Discorde et fronde sont les mots qui dominent en ce printemps 2010 dans les commentaires du projet de « rétablissement du caractère maritime » du Mont-Saint-Michel. La discorde a pour objet le dispositif des navettes qui doivent relier le site et les parkings à 2 km environ de la Porte de l’Avancée.
Le nouveau plan d’aménagement prévoit en effet de disposer l’arrêt des navettes à 900 m des stationnements automobiles. Les commerçants et hôteliers ont contesté cette modification auprès du maître d’ouvrage, le syndicat mixte de la Baie du Mont-Saint-Michel. Rarement un site touristique aura suscité autant de débats – et de temps – pour réaliser un projet d’aménagement qui doit améliorer son image et la qualité de son accueil. Le nouvel épisode vient s’ajouter à la longue liste des polémiques nées autour d’un site majeur du patrimoine mondial. Depuis près d’un siècle, on parle du retour à l’insularité de ce rocher monumental.
Petit îlot au fond d’une baie majestueuse entre la Bretagne et la Normandie, qui fut lieu de foi, citadelle, prison, le Mont-Saint-Michel est aujourd’hui un temple du tourisme de masse (plus de trois millions de visiteurs chaque année, dont 1,2 million payants).
C’est d’abord un lieu exceptionnel… Son village ancien est protégé derrière d’épais remparts tandis que domine, dressée au sommet du rocher, la Merveille: une abbaye, architecture en équilibre, élevée sur trois étages. Autour, le paysage devient mer ou étendue de sable, au gré des marées dont l’amplitude est parmi les plus fortes du monde. Tout au moins, cette description est-elle l’image commune qu’ont su imposer de nombreux artistes comme Victor Hugo, auteur de ces quelques lignes: « À l’extérieur, le Mont-Saint-Michel apparaît (…) comme une chose sublime, une pyramide merveilleuse assise sur un rocher énorme façonné et sculpté par le Moyen Âge, et ce bloc monstrueux a pour base, tantôt un désert de sable comme Chéops, tantôt la mer comme Ténériffe » (Victor Hugo, lettre à Adèle, Coutances, 28 juin 1836).
La réalité est aujourd’hui bien différente. Les travaux de poldérisation de 2 000 hectares, entrepris à partir des années 1850 par la compagnie Mosselman, puis à la fin des années 1870 la construction d’une digue de roches, devenue voie routière, ont accéléré le phénomène naturel d’ensablement, favorisant l’apparition des grands champs d’herbus, qui font encore les pâtures des moutons de pré-salé. Les abords immédiats devant les remparts sont devenus un gigantesque parking, bâti en dur depuis 1966, et envahi par une marée d’autocars, d’automobiles, et de camping-cars au moment de la saison estivale.
Inscrit dès 1979 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, au titre conjoint de ses qualités culturelles et de ses qualités naturelles, le Mont-Saint-Michel voit ainsi son proche environnement progressivement dégradé, et comblé par les dépôts de sédiments marins. Selon les prévisions, les prés-salés devaient encercler l’îlot dans moins d’un demi-siècle. Seule une intervention humaine, à vaste échelle, était susceptible de ralentir, voire d’inverser le processus.
Démarré dans les années 1960, le rétablissement du caractère maritime du mont-Saint-Michel est un projet complexe qui a vécu beaucoup de soubresauts, et dont les bases actuelles ont été établies à partir de 1995. Le programme conduit à édifier un nouveau barrage sur le Couesnon, à supprimer la digue qui relie aujourd’hui l’îlot et le continent, et à la remplacer par une élégante passerelle dessinée par Dietmar Feichtinger. L’objectif est de rétablir la libre circulation de la mer tout autour du Mont, tout en assurant une liaison permanente pour les habitants et les visiteurs (à pied, ou en ayant recours aux navettes). Dans le même temps, les abords du Mont sont améliorés grâce à la suppression des zones de stationnement et des nombreux panneaux de signalisation. Hâtivement résumée, l’opération semblerait répondre à la question suivante: comment protéger un site exceptionnel contre la nature qui lui a pourtant donné naissance? Les travaux en cours sont le fruit de nombreuses recherches universitaires qui ont complété et accompagné les longs débats politiques et l’ensemble des études menées depuis maintenant cinquante ans sur le sujet. Maquettes et modélisations numériques ont permis de comprendre les mécanismes de la circulation des eaux et des sédiments et d’envisager les scénarios d’action qui sont en voie de réalisation.
