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Initiatives urbaines
#12
Nantes/Rennes sous le regard croisé des urbanistes : Jean-Yves Chapuis, le citadin
RÉSUMÉ > Après Alexandre Chemetoff, Jean-François Revert, Nicolas Michelin, Jacques Ferrier, Philippe Madec, Jean-Pierre Pranlas-Descours, François Grether, François Leclercq, Christian Devillers et Patrick Bouchain, JeanYves Chapuis est le nouvel invité de cette série consacrée aux architectes et urbanistes étant intervenus à la fois à Rennes et à Nantes. Il s’agit cette fois-ci d’un élu et non d’un urbaniste « de profession » – encore que les frontières soient parfois très floues, à Rennes surtout. Ce choix annonce la clôture prochaine de cette série de portraits. Après nos dix architectes, nous allons croiser deux autres apôtres du projet urbain, chacun dans leur rôle d’élus, un Nantais et un Rennais. Voici l’élu rennais, « locataire dans sa ville », dit-il, et en même temps « partout chez [lui] en ville » : aristocrate peut- être, bourgeois certainement pas.

« Je suis issu de cette sphère que l’on appelle la maîtrise d’ouvrage, et c’est pour cette raison que je tiens tellement à définir le projet urbain comme une coproduction. »

     Jean-Yves Chapuis, urbaniste ? Un enfant de la balle, plutôt. Pensez-donc, son oncle, c’est Jean Verlhac (1923-1995), l’ancien dirigeant du PSU. Né à Nantes en 1923, Jean Verlhac fut l’un des « colonels » de Rocard. Il fut aussi l’adjoint à l’urbanisme d’Hubert Dubedout depuis sa première élection en 1965 à la mairie de Grenoble, celle que l’on a montrée en exemple pour sa politique urbaine tout au long des années 1970. Grenoble et son Gam, son Groupe d’action municipale, composé essentiellement de militants chrétiens, universitaires, syndicalistes et d’animateurs d’associations culturelles. Chré- tien, Jean-Yves Chapuis le revendique, plus précisément « personnaliste chrétien ». Encore khâgneux, Jean Verlhac avait rejoint les FFI en 1944, et il assumera jusqu’en 1947 la rédaction de la revue Aux armes, alors dirigée par Jean-Marie Domenach.
     Chapuis, un enfant de la balle ? Après des études de droit, sociologie et urbanisme, un DEA d’aménagement régional et urbain obtenu à l’Institut d’aménagement régional d’Aix-en-Provence en 1977, il a touché dès 1979 à l’urbanisme opérationnel, d’abord au sein de sociétés d’économie mixte en Bretagne (la Semaeb et la S2R) puis avec la Caisse des dépôts en Picardie.

     Un modèle, Jean Verlhac ? En tout cas une figure d’élu attaché à sa ville. On peut en dire tout autant de Jean-Yves Chapuis : élu tout jeune en 1983, il est d’abord en charge de la vie des quartiers et, à partir de 1989, adjoint délégué à l’urbanisme et à l’aménagement. Avec un vrai bonheur, semble-t-il, et des marges d’action dont il nous a vanté l’étendue tout au long de cet après-midi d’échanges et de visites. « La force de Rennes sous Edmond Hervé ? » Pour résumer : « Une parole des adjoints qui portait autant que celle du maire. » Dans ce mandat d’adjoint à l’urbanisme, il avait alors succédé à une autre figure charismatique, Michel Phlipponneau, l’ancien directeur de l’Institut de géographie de l’Université de Rennes.
     Depuis 2001, Jean-Yves Chapuis est vice-président de Rennes Métropole, chargé des formes urbaines. Après un bref passage par la Délégation interministérielle à la ville, entre 1989 et 1991, il enseigne depuis longtemps déjà à l’Institut français d’urbanisme et à l’École nationale supérieure d’architecture de Val-de-Seine. Depuis 1998, il siège au comité d’orientation du Plan urbanisme construction architecture, le Puca, et de 1997 à 2002, il a dirigé l’École nationale supérieure d’architecture de Bretagne.

