T’as voulu voir Hambourg
Et on a vu Hambourg
J’ai voulu voir Anvers
Et on a revu Hambourg.
Jacques Brel
Au loin, la ville
Maraike, notre jeune guide, nous emmène à 120 à l’heure dans son Audi sans âge vers le nord-ouest, direction Kummerfeld. Dans cet entrelacs d’autoroutes fréquentées par des murs de camions, des voitures à l’immatriculation HH1 qui nous dépassent à vive allure, elle entretient la conversation souriante et choisit sa direction sans hésiter. Elle tourne le dos à Altona, son quartier d’adoption où elle contribue au dé- veloppement d’une petite entreprise familiale de location et de vente de son et vidéo ; elle revient, le temps d’une soirée chez Regina, sa mère, occasion de revoir son frère étudiant en cinéma à Berlin. Au loin les lumières blafardes des villages rebondissent sur les étendues neigeuses de cette lointaine périphérie hambourgeoise.
La maîtresse de maison nous attend sur le pas de la porte. Température glaciale, neige toujours abondante. Comme dans beaucoup de maisons allemandes, l’espace offre un luxe moins « bling-bling » que confortable. Un séjour aux volumes généreux. Un accueil chaleureux, sans faste, où la grande assiette accueille tous les ingrédients du repas tandis que bière et schnaps animent les conversations. Une petite ville tranquille aux portes du land hambourgeois.
Passions chauvines
20 h. Descente de l’U-Bahn (métro) à Hauptbahnof Nord. Froid (– 2°C) et humide. Dans la grande allée qui nous conduit au stade, il suffit de se laisser porter par cette foule de 80 000 fans allemands et belges qui se dirigent vers la HSH Nordbank Arena pour assister au quart de finale de coupe d’Europe Hambourg SV-Anderlecht de Liège. Pas d’animosité : en dépit de l’enjeu, Belges et Allemands se côtoient, se respectent et créent une chaude ambiance. À cette rivalité d’un soir s’en ajoute une autre locale, invisible ici, entre le Hambourg SV et le Sankt- Pauli FC, club du « quartier rouge » de Reeperbahn. Deux clubs à l’antagonisme bien ancré : d’un côté, « David » Sankt-Pauli, habitué au « yoyo » entre 1re et 2de division de la Bundesliga, à la base antifasciste et antiraciste ; de l’autre, « Goliath » HSV tenant du « foot business », club riche, aux ambitions élevées, avec des stars internationales. Les jours de matches entre les deux clubs déclenchent des affrontements entre supporters aux idéologies et ambitions sportives radicalement opposées… Au coup de sifflet final (victoire du HSV sur Anderlecht), nul doute que les supporters descendront, malgré le froid, dans la Reeperbahn, la rue chaude du quartier de Sankt- Pauli pour fêter la victoire du HSV.
Undergrounds
Altona. Sa gare et ses junkies. Ils sont là, bras tuméfiés, piqûres à répétition, recroquevillés dans des coins, à la ramasse. Junk-city interdite et pourtant toujours renaissante. Quelques centaines de mètres… Porte qui ouvre sur un passage, une cour. Des enfants de 6-10 ans s’y égaillent. Une autre porte. Graff et tags. Un grand local avec une cuisine. On peut y entrer et manger, à condition de n’introduire ni drogue ni alcool. Pour trois euros, un repas, contre quelques menus services rendus au collectif comme ranger, faire une vaisselle, surveiller les enfants au jeu. Une petite communauté se renouvelle depuis des années au gré de quelques responsables qui veillent, se relaient et donnent d’eux-mêmes. Hambourg et sa Reeperbahn, la place des Beatles et le quartier rouge.
« Toute la mer va vers la ville !
Les flots qui voyagent comme les vents (….)
Lui rapportent le monde en des navires.
Non loin du port, la nuit, lorsque l’essor
Des tours et des palais vertigineux s’affaisse
Dans l’ombre – et que brûlent des yeux de braise,
Le quartier fauve et noir allume encor
Son vieux décor de vice et d’or ».