De vives discussions ont opposé les différentes parties que sont les représentants des collectivités, les habitants et les commerçants mais aussi les associations de protection de la nature. Car les intérêts défendus n’étaient pas nécessairement convergents. Pourtant, quelques idées constantes ont dominé l’ensemble des débats. Le vocabulaire utilisé pour défendre l’intervention publique emprunte au registre de la restauration: « rétablissement », « redonner au mont sa part de marée », « le Mont-Saint- Michel rendu à la mer »… Le site internet de la Baie du Mont-Saint-Michel trouve même des accents lyriques : « Redonner toute son âme à l’un des hauts lieux culturels et spirituels de l’humanité et rendre son mystère originel à l’un des plus beaux paysage du monde ».
Les hommes politiques nombreux, les auteurs d’ouvrages, les journalistes dans leurs articles de presse reprennent à l’envi le leitmotiv qui promet de tendre vers « l’authenticité » historique et actuelle d’un monument qui a pourtant connu plusieurs reconstructions. Au bilan, la « restauration », mise en exergue par tous les outils de communication utilisés, n’est sans doute pas la seule visée du programme. Pour une part en effet, le projet proposé entre d’une manière diffuse dans le registre de la « réinvention ».
Depuis presque deux siècles, le Mont-Saint-Michel a connu de multiples transformations. Lorsqu’il découvre le site en 1836, Victor Hugo entre dans une forteresse dévastée. L’abbaye est alors devenue une prison d’État qui accueille à l’occasion les prisonniers politiques. L’ensemble des salles (même l’église) sont transformées et utilisées par l’administration pénitentiaire pour des prisonniers et leurs gardiens.
À la fermeture de la prison, en 1863, les dégâts sont considérables. Le patient ouvrage des architectes des monuments historiques (Viollet-le-Duc, Petitgrand, Paul Gout…), à partir de la fin du 19e siècle, a permis de présenter la Merveille telle que nous la connaissons aujourd’hui.
L’abbaye a été entièrement restaurée, en particulier l’église et le cloître. De nouvelles salles et chapelles sont découvertes au cours des fouilles et des opérations de restauration. Après de lourds travaux de déblaiement et de renforcement, elles sont progressivement ouvertes au public. Les remparts ont été réparés et renforcés et le village a adapté son habitat à la demande touristique: les enseignes des hôtels et des restaurants alternent avec celles des magasins de souvenirs. Mais la transformation la plus spectaculaire tient sans doute à la construction, en 1897, de la flèche de l’église abbatiale sur laquelle repose la statue de l’archange. Ce détail architectural correspond aux principes esthétiques de son époque. La flèche élancée vers le ciel a imposé, depuis, une silhouette indissociable de l’identité du Mont. L’édifice retrouvait sa vocation religieuse et son archange. Et les visiteurs accèdent à un ensemble qui est pour une large part inédit.
Les abords du Mont ont connu les mêmes évolutions. Pour faciliter les transports, la digue-route a été construite et mise en service dès 1879, permettant au train d’arriver presque jusqu’au pied des remparts. Depuis lors, les échanges avec le continent restaient possibles, même en période de marée haute.
Le projet actuel ne concerne plus directement l’îlot mais son environnement. Il est présenté comme une manière de réparer les outrages du temps, les dégâts causés par les pratiques anciennes et l’accélération d’une sédimentation naturelle. Rétablir le caractère maritime du Mont-Saint-Michel redonnerait aux visiteurs le spectacle, devenu trop rare, du rocher entouré alternativement d’eau et de sable. Mais s’agit-il de reconstituer un environnement naturel qui serait supposé le plus représentatif et le plus proche d’une Vérité incontestée? Ou s’agitil plutôt de présenter aux quelques trois millions de visiteurs annuels un paysage conforme à leur imagination et fidèle aux représentations véhiculées par les légendes, les cartes postales et les plaquettes de promotion? Ou bien faut-il, comme certains participants à la consultation publique qui a précédé le projet, s’indigner d’un gaspillage financier qui aurait pour seule fin d’entretenir les marchands de la petite citadelle?
À l’occasion d’une étude sur l’intérêt des visiteurs pour le site et pour le projet, j’ai questionné ces visiteurs sur la représentation qu’ils se faisaient du site. Interrogés au pied des remparts et au beau milieu des parkings, ils répondaient, pour deux tiers d’entre eux en reconstituant l’image attendue: le rocher, entouré d’eau et détaché du continent. Dans les mêmes proportions, se trouvait approuvée la proposition d’une participation financière pour mener à bien le projet. Plus tard, au moment de l’enquête publique, une large part des personnes qui ont participé a exprimé son enthousiasme.
Les autres contributeurs, moins nombreux, s’inquiétaient de l’évolution de leurs impôts ou demandaient si tout cet argent n’aurait pas trouvé un meilleur usage ailleurs (la lutte contre le cancer, la recherche…). Or, cette position mésestime la complexité des héritages et des intérêts en jeu, mais aussi la diversité des pratiques et des acteurs en présence: visiteurs, commerçants, habitants, experts ou politiques.