     Son « boulot de consultant », en stratégie urbaine, commencé en 2003 ? Faire atterrir, dit-il, des compétences et des savoirs, sur un concours comme sur la rédaction d’un PLU, des compétences que l’on n’aurait jamais songé à convier – sans ses conseils avisés, bien entendu. Faciliter, mettre en relation, inciter... Et puis rassurer aussi. Ses anecdotes sur ses conversations privées avec Alain Juppé sont savoureuses. Consultant, il l’est donc à Bordeaux (notamment pour la transformation des quais de la Garonne), mais aussi pour la Communauté urbaine bordelaise au gré du subtil équilibre politique hérité du consensus chabaniste. Il l’est aussi à Lyon pour le chantier de la Part-Dieu, ou encore à la Roche-sur- Yon qui va bientôt refondre sa place Napoléon sous le crayon d’Alexandre Chemetoff, à Marseille, Amiens, Strasbourg, Béthune, à Paris pour la Caisse des dépôts sur le chantier de transformation des anciens entrepôts du boulevard Macdonald...
     Son principal regret ? Ne pas avoir réussi à pousser jusqu’à son terme le débat sur la métropole. Concrètement, avoir vu trop souvent à Rennes, à peine masquées derrière les critiques adressées au projet de métro, l’éternelle prévention contre les courants d’air, les circulations trop fluides, bref les ruptures possibles et toujours inquiétantes du « chacun-chez-soi ». Et pourtant, des formules, il en aura usé pour alimenter ce fameux débat urbain : « être en vacances dans sa ville », « le développement désirable », « la ville pour tous », « repenser la ville pour vivre ensemble », « la ville qui s’invente »...

     L’affaire qui le passionne en ce moment, c’est la rénovation du Blosne à laquelle l’urbaniste Antoine Grumbach et le paysagiste Ronan Désormeaux viennent tout juste de s’atteler. Il y en a pour dix ans – au bas-mot. Sacré chantier : le sociologue André Sauvage rappelait dans un récent numéro de Place Publique (n° 10) l’« état dépressif préoccupant » dans lequel vit le quartier. Population en baisse, hausse régulière des ménages non imposés (désormais plus de 55 %) et l’accueil de plus du quart des chômeurs rennais... Et toujours cette lancinante question : pourquoi soigner les murs, si l’on ne s’occupe pas des populations ? Mais la première réunion publique qui s’est tenue le 7 décembre 2010 au Triangle fut, aux dires de Chapuis, un grand moment. Acceptons l’augure. Et puis ajoutons-y avec André Sauvage « une envie nouvelle qui affleure ici et là : demande de conférences, d’expositions ; le temps des débuts s’éloigne, les populations se renouvellent, la curiosité sur les origines s’attise ». Bref, « le tuilage des âges » ?
     D’ailleurs, une fois passé l’entretien, dans une brasserie du quartier de la gare, la première étape de notre visite fut le quartier Villejean, âge III de la politique de la ville. La preuve par l’exemple, le contre-exemple, et une certaine fierté de le présenter, oui : le travail de l’atelier Ruelle, certes, mais aussi la proximité immédiate de l’université et la station de métro au beau milieu du quartier. Ça change tout ? En chemin, exercice du parcours commenté dans le Val, en souterrain et en aérien – que l’on aurait bien entendu souhaité étendu. Il est chez lui, Jean- Yves Chapuis, dans le métro ! Des jeunes, surtout, en ce vendredi après-midi dans la double rame du Val.
     La fine équipe rennaise est revenue sur le tapis tout au long de l’après-midi. Ah, le pouvoir des « services » ! D’abord Michel Paves, l’ancien directeur général des services. Jean-Yves Chapuis rappelant son soutien, décisif, pour concéder la maîtrise d’oeuvre des espaces publics à Alexandre Chemetoff sur les bords de la Vilaine. Et puis Frédéric Rossignol, Jean-Louis Berthet et Christian Lepetit. Tiens, trois anciens grenoblois ! Un adjoint au directeur de l’aménagement, et deux anciens directeurs des services. Mais aussi Dominique Brard, le fidèle architecte- conseil, et Alain Lorgeoux « pour la communication ». Son double à la Sem Territoires, aussi, Eric Beaugé qu’il m’a incité à aller voir pour mieux comprendre tout ce qui avait été entrepris depuis le début des années 1990. Quelques-uns sont désormais partis sous d’autres cieux, avec des fortunes diverses. La fin d’une époque ? Avec Chapuis, ce n’est jamais fini !