Émile Verhaeren, Les villes tentaculaires, 1904
Puissantes machines
Paradoxe. Contrairement à beaucoup, ici ville et port s’unissent comme les doigts à la main. Comme partout, la crise financière a fait chuter le trafic du port. De 140 millions de tonnes en 2008, il a enregistré une baisse de 25 %, un peu plus pour les conteneurs. Mais les grands groupes ont conservé leur personnel en combinant chômage partiel (avec aide de l’État) et formation. Aujourd’hui, la crise a laissé des traces mais le port est reparti. Les terminaux gérés par deux grands groupes, HHLA créé par la communauté portuaire et Eurogate, résultant de la fusion entre deux entreprises privées, ont adopté une stratégie qui alimente à flux constants la puissance hambourgeoise.
Plusieurs traits distinguent le port de ses concurrents et voisins, Rotterdam et Anvers : au coeur de l’hinterland, il alimente les Peco (pays européens centraux et orientaux), il est proche de la mer du Nord (100 km) et son activité est assurée par des opérateurs diversifiés. Le réseau ferroviaire portuaire compte 670 km de voies pour 11 000 wagons en transit chaque jour. L’Elbe-Seiten-Kanal (115 km de long) permet aux bateaux de fort tonnage de rallier le Mittellandkanal qui traverse l’Allemagne. Le Nord-Ostsee-Kanal tangente le Danemark pour rejoindre la Baltique. Si le réseau routier reste à améliorer, la ville dispose de deux atouts : 1 700 entreprises de transport et une politique de désenclavement. Le grand pont de Köhlbrand (un arc de cercle suspendu à 135 m de hauteur, 1974) permet la circulation dans le port, et l’Elbtunnel (années 1970 et 2000) assure des liaisons automobiles nord-sud. Le port gère aussi 8 700 ha dont une zone industrielle de 1 133 ha, participe à acheminer une petite partie du trafic des voyageurs (600 millions de passagers par an) et le terminal ferry de 1992 va bientôt être doublé pour l’accueil des croisières.
A beau port, Perlenkette…
(à beau port, collier de perles)
L’importance économique du port étant reconnue, les autorités parient sur l’architecture et la culture pour le placer au centre de la ville et l’ancrer dans le coeur des visiteurs. Elles veulent sertir les quais de perles architecturales et les relier en un collier (Perlenkette) spectaculaire et emblématique. Au début des années 1990, la reconversion d’anciens bâtiments et de nouvelles constructions ont fait surgir un fantastique paysage tout au long des quais nord de l’Elbe. Prenez le cas de Dockland : il développe une proue biseautée de six étages, dépassant sur plus de 40 m le mur du quai au-dessus de l’eau, et associe un balcon public et un restaurant panoramiques.
Principe le plus répandu de Perlenkette : utiliser les soubassements des bâtiments existants et les magnifier en de nouvelles constructions. Le Stadtlagerhaus (2001), construit sur les fondations d’un silo, s’est sur-exhaussé en immeuble d’habitations et de bureaux, jouxtant la halle du marché aux poissons. On aperçoit encore l’Elbkaihaus (1999), un entrepôt frigorifique de 130 m de long, recyclé en immeuble de bureaux et lofts, et l’immeuble de bureaux Dock 47 (2004).
Retenir les regards, mais aussi attirer le public sur le port par une offre d’art et de culture : depuis 1994, le Théâtre du Port offre une salle de plus de 2 000 places au milieu des activités portuaires de radoub et de transbordement. En 2012, l’ouverture de l’Elbphilarmonie, élevé sur les soubassements du Kakaospeicher (entrepôt de cacao), desservi par deux stations de métro, ambitionne d’offrir des productions de dimension européenne.
Hanséatique
Située au fond de l’estuaire de l’Elbe, large de 300 m dans la ville, Hambourg a uni ses forces aux voisines baltiques dans cette armature hanséatique qui fit florès du 12e au 17e siècle. Les plaques d’immatriculation portant HH en témoignent encore. Sur la petite Alster, affluent de l’Elbe, un barrage fut construit en 1150, qui engendra deux bassins au centre-ville : Binnenalster et Aussenalster. Ville sur l’eau, Hambourg dispose de plus de ponts (2 500) que Venise. Le premier (Zollenbrücke), en grès de taille (17e siècle), tient son nom du bureau de douane qui s’y installa.
