D’Amsterdam à Madrid, en passant par Londres et Munich, de nombreuses villes s’interrogent sur les pratiques festives des jeunes dans les espaces publics où ils génèrent troubles et tensions. Plus proches de nous, Rennes, Brest et Nantes ont choisi de renforcer la présence adulte lors des regroupements festifs. D’autres s’intéressent à ces questions pour développer des actions auprès des noctambules : Lorient, Saint-Brieuc, Angers, etc.
Ces regroupements festifs, nocturnes, bruyants, le plus souvent alcoolisés, ne sont pas seulement un « problème à régler » pour les décideurs locaux, mais aussi le symptôme de mutations plus profondes dont il faudrait tenir compte pour construire une vision prospective. L’apparition ou le débarquement de plusieurs milliers de jeunes dans « nos » centres-villes, sur « notre » espace public, témoigne d’abord d’une volonté de participer à la vie de la cité, d’un impérieux besoin d’exister, d’être là, avec nous! C’est pourquoi, il faut élargir le regard sur les jeunes et la fête, et ne pas se limiter à une approche sanitaire ou sécuritaire.
Depuis quelques décennies, on assiste à un allongement de la période de jeunesse. L’entrée s’y fait de plus en plus précocement ; le seuil de l’adolescence se serait abaissé, débutant désormais à l’âge de 10-12 ans. À l’autre extrémité, on est jeune de plus en plus tard, jusqu’à la trentaine passée.
La cohabitation prolongée entre jeunes adultes et parents est un phénomène répandu à l’échelle de l’Union européenne (3/4 des garçons et 2/3 des filles entre 18 et 24 ans). La France se situe légèrement au-dessous de la moyenne. Les filles quittent plus tôt le domicile parental que les garçons.
L’âge de l’entrée dans le premier emploi augmente aussi (voir le graphique 1 page 145). En 20 ans (entre 1975 et 1995), le pourcentage des 20-24 ans ayant un emploi est passé de 70 % à moins de 40 %.
Corollaire, les seuils qui symbolisaient traditionnellement le passage de la jeunesse vers le monde adulte ne sont plus perceptibles. Aujourd’hui, la fin des études ne correspond pas pour autant à l’entrée dans le monde du travail ; le départ du foyer parental n’est plus synonyme d’installation en couple.
Les grands rites de passage qui marquaient la transition vers l’âge adulte au travers du triptyque « séparation, marginalisation, agrégation » ont disparu. Ils constituaient un dispositif inventé par les sociétés d’une part pour canaliser l’énergie débordante des adolescents et, d’autre part, pour accompagner socialement des trajectoires individuelles. Or l’anthropologie montre que l’adolescence correspond à une période de latence, d’entre-deux, pendant laquelle des enseignements sont transmis par l’adulte, par les pairs; et cette période implique également la mise en oeuvre de « petites morts symboliques ». On observe aujourd’hui que les adolescents recréent, mais sans la présence des adultes, ces « rites de marge »: espaces à part, initiations de toutes sortes, expériences mortifères.
La transmission intergénérationnelle, basée sur la passation d’un héritage – tant matériel que symbolique – est aujourd’hui remise en cause. Face à un avenir de plus en plus sombre, se développe une véritable crise de confiance entre les jeunes et leurs aînés. Des phénomènes de concurrence entre les générations émergent et conduisent au « chacun pour soi ». Le repli des générations sur elles-mêmes se traduit ainsi par une mutation du modèle ancien de solidarité intergénérationnelle au profit d’un système beaucoup plus « autonomiste » ; la transmission cède alors sa place à l’auto-expérimentation, et le principe de l’identification est remplacée par le fantasme d’une construction de soi qui ne doit rien à personne. En outre, la très forte évolution des structures familiales peut accentuer ce déficit de transmission: desserrement des ménages, augmentation de l’activité féminine, de la monoparentalité, mobilité résidentielle qui éloigne des grands-parents…
La disparition des cadres traditionnels d’intégration est le signe d’une époque où prime « la construction de soi par soi » sur la participation à un projet de société commun. Le triomphe de la « société réflexive » s’accompagne d’un déclin des institutions à qui on se réfère de moins en moins pour construire son existence. Le desserrement des contraintes sociales et la montée des aspirations individualistes peuvent être perçus comme une libération; ils ont aussi des conséquences négatives: perte des solidarités collectives qui assuraient aux plus démunis un minimum de subsistance, dépression, addictions, désengagement pour l’individu qui se doit en permanence de démontrer sa performance.