PLACE PUBLIQUE > Dans l’une des premières livraisons de ses livrets consacrés au projet urbain, en 1998 déjà, Ariella Masboungi vous présentait sous les traits flatteurs d’un « adjoint à l’urbanisme vif argent ». Comment expliquez- vous cette reconnaissance plutôt précoce ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Après 1989, la « démarche projet urbain » nous a fait rapidement connaître, les Rennais, un peu partout en France, en effet. Et surtout, Edmond Hervé nous a fait confiance. Initialement, le maire ne souhaitait pas me donner cette délégation. Il pensait plutôt au logement. Et puis comme il a vu que j’insistais, il m’a dit : puisque tu la veux tellement, cette délégation au projet urbain, tu l’auras !

PLACE PUBLIQUE > Vous étiez jeune...

JEAN-YVES CHAPUIS >
37 ans. Mais dès 31 ans, en 1983, je m’engageais sur la démarche des quartiers. J’étais urbaniste de formation et j’avais beaucoup appris aux côtés de Jean-François Blache au sein de la Semaeb. Je suis donc issu de cette sphère que l’on appelle la maîtrise d’ouvrage, et c’est pour cette raison que je tiens tellement à définir le projet urbain comme une coproduction.

PLACE PUBLIQUE > Même si les architectes et les paysagistes sont parfois un peu jaloux de leurs compétences et de leur reconnaissance dans le champ du projet urbain...

JEAN-YVES CHAPUIS >
Souvent, il est vrai, les architectes-urbanistes renommés éprouvent une petite pointe de mépris à l’égard des services qu’ils ont tendance à accuser de tous les maux... Mais je rappelle encore une fois que l’exercice urbain est par définition une coproduction : qu’est-ce qu’un projet sinon une image, une simple image, qu’il s’agit ensuite de coproduire ? Et puis les tuyaux, le balayage et la collecte des ordures, c’est qui, hein, sinon les services ? Et sans les services, pas de projet urbain ! Avant de penser « projet urbain », il faut en effet concevoir à mon sens une stratégie urbaine. Pas de projet urbain sans une stratégie générale sur la ville et donc sans impliquer activement les services. Le travail, essentiel, de conception du maître d’oeuvre n’est rien sans cette conjugaison des compétences qui va de l’implication des services aux savoirs des experts, par exemple celui des anthropologues et des sociologues mais aussi celui des philosophes dont l’apport est à mon sens indispensable.

PLACE PUBLIQUE > Oui, enfin lorsque l’on veut bien les convier et les impliquer...

JEAN-YVES CHAPUIS >
Moi, je pense qu’un jour, un sociologue – ou un autre expert – sera le mandataire d’un projet urbain. C’est aux villes de le décider, et l’évolution en cours va dans ce sens. Gilles Vexlard conduit en ce moment une étude pour Rennes Métropole, et l’équipe est identifiée sur trois noms qui recoupent aussi trois compétences, la sienne, paysagiste, celle d’Alain Bourdin, sociologue, et celle de Jean-Michel Roux, économiste. Les villes n’y sont pas toujours prêtes, mais partout où j’exerce, je pousse en ce sens : reconnaître la diversification des compétences, c’est le gage d’une stratégie urbaine réussie. On y arrivera. Enfin, tout dépend où...

PLACE PUBLIQUE > Quand et comment vous êtes-vous lancé dans cette activité de consultant en stratégie urbaine ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Après avoir été attaqué en justice, il y a une dizaine d’années, pour avoir acheté un bien dans un immeuble situé sur les bords de la Vilaine. J’ai alors été démis temporairement de mes fonctions. J’avais normalement et tout à fait légalement acheté un appartement dans la ville de Rennes, mais dans l’esprit de ceux – des gens de gauche, je le précise – qui m’attaquaient, je n’en avais pas le droit. Après avoir été totalement blanchi trois mois plus tard, j’ai donc éprouvé le besoin d’élargir un peu mon horizon grâce cette activité de consultant. Et puis peut-être avais-je au fil du temps dérangé un peu trop d’habitudes à Rennes, obligeant les promoteurs à aller là où ils ne seraient pas spontanément allés, amenant certains architectes locaux à modifier leurs habitudes... C’est d’ailleurs face à ces derniers que j’ai éprouvé le plus de réticences lorsque nous avons lancé la démarche de « projet urbain ». Tous amoureux de l’architecture et tous, bien entendu, au nom de l’Architecture !