Ville du nouveau monde
À l’aube d’un nouveau monde (1842), Hambourg substitua à son corset de fortifications une ceinture de parcs et de jardins. Se développèrent alors port, quais et docks (Speicherstadt) dont la construction remonte à la fin des années 1880 ; ici des tapis, là des épices, du café, du thé… Dans l’entre-deux-guerres, Fritz Schumacher, premier architecte urbaniste de la ville, magnifia cette perspective. Son action au long cours (1903-1933) fit de la ville un paysage urbain où le bâti s’inscrit de manière remarquable dans les résilles de l’Elbe. Non sans que les inquiétudes de temps troublés ne s’y incrustent. Erigée à quelques pas de l’Alster, la Chilehaus (1922- 1924), de facture expressionniste, commandée par un armateur local qui fit fortune dans le salpêtre au Chili, symbolise puissamment ces temps troublés, en même temps qu’on peut y voir le vaisseau amiral du quartier des hangars et des magasins.
National-socialisme
L’époque nazie, dominée par la présence du bourgmestre Hermann Göring, fut ambivalente. À la fois, elle réalisa le grand Hambourg (1937) par annexion de plusieurs communes proches (Altona, Harbourg…) et provoqua les destructions de 1944. La reconstruction marqua le départ de la population active vers les périphéries et révéla un centre déprimé. Le « Concept de développement pour Hambourg » tenta d’y remédier dans les années 1970. Son ambition : revaloriser les anciens quartiers, faire ressortir leur physionomie patrimoniale en requalifiant les façades par ravalement, animer le centre grâce à la conquête de coeurs d’îlots agrémentés de verdure.
Démocratique
Les responsables hambourgeois contemporains ont cherché à éviter le syndrome du no man’s land que vit la City de Londres, animée le jour, déserte la nuit. « Notre grande préoccupation, souligne Wilhelm Schulte, l’actuel directeur général de la planification urbaine et paysagère, pour Hambourg, c’est de stimuler l’amélioration des espaces publics pour que les propriétaires privés s’en sentent responsables, surtout dans les rues commerçantes. »
Cette politique a permis d’offrir aux hambourgeois quelques hâvres attractifs. Grâce notamment à une nouvelle alliance privé-public. Les uns et les autres s’accordent pour favoriser les usages publics y compris sur des domaines privés. Ainsi, emprunter un chemin qui traverse le nouveau siège d’Unilever va de soi dès lors que le passant n’enfreint pas la concession négociée : s’interdire l’accès au domaine privé des étages. Revisitons trois grands espaces publics qui réactivent l’appétence pour le centre de la ville.
Entre gare et hôtel de ville, le premier propose depuis 1981 des passages couverts climatisés et financés par des investisseurs privés. En transformant le centre commerçant en un véritable « paradis de la consommation», on l’a ranimé. Les architectes ont suivi un principe : chaque passage devait comprendre deux entrées très visibles donnant sur des rues animées. Résultat : les piétons affluent, 80 % des visiteurs s’y arrêtent au moins deux heures, 40% y flânent quatre heures à l’abri des intempéries et du froid. Jungfernstieg, le second, reste indéfinissable : boulevard urbain, jetée pour les bateaux du Binnenalster, plate forme multi-modale, amphithéâtre panoramique sur le lac, accueil d’évènements culturels impromptus qui attirent les foules. Enfin, les quais rénovés de Hafen City offrent des refuges aux piétons en communion avec l’eau. Prenez les terrasses Marco Polo : au gré du temps, elles s’avèrent passage, point de vue sur Perlenkette, solarium. L’eau a sculpté pour partie ce nouveau quartier. Imaginées par des concepteurs catalans, ces terrasses cousinent avec les jetées urbanisées de Barcelone.
Ville verte
Alors que le nombre d’habitants par logement est en baisse (2,1 personnes), les responsables ont proposé trois axes consensuels d’aménagement : compacité (plus de ville sur moins de surface), accessibilité aisée, qualité de la proximité.