Les cadres spatiaux se sont également transformés. D’abord, au travers des modifications de la morphologie urbaine: opérations de renouvellement urbain, périurbanisation, étalement urbain s’accompagnent d’une diminution des espaces publics (cf. les lotissements où s’alignent les parcelles privées). Avec ce nouveau cadre, les pratiques des habitants changent aussi. Celles des jeunes sont caractérisées par un affaiblissement des « pôles traditionnels de regroupement », un accroissement des mobilités urbaines et interurbaines, et le rejet des équipements publics existants.
Parallèlement, les pratiques sociales sont de plus en plus imprégnées par la technologie et la dématérialisation. L’apparition de l’espace public numérique (téléphones portables, messagerie instantanée, Facebook…) modifie profondément les relations sociales tout en multipliant les possibilités de mise en réseau. La mobilité n’est pas seulement spatiale, elle est aussi sociale ou affective (éclatement des identités, zapping). L’équipement des ménages en matière d’objets technologiques est massif et s’oriente vers les activités ludiques. Aujourd’hui, l’idéologie consumériste bat son plein et constitue souvent le seul horizon commun, capable de réunir des individus essentiellement motivés par la satisfaction immédiate de leurs envies.
La fête serait de moins en moins encadrée socialement alors que les pratiques des fêtards iraient vers davantage de transgression. De façon schématique, on postule (avec Véronique Nahoum-Grappe) que la fête s’articule autour de deux temps fondamentaux. Premier temps, celui de la cérémonie: les acteurs sociaux se retrouvent dans une configuration solennelle rituelle et codifiée. Second temps : celui de la liesse ou temps « carnavalesque » ; les contraintes sociales se desserrent et laissent les fêtards rentrer dans l’exaltation du moment présent, le renversement des valeurs habituelles et la recherche du vertige. L’hypothèse retenue est celle d’une disparition partielle du temps cérémoniel et d’un développement exagéré du temps de la liesse, entraînant les fêtards dans des comportements de plus en plus excessifs, alors que diminuerait leur propension à intégrer des interdits.
La recherche de l’ivresse occupe une place de plus en plus centrale dans les pratiques festives. L’apparition d’une consommation régulière de cannabis chez les plus jeunes, et l’affaiblissement des fêtes générationnelles en milieu urbain, entraîne un repli des jeunes générations sur elles-mêmes. Alors que les comportements d’ivresse ont toujours été enseignés d’une génération à l’autre, ils s’inscrivent aujourd’hui dans une séparation entre les classes d’âge.
En comparant l’expérimentation de l’ivresse alcoolique et du cannabis par tranches d’âge chez les jeunes, on constate une expérimentation précoce (et familiale) pour l’alcool, alors que pour le cannabis l’expérimentation ne débute vraiment qu’à partir de 16 ans et accompagne le basculement vers l’adolescence. On note aussi que la quasi-totalité (94 %) des jeunes garçons de plus de 18 ans a déjà expérimenté l’ivresse (84 % pour les filles).
Sur le graphique 3, on constate que les interdits parentaux diminuent régulièrement avec l’âge, et sont relativement faibles pour l’alcool, voire quasi-nuls à partir de 18 ans.
L’alcool est de loin le produit le plus répandu, indépendamment de la fréquence de consommation. L’âge moyen d’entrée dans la consommation mensuelle d’alcool des étudiants se situe à 17 ans. La consommation régulière ou les ivresses sont des comportements plus masculins que féminins; 17 % des garçons sont des buveurs réguliers (10 fois dans les 30 derniers jours) contre 6 % des filles, et 51 % des garçons ont des ivresses régulières contre 25 % des filles.
En observant l’évolution des consommations à 16 ans des jeunes français entre 1999 et 2007 , on constate une diminution significative (presque de moitié) de l’usage quotidien du tabac, et dans une moindre mesure du cannabis. Au contraire, la consommation régulière d’alcool augmente. L’ivresse régulière reste au même niveau.