PLACE PUBLIQUE > C’est une méthode que vous avez donc cherché à promouvoir dès vos débuts...

JEAN-YVES CHAPUIS >
Dès 1991, lorsque nous avons choisi Alexandre Chemetoff pour conduire l’opération des bords de Vilaine, nous avons décidé de réunir tous les promoteurs et tous les architectes. Nous voulions qu’une grande maquette permette de suivre le travail commun, constant et régulier, de toutes ces équipes. Nous souhaitions ainsi éviter que des promoteurs aient recours en sous-main à des architectes trop habitués à leurs routines de travail, ou encore à des compétences internes susceptibles de nous ramener aux bonnes vieilles recettes traditionnelles. Avec Chemetoff, nous avons obligé les architectes à ne pas se limiter au dessin des façades ! Mais c’était aussi une forme de reconnaissance et de protection de leurs compétences : si demain nous disions aux promoteurs qu’ils peuvent construire sans architecte, ils le feraient volontiers ! Je ne me fais aucune illusion à ce sujet, notamment sous la pression des nouvelles normes environnementales qui tendent à retourner le débat urbain vers la technique, ce qui est toujours très dangereux. Cela nous ramène en effet insidieusement à la ville de la Reconstruction, conçue par les ingénieurs et articulée autour des infrastructures. À partir des années 1980, on a réussi, enfin, à faire du « projet urbain ». Les paysagistes ont d’ailleurs surgi sur la scène à ce moment-là, comme par hasard... Alors que l’on assiste aujourd’hui à ce risque de retour à la case départ autour de l’injonction écologique, paradoxale s’il en est !

PLACE PUBLIQUE > Peut-on dire que les deux Zac des bords de Vilaine aient « fait école » et permis de diffuser un peu partout dans la ville des dispositifs d’abord expérimentés au bord de l’eau ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Les « maisons sur le toit », par exemple – vous voulez parler de celle que j’habite, n’est-ce pas ! Eh bien lorsque Christian Hauvette a proposé ce dispositif au promoteur Michel Giboire, celui-ci n’en a d’abord pas voulu, disant par exemple qu’il pleuvait trop à Rennes. Et ce dispositif a si bien marché qu’il s’est désormais multiplié dans tout Rennes. Je vous rappelle que le premier objectif d’un promoteur consiste avant tout à vendre le bien qu’il a construit…

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les architectes qui vous ont le plus profondément marqué ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Simounet, Roland Simounet, pour sa culture de la ville et son aisance à concevoir aussi bien des villas de luxe pour les riches familles du Nord qu’à résorber l’habitat insalubre en Algérie ou construire des maisons tout à fait modestes. On sent qu’il travaille à chaque fois avec le même plaisir et le même investissement. Je suis admiratif. Et son musée de la préhistoire, à Nemours, est extraordinaire, tout comme son extension du musée Picasso. Et puis j’aime beaucoup Henri Bresler, un architecte-historien : chacune de nos rencontres me surprend toujours, il me fait à chaque fois découvrir quelque chose. C’est un chiffonnier de génie ! J’apprécie aussi le talent de pédagogue d’un Christian Devillers qui jamais ne prend de haut ses interlocuteurs, quels qu’ils soient, et qui fait souvent preuve d’un véritable courage face aux élus, avançant franchement ses conceptions et affichant ses positions. Pas si fréquent ! Et puis Alexandre Chemetoff, bien entendu, un frère peut-être, même si nous nous vouvoyons toujours vingt ans après notre rencontre ! Un moment initiatique pour tous les deux et un plaisir extraordinaire à travailler ensemble depuis. C’est d’ailleurs pour cette raison que lorsque je conseille les élus, je les mets sérieusement en garde : si vous n’avez pas envie de passer du temps et d’échanger avec l’architecte, ne choisissez pas son projet, même si celui-ci vous semble pertinent. J’y reviens toujours, c’est une coproduction et non un simple contrat passé pour une prestation de service.