Le plan paysage dessine une « métropole verte sur l’eau ». La continuité des cheminements le long des cours d’eau et les liaisons entre espaces verts constituent les chaînons prioritaires. Les espaces verts occupent 14 % de la surface urbaine3. S’y ajoute un riche arrière-pays rural : à l’est, le Vierlande produit fruits, légumes et fleurs qui approvisionnent toujours les marchés de Hambourg ; au sud de l’Elbe, la petite enclave de l’Altes Land au patrimoine traditionnel bâti remarquable est dédiée à la culture fruitière assurée par des Hollandais. Reconnaissant les efforts de la ville en faveur de la qualité de l’air, les nombreux programmes de sensibilisation à la protection de l’environnement, la systématisation de la basse consommation, l’offre d’accès à tous d’un transport en commun en site propre à moins de 300 m et le réseau d’espaces verts, la Commission européenne a élu Hambourg capitale verte de l’Europe pour 2011.
La compacité conduit à réduire la consommation de terrain. Pour éviter de renoncer à la croissance, la cité prépare « un saut sur l’Elbe » pour entraîner l’île de Wilhemsburg (Harbourg, Sud) dans un processus de densification. Cette île entre deux bras de l’Elbe, alluviale et inondable, accueille 55 000 habitants, des maraîchages et des jardins. De nombreuses familles migrantes (une quarantaine de nationalités) souvent modestes s’y sont installées. Pour assurer une large participation de la population et « préparer le consensus », trois projets s’engagent avec l’appui de paysagistes français (TER4) et hollandais : l’autosuffisance énergétique (méthanisation, solaire), le déménagement d’une partie de l’administration du Land pour y introduire un élément de centralité, et l’installation de l’exposition Iba (Internationale Bauausstellungen). Elle y a ouvert un grand espace où elle informe, sollicite des propositions immédiatement localisables sur de très grandes maquettes de la métropole et de l’île, et propose des débats (exposition internationale des jardins en 2013, l’eau et les changements de climat, etc.).
Ville hospitalière
Comme le rappelle encore Wilhelm Schulte, « l’enjeu principal de l’aménagement c’est d’utiliser notre potentiel de croissance pour le mettre au service de la qualité de la vie en ville. Nous voulons réaliser surtout le pilier social du développement durable : permettre la mixité générationnelle, que tout le monde puisse trouver un appartement correspondant à ses besoins. Chacun devrait pouvoir vivre dans un quartier de son choix et y tisser un réseau social et professionnel. Si la ville améliore un quartier et le rend plus attractif, la conséquence négative en est un phénomène de gentrification. Beaucoup ne peuvent plus payer les loyers demandés et doivent quitter le centre-ville. C’est pour cela qu’onmet en place une aide sociale pour couvrir une part de la hausse des loyers. »
Pour freiner la tendance de la domination tertiaire au centre, deux règlements sont appliqués : stricte interdiction de transformer des logements en bureaux ; affectation aux activités tertiaires d’une zone voisine du port avec nécessité d’y insérer des logements.
Deux réalisations urbaines opèrent le pontage portcoeur de ville.
Bavaria
Promontoire aux confins de Sankt-Pauli, les trois hectares très onéreux de l’ancienne brasserie Bavaria ont conduit à une forte densité. Face à cela, la ville a exigé une qualité de conception exceptionnelle pour l’ensemble des bureaux, hôtels et habitations. On y a élevé des tours visibles du port et qui offrent des paysages saisissants.
Hafencity
Cette opération a une tout autre dimension : présentée dès 1997 comme réaménagement d’une partie des anciens entrepôts, elle concerne 123 ha et 10 km de quais. L’opération réserve 6 000 logements et des bureaux pour 40 000 employés. Les aménageurs, Hafen City Hambourg GmbH, associés à des architectes barcelonais et des paysagistes locaux y ajoutent outre 11 000 m2 de terrasses un Musée nautique, une marina, une cité des Sciences et des Techniques, et le terminal maritime que Fuksas l’inspiré fait serpenter au dessus de l’eau.
La mue de Hambourg réconcilie le travail et l’urbanité en sculptant des paysages d’excellence et d’exception.