillette terminée. Certaines graines proviennent du Laos, la famille de là-bas les envoie. La douane ouvre tout mais accepte les sachets fermés. Par contre, Tho a adressé des graines de salades d’ici à sa soeur en Amérique, ce n’est jamais arrivé. « Depuis les attentats du 11 septembre, dit Tho, ils ont peur de tout ». Le marché de Villejean, elle l’aime bien, « parce qu’il est tranquille » et on peut y parler longtemps, les tours de la Plateforme sont si loin des Twin Towers.
Tho sait la différence entre les tensions du monde, comme entre les trois marchés de Rennes. Dans sa géopolitique des chalands, elle dit que Le Blosne, c’est pour les Africains, les Marocains et les Algériens et Sainte- Thérèse pour les Français mélangés. Notre enquête typologique progresse. Les hypothèses seront à vérifier.
Tho et Lucien retournent bientôt dans la chère famille restée à Luang-Prabang, c’est si bon de parler de cela au beau milieu de Villejean.
On doit croiser, traîner, fureter plusieurs fois pour trouver le client politique. Refus de photo, anonymat garanti, il faut le décrire en floutant les yeux. Elle est grande et svelte, soixante-dix ans aux prunes et une quarantaine d’années de marché avec la toison grise et drue. Militante des causes perdues, elle a été de Villejean, et puis elle est allée au Blosne, a regretté la dalle, y est donc revenue. Elle parle de la centrale de Plogoff comme si c’était encore un problème, de Per-Jakez Hélias et de son Cheval d’orgueil, elle associe avec Notre Dame des Landes dans la même phrase et le même allant. L’insecte qui a fait lanterner l’A 84 du côté d’Alençon ou certaines salamandres tachetées la font monter dans les tours et lui font serrer les poings. Colette vote vert, elle est belle et son panier se remplit le samedi au marché de Zagreb. C’est simple avec le métro et le mercredi à Sainte Thérèse, arrêt Métropole.
Colette l’idéologue
Colette narre une politique des lieux, c’est ça que l’on voulait. Le sujet en or, anonymat garanti ! Témoignage à la Poivre d’Arvor, pas sûr que Castro soit en face de nous, pas sûr que ce qu’elle nous dit ne raconte pas une belle histoire, bref, une idéologie.
Colette est l’idéologue de la place. Elle vous dit que Villejean, c’est le marché du PSU ! Oui, oui, la gauche alternative, on dit que ça débouche sur Valls, elle ferme les yeux, puis les lève au ciel et montre les belles pêches de vigne d’un paysan de Pacé.
Colette différencie la tendance nouvelle gauche de Villejean, années 70, de la gauche communiste de Sainte-Thérèse « des durs, des cheminots ». « À La Binquenais, c’est du rouge. La CGT tractait, c’était d’une autre fibre ». Et aux Lices alors ? « La grande bourgeoisie ». On rappelle que le métro a changé la donne. Elle dit que « c’est vrai et faux ». Les gens peuvent y venir de tous les quartiers mais « le rouge reste au sud et à Villejean ou au Gast, là où le peuple remplit ses filets en faisant attention ». Oui au fait, et à Maurepas ? Nouvelle gauche ? Troisième voie ? CGT ? Elle répond parce qu’elle sait, un peu péremptoire, directe : « CFDT tendance Parti des travailleurs ». Ah, réagit-on, comme à Villejean ? « Pas du tout ».
De gauche à droite
Je suis perdu, elle le voit, parle du temps que les moins de vingt ans… et rebondit sur « le barrage sur le Tarn, un scandale des élus contre tout un pan de la population locale ». Oui mais les marchés… « Bruz, c’est le vendredi. J’y vais quelquefois et avant, c’était pendant mes vacances, début juillet ou fin août. Toute la campagne venait dans le bourg. « Tendance CFTC, dit-elle, quand Citroën puis PSA sont venus, alors c’était pire avec le syndicat maison… » Colette cale, prise en flagrant d’amnésie ! « Vous exagérez, ils ne venaient pas au marché ! » Elle reconnaît en rajouter et, avant de revenir en ville, étape « à Betton, quelquefois, le dimanche, en vélo par le canal. Les marchands le disent qu’il y a toutes les populations, c’est le dimanche qui veut ça ». Et alors, de tenter un autre découpage, catho, pas catho, tala pas tala, elle me dit que « sur le marché, c’est transobédientiel, il n’y a qu’à aller place de Zagreb ». « Là-bas, c’est formidable, s’enthousiasme-t-elle, il y a le monde entier dans les allées, des caravanes poétiques, des rires, des couleurs, des boubous magnifiques ».
C’est à ce moment-là que son regard s’assombrit : « Je me rappelle le jeudi à Jeanne d’Arc quand le FN est arrivé. Il y a eu un blanc. C’était pendant la dernière campagne des municipales. Le marché s’est arrêté net, tout d’un coup silencieux. Une bande de nervis vingt pas devant, formant un rang serré devant le candidat et dans leur sillage, des jeunes gens coupés court et des dames tout sourire, tendant des tracts ». Elle se rappelle le refus de certains, d’autres qui enfouissent fissa le feuillet dans le cabas, et les bruits qui reviennent, après, bien après que la caravane soit passée. De là à dire qu’à Jeanne d’Arc, c’est FN ! « Pas du tout, dément Colette, plutôt le contraire. Les marchands comme les chalands, tous étaient sidérés ». Colette a le sens de l’exagération. Elle politise tout. Parle avec aplomb de ses interprétations, assène en vérité ses approximations : c’est exactement ça qu’on voulait !
Un morphotype des marchés : on vous disait de ne pas tout croire ni de tout prendre pour argent comptant mais d’y aller quand même, ne serait-ce que pour faire vos courses !