PLACE PUBLIQUE > C’est la spécificité de la « maîtrise d’ouvrage urbaine » rennaise ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Il est vrai qu’en retour les architectes et les urbanistes sont souvent réticents lorsqu’ils sont exposés à notre fonctionnement ! D’abord, à la différence d’autres villes, Nantes par exemple, le maire Edmond Hervé avait choisi le principe de la délégation. L’élu en charge de sa délégation en est aussi le responsable. C’est la force de notre démarche. C’est d’ailleurs grâce au pouvoir octroyé par cette délégation que j’ai réussi à casser certains réseaux et briser certaines habitudes acquises, mais toujours au nom de la qualité.

PLACE PUBLIQUE > Comment cela s’est-il traduit, concrètement ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Par exemple, lorsque Monique Eleb, une sociologue de l’habitat que j’avais croisée au sein du Puca, a travaillé avec nous, j’avais institué une forme d’ingérence : j’exigeais des promoteurs qu’ils déposent leurs plans et que ces derniers soient tous passés au filtre de la sociologie avant une quelconque signature. J’espérais que les promoteurs prolongent de leur propre chef l’apport de ce regard. Mais que voulez-vous, cela ne les intéresse pas ! Ils ont trop souvent tendance à construire des logements non pas pour habiter mais tout simplement pour vendre. Et pourtant, ce que dit la sociologie est très juste : si les logements ont été indéniablement améliorés sur le plan du confort, technique, leur distribution est restée dramatiquement archaïque, ignorant superbement la plupart des grandes évolutions sociétales de ces dernières décennies ! Et c’est là, à mon sens, que l’élu a un rôle à jouer. Il doit être un aiguillon permanent vers la qualité. Une « maîtrise d’oeuvre urbaine », c’est donc faire approuver systématiquement les plans d’une opération de logements par un sociologue, plutôt que par une seule direction technique. Entre autres. En tout cas, le développement durable ne se réduit pas aux réseaux de chaleur et aux gaines techniques !

PLACE PUBLIQUE > Quelle est la spécificité de la politique foncière rennaise citée un peu partout en exemple ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Il faut regarder les bilans d’opérations, les bilans financiers, pour bien faire apparaître cette particularité rennaise : la péréquation de la charge foncière. En passant, je ne comprends pas que chaque métropole, partout en France, n’ait pas mis en place une politique foncière anticipant le long terme… Un promoteur, le foncier, il s’en fiche ! Encore une fois, ce qui compte pour lui, c’est le prix de sortie de ses logements, leur prix de vente. En revanche, si la collectivité dispose de moyens fonciers étendus, elle aura autant de facilité à favoriser les programmes de son choix sur des sites stratégiques. Bref, tout doit se discuter ! Il ne faut jamais oublier qu’un terrain ne vaut rien en soi. Sur la Zac du Mail, on compte 400 logements aidés, soit 63 % du total (logements sociaux, logements intermédiaires et en accession sociale). Dès lors, je trouve tout à fait normal que Cap Mail, l’opération conçue par Jean Nouvel pour Michel Giboire sorte à 8 000 € le mètre carré. Si certains peuvent et souhaitent payer, pourquoi pas lorsque l’on a plus de 50 % de logements aidés sur ce périmètre ! Il ne faut pas rejeter les riches ! Je souhaite d’ailleurs que les promoteurs s’investissent bien plus intensément dans le débat urbain et que l’on en discute pied à pied. Le projet d’un promoteur n’est pas seulement son projet, c’est aussi un projet en ville.

PLACE PUBLIQUE > Tenir ensemble et conjointement la permanence et le mouvement, avez-vous dit souvent... La quadrature du cercle ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Dès mes débuts d’adjoint à l’urbanisme, j’ai refusé de voir arriver les dossiers d’opérations un par un. J’ai toujours cherché à conserver une vision globale de l’avancement des différents projets urbains. C’est ça, tenir ensemble la permanence et le mouvement, et avec tous les acteurs : promoteurs et architectes, mais aussi notaires, agents immobiliers, entreprises, tous ceux qui concourent à la fabrication de la ville doivent débattre ensemble du « projet urbain », sur le fond. Je refuse le seul débat esthétique où souhaitent parfois se cantonner par facilité les architectes, tout comme je rejette le seul débat économique, terrain de prédilection des promoteurs et des acteurs de l’immobilier...

PLACE PUBLIQUE > Bref, vous n’aimez pas les « spécialistes ». Et pourtant, votre travail a été reconnu par les « spécialistes »... du projet urbain !