Le lien indissociable, entre le succès populaire du Mont-Saint-Michel et son décor singulier ne doit pas faire oublier que le paysage attendu par les visiteurs est davantage une production sociale que la résurgence d’une hypothétique image historique et précisément datée.
Une multitude de représentations, aux sources et références diverses, se sont mêlées pour dessiner un paysage imaginaire. Et leur évocation trouve résonance à travers le monde: au Mont-Saint-Michel, se croisent des aspirations mystiques, historiques, politiques et culturelles.
Le rocher fut le théâtre de violents combats au cours de la guerre de Cent Ans et ces événements prennent encore l’allure d’une épopée dans les livres de vulgarisation. La Merveille est également un livre d’histoire de l’architecture qui traite à la fois des formes, des techniques et des représentations des institutions et des ordres sociaux. Enfin, les auteurs romantiques venus en nombre sur les grèves montoises ont transmis la mémoire d’un lieu terrible et fascinant, qui ne pouvait s’atteindre qu’au prix d’un long et périlleux effort. Quel meilleur témoignage donner des processions de pèlerins qui ont fait la prospérité de l’abbaye? L’évocation de ces pèlerins sert encore aujourd’hui pour motiver certains choix d’aménagement.
Cependant, il existe une contradiction latente entre l’ambition affichée d’un site plus naturel et la nécessité de produire une scène conforme à l’imaginaire des touristes. Les différentes transformations du Mont et de son environnement rendent peu crédible le souci de figer ce lieu dans une époque particulière. Le caractère maritime du site, contre lequel plusieurs générations d’ingénieurs et de propriétaires terriens ont lutté jusqu’au début du 20e siècle, fait aujourd’hui partie des croyances établies et des caractéristiques attractives. La nature qui est recherchée n’est pas celle qui laissait divaguer les rivières au fond de la baie et noyait des terres agricoles. Le Couesnon n’a plus ses accès de folie. Endigué, canalisé, il lui faut aujourd’hui un barrage sophistiqué pour reproduire le courant d’eau capable de chasser les sédiments de la baie. Bien que contesté, le mot de Viollet-le-Duc semble donc plus que jamais d’actualité : « Restaurer, c’est rétablir dans un état complet, qui peut n’avoir jamais existé ».
Le dialogue entre restauration et réinvention, mais aussi entre développement touristique et préservation conduit donc à esquisser un bilan prospectif du programme de requalification des abords du Mont. À une échelle locale, sont attendus des bénéfices touristiques réels, non seulement pour les commerçants, restaurateurs, marchands de souvenirs et hôteliers du Mont et des communes environnantes, mais aussi pour les collectivités locales qui ont apporté leurs soutiens financiers.
Cependant, une approche purement comptable néglige d’autres logiques : le Mont-Saint-Michel est aussi la première destination touristique française en dehors de Paris. La plupart des voyagistes internationaux proposent la visite montoise dans leur catalogue. L’îlot génère des richesses directes mais il est surtout un « produit d’appel » et un symbole réputé dans un secteur économique de plus en plus concurrentiel. Accompagné par la construction de nouvelles infrastructures routières et ferroviaires, le nouvel investissement délivre à tous les touristes, mais aussi à tous les professionnels de l’activité, le message d’une préoccupation patrimoniale élevée au rang de priorité nationale. Alors que le tourisme est devenu pour la France une des toutes premières activités exportatrices, il importe donc de maintenir son attractivité et de communiquer sur les efforts menés pour conserver et même améliorer la qualité d’un patrimoine élevé au rang d’universel. Le projet de requalification du Mont- Saint-Michel ne peut donc être perçu en dehors de ce contexte plus large.
À la différence d’autres industries, le tourisme s’appuie sur un capital difficile à exporter. C’est pourquoi il fait l’objet, en France, d’une attention particulière de l’État, des collectivités territoriales et des entrepreneurs privés. En raison même de l’agrégation de tous les effets économiques induits, la dépense publique abonde l’investissement privé pour donner un signal qui conforte l’idée d’une « authenticité retrouvée ».
Mais il ne s’agit pas de produire, ex nihilo, une image inédite destinée à attirer les touristes. Au contraire, le paysage doit être conforme à leurs représentations du site afin qu’ils n’en repartent pas déçus. Le patrimoine est mis en scène pour répondre à l’attente. La question devient alors celle de la limite.
« Jusqu’où fait-on un compromis dans le regard de l’autre pour se représenter soi-même? »
Dans ce contexte, il n’est plus surprenant d’observer une aspiration commune à faire converger la réalité et l’imaginaire partagé. Sans doute le dernier mot revient-il à Jean Cocteau qui écrivait: « L’histoire est du vrai qui se déforme, la légende du faux qui s’incarne ». Au Mont- Saint-Michel, l’histoire a rendez-vous avec la légende. Mais la rencontre est-elle possible ?