JEAN-YVES CHAPUIS >
J’ai même obtenu à plusieurs reprises des voix (auxquelles je n’avais pas droit, étant élu) pour le Grand prix de l’urbanisme ! Mais ces « spécialistes » sont eux-mêmes tout à fait hybrides pour la plupart, je tiens à le préciser. Tout comme je tiens à rappeler que cette Zac des bords de Vilaine, au début, personne n’en voulait ! Tout le monde souhaiterait aujourd’hui l’habiter, mais il y a vingt ans, l’engouement n’était guère au rendez-vous... Nous y avons créé deux hectares d’espaces publics alors que les « spécialistes » de l’époque ne parlaient que de densité ! Et les « professionnels » n’en voulaient pas : trop de contraintes, trop d’espaces intermédiaires, publics ou semi-publics, difficiles à gérer... En même temps, comme nous y sommes très proches du centre, tout le monde savait bien que les nouveaux immeubles allaient prendre une valeur phénoménale. Les acteurs privés préféraient donc traiter directement avec les vendeurs potentiels, notamment des petites entreprises installées là, pour y édifier tranquillement leurs nouveaux programmes.

PLACE PUBLIQUE > Cette réserve foncière que recelaient les berges de la Vilaine, peut-on la comparer à celle qu’a offert l’île de Nantes une dizaine d’années plus tard ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Pour trouver une juste échelle de comparaison, il faudrait alors englober tout le périmètre des quais de la République, en allant jusqu’au boulevard de la Liberté au sud. Alors là, oui, en lisière du centre historique, si tout ce secteur avait été modifié par un projet d’ensemble, on pourrait dresser une comparaison directe. Mais avec le Mail et la Mabilais, on n’a touché qu’à la pointe ouest de ce vaste secteur. L’île de Nantes se présente en revanche comme une masse extraordinaire. Ceci dit, on peut comparer la méthode employée puisque Alexandre Chemetoff a tiré les enseignements du cas rennais. Il a transféré ses principes, nos principes, à Nantes : le tour de table réunissant architectes et promoteurs, la faisabilité plutôt que la parcelle, le rapport à l’existant, la trame des espaces publics... À une nuance près cependant : à Rennes, le projet urbain, et nous y tenons, s’organise autour d’un triptyque. Le projet urbain, c’est un élu dédié, un chargé d’opération ou un directeur de Sem, et un maître d’oeuvre mandataire. Or, je crois qu’à Nantes, Laurent Théry a endossé un double rôle : celui de l’élu et celui du directeur de Sem. Je ne crois pas qu’un maire ait le temps de s’occuper quotidiennement de l’avancement d’un projet urbain, surtout s’il est en charge de lourdes responsabilités nationales, ce qui est le cas de Jean-Marc Ayrault. C’est là où, à mon sens, la notion de coproduction « à la rennaise » achoppe sur le cas nantais. À Rennes, nous étions toujours trois, par exemple Alexandre Chemetoff, Eric Beaugé pour la Sem Territoires, et moi sur les bords de la Vilaine.

PLACE PUBLIQUE > Un trio d’autant plus efficace que le maire lui avait volontairement laissé les coudées franches...

JEAN-YVES CHAPUIS >
Il faut en effet rendre hommage à Edmond Hervé qui avait pour centres d’intérêts majeurs le logement et l’éducation. Et puis il faut souligner, à Rennes, la tradition d’adjoints à l’urbanisme plutôt actifs. Je pense en particulier à mon prédécesseur Michel Phlipponneau. Et je n’oublie pas non plus Jean-Pierre Chaudet, qui fut aussi, pendant un mandat aux côtés d’Henri Fréville, un grand élu. Je pense qu’à Nantes, en revanche, la relation que les architectes entretiennent avec le maire est peut-être plus directe, mais ne bénéficie pas de cette présence constante de l’adjoint à l’urbanisme usant de la délégation de pouvoir que lui a octroyée le maire.

PLACE PUBLIQUE > Alexandre Chemetoff a également endossé le rôle d’assistant à la maîtrise d’ouvrage à Nantes à ses débuts sur l’île...

JEAN-YVES CHAPUIS >
En effet, et peut-être bien qu’une partie des conflits qui conduiront à son départ trouvent leur origine dans ce double rôle. Il ne faut jamais oublier que la Samoa n’a été créée que dans un second temps.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous le sentiment d’avoir innové avec cette délégation aux formes urbaines dont vous vous occupez au sein de Rennes Métropole ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Significativement, cette délégation avait été souhaitée à ses origines par les Verts. Depuis 2001, nous avons essayé de construire un discours particulier sur la métropole, avec différents outils, les promenades urbaines, le centre de documentation, les débats et les conférences... La délégation n’a pas de pouvoir particulier, sauf un pouvoir de conviction. Lorsque l’on souhaite gouverner la cité par projets, cette délégation prend tout son sens à l’échelle de la métropole. Il faut prolonger encore cet effort et toucher directement à des questions plus larges. Il faut s’occuper par exemple des agriculteurs qui ont de petites retraites et souhaitent vendre – à bon droit – leurs terrains à bâtir lorsqu’ils cessent leur activité alors que le maintien d’une agriculture urbaine est un enjeu crucial. À l’échelle de la métropole, il faudrait donc pouvoir directement aider ces agriculteurs qui partent à la retraite, pouvoir leur reverser une aide directe ou acheter à bon prix nous-mêmes leurs terres. Le carcan juridique nous empêche actuellement d’inventer des solutions nouvelles pour la ville. Il faut achever la décentralisation.

PLACE PUBLIQUE > Dans un récent entretien, Edmond Hervé certifiait qu’il n’y aurait jamais eu de métro à Rennes si la décentralisation n’avait pas eu lieu...

JEAN-YVES CHAPUIS >
Bien sûr, mais il nous faut aujourd’hui aller plus loin.

PLACE PUBLIQUE > Ce métro a-t-il vraiment suscité un changement d’échelle ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Certainement, tout en nous confrontant à de nouvelles difficultés : comment entraîner avec nous les populations, rurales en particulier ? Et comment poser à nouveaux frais la question du rapport à la nature ? La ville-archipel, la ville des proximités, on a un peu tout essayé ! Mais face à la précarité et aux difficultés économiques, il est très difficile à la fois de maintenir notre ligne sur la mobilité et de dessiner une image favorable de la ville. Même si l’on érige plus de logements collectifs que de maisons individuelles, ce n’est pas une question de faits, c’est une question de représentations et ce terrain-là est très difficile à reconquérir. Comment forger une image positive de la ville et du fait urbain ? Comment inventer positivement la ville et non la prolonger dans le déni ou le semi-refus ? La ville n’est pas qu’une réalité spatiale, c’est aussi une construction mentale.

PLACE PUBLIQUE > Quelles formes pourrait prendre cette construction libérée, « décomplexée » pour ainsi dire, du fait urbain ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
D’abord je tiens à préciser que je n’ai rien contre le lotissement, et je ne comprends pas les architectes ou les urbanistes qui méprisent le lotissement par principe, je dirais même par idéologie. Non, je préfère penser en termes de taille des parcelles et de voisinages, par exemple. En revanche, je constate qu’au sein de l’agglomération ou à ses franges, les maires qui ont essayé ces dernières années de construire autrement le développement de leurs anciens bourgs se sont heurtés à de grandes difficultés électorales. Je pense à Marie-Claude Gatel qui avait entrepris, avec l’atelier Jam, un très beau travail de densification de Servon-sur-Vilaine et qui malheureusement a perdu son mandat à l’occasion du scrutin de 2008. Je pense aussi au maire de Mordelles, avec qui nous nous étions lancés, aux côtés de l’architecte Christian Hauvette, sur un stimulant chantier : la réinterprétation contemporaine de la longère bretonne. Bernard Poirier a difficilement conservé son mandat après avoir restructuré avec audace le centre de Mordelles… La tâche est ardue et l’entreprise électoralement risquée. Elle est pourtant nécessaire si l’on souhaite la survie du commerce de proximité, l’indépendance des enfants qui désirent rester sur place et l’autonomie des personnes âgées qui se sentent coincées dans leurs lotissements éloignés. Et ces chantiers sont souvent des révélateurs d’urgences enfouies jusqu’ici sous le quotidien.

PLACE PUBLIQUE > Si l’on voulait résumer, se seraient succédées à Rennes la ville-archipel 1 qui vit les citadins partir discrètement vers le périurbain, la ville-archipel 2 où l’on a cherché à mettre des mots et des figures sur un phénomène géographique et social, et il s’agirait aujourd’hui de réussir la ville-archipel 3 en faisant coïncider les représentations et les formes urbaines…

JEAN-YVES CHAPUIS >
Je tiens à cette idée de la ville-archipel parce qu’elle correspond au statut contemporain de la métropole dominée par la diversité et parce qu’elle permet d’unir ville et campagne. Les Rennais eux-mêmes traversent quotidiennement ces différents univers. J’aimerais donc les mettre face à la réalité de leurs pratiques et poser ainsi les termes d’un vaste débat public sur la métropole, par exemple à partir de maquettes ludiques pour sortir de la sécheresse des documents technocratiques. Rééditer par exemple l’exposition sur le Scot qui s’était tenue aux Champs Libres en 2006 et offrait au public une maquette en chocolat que chacun pouvait s’approprier au sens propre. Il faut susciter l’envie d’un débat sur la ville, et ce jusqu’à Notre-Dame-des-Landes qui est, à mon sens, un projet urbain.

PLACE PUBLIQUE > Vous vous arrêterez avant Nantes, tout de même !

JEAN-YVES CHAPUIS >
Oui, je n’irai pas jusqu’à Nantes, promis ! L’histoire récente et surtout la structure du pouvoir qui s’est mise en place à la Libération expliquent que ces deux villes aient été si longtemps différentes, avec des élites tournées vers les affaires à Nantes et des élites universitaires ou issues des professions libérales à Rennes. La mairie, le siège de la mairie, on le cherche un peu à Nantes, non ? À Rennes, chacun sait où il se trouve. À Nantes, la bourgeoisie d’affaires s’affiche, à Rennes elle se cache. En fin de compte, je crois que Nantes est socialement plus stratifiée que ne l’est Rennes. L’un des problèmes, en revanche, de Rennes renvoie à cette vigilance anti-centralisatrice à l’excès en Bretagne : comme si le développement de Rennes nuisait forcément à celui des autres villes moyennes bretonnes. C’est idiot ! Lorsque les énergies ne se fixent pas à Rennes, elles fuient vers Paris, c’est tout simple. En revanche, si Rennes se développe, Fougères, Saint-Malo, Vannes ou Lorient en profiteront.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les territoires en attente, les territoires « de projet » à Rennes ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Les enjeux les plus stimulants se situent toujours à mon avis sur les bords de la Vilaine, mais cette fois-ci au-delà du Stade rennais, le long de la route de Lorient, là où se trouve déjà le Jardin moderne. On y retrouve aussi la première zone d’activités rennaise, réalisée sous la conduite de la chambre de commerce en 1954, et qu’il nous faudrait désormais rénover. Il y a un côté un peu âpre qui se joue en ce moment sur ce morceau de territoire et j’aimerais savoir comment mieux y intégrer des logements. Il faut que nous sortions un peu du centre. Et même si ce n’est pas la Loire, la Vilaine recèle encore de beaux enjeux, jusqu’à Bruz où nous menons actuellement une vaste étude de secteur.

PLACE PUBLIQUE > Et que faire de l’étoile ferroviaire rennaise ?

JEAN-YVES CHAPUIS >
Nous avons sept lignes de chemin de fer – en comptant les deux lignes du Val, celle réalisée et celle à venir. Nous devons en effet chercher à mieux en profiter. Le sud-ouest et le nord-est avec Via Silva sont immanquablement appelés à recueillir l’élargissement de la partie centrale de la ville. On revient d’ailleurs, chemin faisant, au plan d’ensemble mis au point au cours des années 1970 : ériger deux villes nouvelles aux deux extrémités d’une ligne de métro centrale à forte cadence, mais on y revient après s’être entre-temps arrêté sur les bords de la Vilaine, et à mon avis, cela introduit une complexité qui était absente de ce plan initial. Je dirais même que cela change tout ! Même si les inégalités territoriales persistent : il faut le dire, tout le monde ne bénéficiera pas partout du même niveau de services et de transports publics sur l’ensemble du territoire. C’est tout simplement impossible. En revanche, les grands équipements, culturels, d’éducation et hospitaliers, doivent demeurer accessibles en transport public pour le plus grand nombre possible. Mais l’éloignement du centre a des contreparties inévitables, et le nier serait démagogique.